Sonnerie de fin de cours, tous les élèves sortent dans un brouhaha infernal. Comme si le dernier à passer la porte aurait perdu, et devrait passer un examen en guise de punition. En parlant d'examen, Lorenzo avait aujourd'hui rendu les notes des contrôles de maths. Les résultats de ses élèves étaient en chute libre, à n'y rien comprendre. Summer avait tenté de le rassurer car Lorenzo commençait à remettre ses compétences et ses méthodes en question. Mais après consultation avec ses collègues, peu d'élèves excellaient dans d'autres matières. La mode, apparemment, de se consacrer aux autres activités, et de reléguer l'école au second plan. Enfin, ce n'était pas le cas de tous ... Mais beaucoup trop à son goût.

Plus l'année s'écoulait, plus il trouvait son emploi de principal adjoint plus facile que celui de professeur de maths. Pourtant, il croisait des élèves tempétueux, et leurs parents inquiets et terrorisés à l'idée que leur enfant n'intègre pas une grande université. Mais voir ces adultes et leurs réactions démesurées et inappropriées l'amusaient, au moins un peu. Et il préférait toujours discuter avec eux, plutôt qu'avec les étudiants. Une blessure du passé, peut-être.

En tout cas, pour ce soir, il avait eu sa dose. Raz la casquette des cours, de cet environnement lassant qui n'était plus si attractif. Trop de rengaine pour trop peu de résultats. Et les quelques élèves qui sortaient du lot n'étaient pas suffisant pour sauver leurs camarades. Dépité, il attrapa son cartable et y rangea ses dernières affaires. Puis, son rituel habituel : effacer le tableau, proprement, et toutes les traces de cette longue journée. Déjà, les maths quittaient son esprit, et Lorenzo s'évadait dans ses livres de cuisine, réfléchissant au repas qu'il concocterait ce soir pour sa femme.

Son départ du lycée allait être quelque peu retardé. Quand Lorenzo entendit la voix de Montaine derrière lui, il déglutit. Il prit plusieurs secondes pour retrouver un visage impassible, cacher toute réaction, avant de se retourner vers elle « Montaine ... » D'abord, empêcher tout témoin. Il se dirigea vers la porte pour la fermer, afin qu'aucune oreille indiscrète n'entend une conversation probablement compromettante. Elle l'avait tutoyé, cela ne présageait rien de bon. Surtout que, en cours, elle s'appliquait à lui donner du vous. Mais là, délibérément, elle cherchait à le mettre mal à l'aise. Il ne savait jamais si son attitude stupide n'était qu'une façade, ou si Montaine possédait vraiment le QI d'une huître, attendant patiemment qu'on la décroche de son rocher pour la déguster. Bien sûr, dès le début des cours particuliers, il avait pensé qu'en tirer un profit agréable serait une mauvaise idée. Mais Montaine était tellement potentiellement monocultable, et Lorenzo n'était qu'un homme impuissant devant le charme d'une femme. Son charme ... et toutes les rumeurs courant sur sa vie sexuelle trépignante. Alors forcément, lui aussi avait eu envie de lui faire une petite moisson. Et il en payait le prix aujourd'hui. « Montaine je suis ton professeur, je te prierais de ne pas me tutoyer. » dit-il d'une voix ferme. Mais au fond, il n'était pas rassuré. Il la connaissait, dès son retour elle avait tenté de renouer leur relation avantageuse. Quand la nouvelle de son mariage s'était répandue dans le quartier, la jeune femme ne s'était pas arrêtée pour autant, et Lorenzo avait dû la remettre à sa place plutôt durement. Mais il n'était pas dupe : depuis il savait pertinemment qu'elle reviendrait à la charge. Alors il n'était guère surpris par sa présence. Il l'avait redoutée, même.

« Par ailleurs, tu sais que j'ai arrêté de donner des cours particuliers, mon mariage ne le permet plus. » Son mariage, et surtout la bague qu'il portait au doigt. Il était rangé, et n'était plus sexuellement disponible pour toutes les étudiantes en chaleur ou en manque d'une relation dangereusement excitante. Malheureusement. Mais Montaine n'était pas d'accord. Elle eut même le toupet de critiquer sa note. Quand elle ajouta qu'elle pensait mériter plus qu'un C, il se demanda si elle parlait toujours des maths, et non pas de ses compétences au lit. A ce sujet ... no comment. « Je ne dirais rien sur le fait que tu remettes en doute ma notation, et mes compétences en tant que professeur. Mais j'ai corrigé sérieusement ta copie Montaine, elle mérite cette note. » expliqua-t-il patiemment. Bien sûr, il aurait voulu l'aider, au fond. Il prenait toujours trop à coeur les choses, et un élève qui échouait l'embêtait toujours, il aurait souhaité n'avoir que des petits Einstein comprenant sa matière comme on comprend la notice d'un jeu lego. mais en l'occurrence, sa matière s'apparentait plutôt à une notice Ikea, ou Kinder Surprise (oui oui elles sont difficiles). S'il n'aimait pas le challenge, il aurait dû choisir une autre matière. Mais là, Montaine était un défi qu'il ne voulait pas surmonter, pas dans les termes où la jeune femme l'entendait en tout cas. Trop risqué. Néanmoins, il hésitait à la congédier, partagé par l'idée de l'aider, même si parfois il l'apparentait à un cas désespéré. « Tu veux que je te ré explique la solution des différents exercices ? » proposa-t-il en soupirant. A peine ces mots furent-ils sortis de sa bouche, qu'il les regrettait déjà.

Lorenzo savait pertinemment qu'il faisait une erreur, en proposant à la jeune femme de lui réexpliquer le devoir. D'abord, parce que quelques explications rapides ne suffiraient pas à Montaine pour tout comprendre en un claquement de doigt, ses difficultés nécessitaient un vrai cours, approfondi ... Mais il soupçonnait la jeune fille de ne pas être attentive, durant son cours, alors à quoi bon. Une erreur également parce que la proximité créée entre eux deux n'était vraiment pas une bonne idée. Mais c'était trop tard, Montaine s'était déjà approchée de lui en lui tendant sa feuille. Il cherchait à décrypter son visage, et crut y voir passer un sourire qui ne présageait rien de bon.

« Commençons par le premier exercices veux-tu » Il posa le devoir de la jeune fille sur son bureau, elle n'allait pas l'intimider, il ne se laisserait pas démonter et lui expliquerait patiemment ses erreurs. Puis, chacun repartirait chez soi, sans incident, sans problème, sans gêne. « Exercice sur les fonctions, tu as une fonction définie et la première question te demande son sens de variation, tu te souviens comment on fait en cours, pour déterminer le sens de variation d'une fonction ? » Il leva les yeux vers elle, mais Montaine semblait distraite. Ce qu'il faisait là ne servait à rien, mais il était hors de question de s'interrompre, d'émettre des sous entendus sur leur passé. Il irait jusqu'au bout et Montaine ne pourrait plus rien lui reprocher. « C'est simple, tu poses l'opération f(x+1) - f(x) pour tout x appartement à R » Il attrapa une feuille vierge au coin de son bureau, et commença à effectuer les calculs, tout en les commentant. C'est alors qu'il sentit la main de la jeune fille se poser sur son épaule. Ce fut comme une décharge électrique qui le fit se redresser aussitôt. Il lâcha son crayon sur son bureau et attrapa vite cette main déplacée. « Montaine, à quoi tu joues, au juste ? » Mine de rien, il avait enlevé la main de la jeune fille de son épaule ... mais lui tenait toujours le bras, incapable de la lâcher.

Il restait interdit devant elle, se contrôlant difficilement, pour ne pas déraper sur la pente si glissante qu'il empruntait. Il aurait simplement dû la congédier, la sommer de rentrer chez elle. De toute façon, une énième explication furtive ne solutionnerait pas le cas de Montaine. Mais il était encore un professeur acharné, motivé par l'envie d'une réussite convenable pour tous ses élèves. Du moins, il essayait de s'en convaincre. Mais au fond de lui, cette petite voix lui soufflait que là n'était pas la raison de sa proposition. S'il était resté, là, avec Montaine, c'était peut-être aussi parce que, face aux difficultés que son mariage vivait, il avait besoin de ce genre de compagnie. Il était seul, Summer le haissait pour cet amour vorace qu'il entretenait pour Nina, une Nina qui l'avait enfin oublié pour les bras d'un autre, plus calme, plus sûr, moins prise de tête. Avec Montaine, ce n'était que physique, le type même de fille qu'il s'était assuré de draguer, en arrivant à Magnolia il y a une dizaine d'années. Ne tombe pas amoureux, profite des plaisirs de la vie. Il avait suivi ces 2 règles à la lettre, au début, ne perdant pas de vue que, éprouver des sentiments, c'est mal, banni, interdit, proscrit, destructeur, dévastateur. Mais Nina avait changé la donne, les règles du jeu, qui n'en était plus un, mais plutôt une relation bien sérieuse. Et à Summer, plus tard, de le perturber également, à sa manière. Alors, devant le chaos sentimental qu'était sa vie aujourd'hui, il ne pouvait que se laisser tenter par les propositions d'une Montaine si attirante. Mais trop de barrières l'en empêchait. Et il n'était pas assez fou pour les exposer à la jeune fille. Il ne la connaissait que trop, justifier un mariage pour s'empêcher de se détourner du droit chemin, ne ferait que la motiver pour l'attirer un peu plus dans son univers. Il cherchait, une excuse plausible, une raison suffisament valable pour que Montaine abandonne. « Montaine, ne me tutoies pas s'il te plaît » Mais voilà que déjà elle partait, s'enfuyait de la classe, sans prévenir. Face à ce revirement inattendu, Lorenzo la retint par le bras. Il regretta automatiquement ce geste, les rôles s'inversaient, elle devenait raisonable alors qu'il jouait le rôle du vieux fou inconscient. Non, ils ne devaient pas recommencer, mais elle ne pouvait pas partir si vite, claquer la porte si prestemment. Il avait besoin de douceur, et surtout, qu'elle laisse la porte entreouverte car, malgré tout, il espérait toujours avoir l'opportunité de la réouvrir un jour, afin d'écrire une nouvelle page de leur relation. « C'est trop risqué, pour l'instant. Tu n'entends pas dehors ? Tout le monde me soupçonne d'entretenir des relations avec mes étudiantes. Je risque ma place Montaine, voire pire ... » Ses paroles étaient vraies, pourtant, il gardait un goût amer en bouche, avec la désagréable impression de lui mentir. Peut-être parce que, même s'il disait vrai, jamais une telle motivation ne l'aurait arrêté. Mais peut-être que pour Montaine, ça marcherait. Et puis, plus tard, en pretextant que les rumeurs seraient calmées ... mais il ne devait pas y penser maintenant.