Il n'avait pas proposé à Summer de se joindre à lui, ce soir là. Il ne lui proposait plus, plus rien, plus jamais. C'était fini, terminé. Pour l'instant, ils habitaient encore sous le même toit, mais l'ambiance régnant avait déjà un goût de fin. Comme cette impression amer, qui marque la fin des vacances, la fin d'un été. Là, c'était la fin d'un couple, d'une relation, la fin d'un amour puissant, profond. Se croiser chaque jour, au détour d'une pièce, était déjà gênant au possible. Lorenzo était incapable d'affronter le regard de sa femme, d'y lire la tristesse, la déception, et peut-être même une petite pointe de mépris. Alors il baissait les yeux, et les gardait au bas, froussard. Douloureuse était ce sentiment d'échec, qui avait pris possession de son corps et le hantait jour et nuit. Quand tout allait bien, encore, quand il était incapable de se satisfaire de cette vie de couple, de leur vie à deux, il pensait que se séparer de Summer serait facile. Il s'imaginait déjà, le regard gai, courir jusqu'à Nina pour lui annoncer la nouvelle. Finalement, il découvrait avec douleur qu'il avait aussi un coeur, aussi brisé que celui de sa femme. A être égoïste, il ne gagnait que ce qu'il méritait. 

Alors, en bon froussard, simplement pour un soir, il souhaitait s'éloigner de cette maison où il faisait si froid. Le soleil gagnait doucement Magnolia, mais dans leur maison pourtant pas si froide, l'air était aussi glacial que leur relation, que leurs échanges. Rien de cordial, rien d'accueillant, il y avait mis un terme. Egoïstement. Et aujourd'hui, il n'avait que ses regrets. Oh comme ils l'agaçaient, ces regrets, qui s'accrochaient dans sa tête, fermement. Qui lui susurraient encore et encore, que son épouse était malheureuse, et qu'il n'était pas plus heureux. On lui avait dit qu'il valait mieux vivre avec des regrets plutôt que des remords. Aujourd'hui, il méprisait cet adage, et aurait tout donné pour rattraper le passé. Pourtant, il ne pouvait rien y faire, alors il se contentait de penser que cette phase passerait. Que retrouver sa vie de célibataire, et tous les plaisirs associés, lui redonneraient bientôt ce bonheur qu'il chérissait. 

Pourtant, pour ce soir, il préférait s'éloigner. Ne pas manger chez lui, juste pour une fois. Eviter Summer et son regard si froid. Il avait réservé une table seul, quoi de plus dramatique. Célibataire trentenaire, il ne lui manquait que les kilos en trop, et bientôt, armé de son journal et d'un pot de glace, il chanterait All By Myself mieux que Bridget Jones. Il secoua la tête en souriant, au moins, son humour ne l'avait pas quitté. Mais en entrant dans le restaurant, il rit beaucoup moins : sa réservation n'avait pas été prise en compte. « Nous sommes désolés, votre table a été attribuée. Mais si vous le souhaitez, la personne est seule, vous pouvez l'accompagner peut-être » Ce serveur en herbe patogeait maladroitement dans ses excuses, devant un Lorenzo abasourdi devant une proposition si absurde. Tellement inattendue, qu'il se surprit à suivre le serveur sans piper mot, et se retrouva devant ... « Lily ? » Il reconnut aussitôt son ancienne élève. Le serveur lui expliqua rapidement la situation, Lorenzo se trouvait encore plus pathétique. Devoir mendier une place sur une table à une ancienne élève, il touchait vraiment le fond.

Naturellement, Lorenzo était mal à l'aise. Lily n'était plus son élève, elle gardait néanmoins le statut de voisine : une personne susceptible de répéter au détour d'une conversation, que le jeune homme dînait totalement seul au restaurant. Un commérage qui viendrait valider cette rumeur déjà bien répandue dans le quartier : le couple Di Mascio avait atteint la fin de son chemin, de son périple commun. Et même si - d'habitude - Lorenzo n'avait que faire des rumeurs dont il était l'objet, il se plut avec surprise à ce nouveau statut social. Celui d'homme marié. Quel avantage, de ne plus être le prof beau gosse disponible sur lequel fantasme les lycéennes ... Et qui développait la fâcheuse tendance de fantasmer en retour. Bien sûr, en ce moment même, son esprit était enclin à tout sauf à batifoler. Mais renouer avec le célibat n'était plus aujourd'hui qu'une maigre consolation. Une caractéristique qui l'avait pourtant longtemps attiré ... du temps où il n'était pas en mesure de l'obtenir. Aujourd'hui, il quittait la vie maritale, et le regrettait presque.

D'un autre côté, Lily n'avait pas l'air bien en point. Pas du tout dans un état d'esprit propice pour colporter des rumeurs. Et Lorenzo de s'en rassurer ... Même pas, en fait. Il faillit sourire une seconde, rassuré, mais l'état de son ancienne élève, ce visage si meurtri par le temps et la douleur, chassèrent bien vite de son esprit les futilités de sa réputation. Lorenzo était réputé pour la passion qu'il accordait à son métier. Passionné de mathématiques, intéressé par ses élèves. Il ne garda pas contact avec Lily, à l'issue de sa scolarité. D'une part, la jeune femme n'avait jamais porté un intérêt quelconque aux mathématiques. D'autre part, il s'envolait quelques jours après pour New York. Il n'empêche que ce manque d'entrain, de joie de vivre, de bonheur, dans cette fille si jeune encore, ne pouvait le laisser indifférent. « Si jamais ma présence te dérange, n'hésite pas à me le dire franchement, je comprendrais parfaitement que tu n'apprécies pas cette intrusion dans ton dîner » Pourtant, elle acquiesça. Alors, il prit place, saisit la carte tendue par le serveur, et commença à la parcourir. Bien sûr, il n'avait que faire des carpaccios de saumon et autres magrets de canards, le visage blafard de Lily l'alarmait toujours. Il passa les yeux par dessus la carte, sans paraître pour autant intrusif. « S'il te plaît, le temps où nous étions professeur et élève est loin maintenant, tu peux m'appeler Lorenzo, voire me tutoyer, si tu le souhaites. » Après tout, ils étaient aujourd'hui des voisins. Mais avant de s'intéresser à sa voisine, Lorenzo choisit d'être raisonnable. Il choisit son entrée, son plat, le vin dont il commanderait un verre, puis reposa sa carte. Une fois que la jeune fille eut fait de même, il passa à l'attaque. « Alors, raconte-moi, que deviennent tes études depuis que tu as quitté le lycée ? Je me souviens que ce n'était pas la meilleure époque pour toi, à ce moment-là. J'ose espérer que tu as remonté la pente ... » Plus une suggestion qu'une question, il ne souhaitait pas se montrer intrusif. Mais si Lily avait besoin de confier ses états d'âme à une personne qu'elle connaissait à peine, et qu'elle ne risquait pas de recroiser - à part à l'occasion à la boulangerie - Lorenzo était tout à fait enclin à servir de psy d'un soir.

Le serveur vint prendre la commande de ce couple atypique. Lorenzo aurait pu éprouver de la gêne. Mais il était arrivé à un stade de sa vie où plus rien ne le surprenait. Il acceptait les évènements, un à un, en allant. Il les analysait à peine, ne les comprenait même plus. S'il cherchait à savoir pourquoi son mariage était un échec, pourquoi il se retrouvait seul deux ans après, il risquait d'y laisser sa santé mentale. Car pour un mathématicien, tout devait être rationnel. Il devait trouver une raison qui se démontrait par A + B. Une explication appuyée par des théorèmes, qui échappait au domaine de l'émotif. Car les sentiments, c'était eux qui avaient causé sa perte. Ses sentiments à la con, ceux pour Nina.

Et mine de rien, il pensa bien vite à elle, encore une fois. Interroger Lily, et bientôt elle en ferait de même. Pouvait-il mentionner son ancienne amante ? Enfin, les gens n'auraient pas l'audace de s'étendre sur les raisons de son fiasco. Il imaginait déjà les regards désolés, les réponses associées. Un homme célibataire, à trente ans. Alors que la logique voulait plutôt qu'il annonce une grossesse, lui annonçait un divorce. Il n'avait jamais rien fait comme tout le monde, de toute façon. Et peut-être était-ce déjà là un point commun avec sa compagne de ce soir. « Oh, eh bien je te félicite ! Tu sais déjà dans quoi tu souhaites te diriger ensuite ? » Cette conversation aurait pu le faire rire, si la déprime ne le gagnait pas tant. Ils échangeaient des phrases si banales. Des phrases qu'on réservait aux autres. Après tout ce que Lily avait traversé, il ne pensait pas que la jeune fille serait restée si terre à terre, si accrochée aux convenances. Si semblable à cette image que sa mère imaginait d'elle. Il l'imaginait partager son malheur, trop désespérée pour le cacher, cherchant de l'aide. Et au final, elle l'affichait sur son visage, mais n'en pipait pas un mot. « Toujours professeur de maths, oui. J'ai également pris un poste de proviseur adjoint, en revenant dans le quartier il y a deux ans. Le proviseur ne devrait pas tarder à prendre sa retraite, peut-être envisagerais-je un revirement de carrière, d'ici un an ou deux. » Et lui aussi, se lancer dans le même discours plat. Alors que, la particularité de cette soirée, n'était-elle pas d'avoir un interlocuteur tout nouveau, à qui on n'aurait jamais imaginé parler ? Alors, en bon fou qui se respecte, il se lança. « Et sinon, Summer et moi allons bientôt divorcer » Bam, il lacha ainsi le pavé dans la mare. Mine de rien, Lily pouvait être un bon test, de cette situation qu'il risquait de revivre une bonne trentaine de fois. Et encore, il n'en savait rien. Il avait essayé de dresser la liste des personnes à prévenir, mais elle le démoralisait un peu plus.

Lorenzo était incapable de dire pourquoi il avait partagé cette révélation avec Lily. Pourtant, il n'avait pas parlé sans réfléchir, pas le moins du monde. Peut-être pour l'aider à réagir, pour la réveiller, pour secouer ses sentiments, ses pensées. Malheureusement, sa tentative n'eut pas l'effet escompté. Lily restait désespérément silencieuse. Lorenzo se reprochait intérieurement d'avoir installé ce malaise. Il aurait mieux fait de se taire, et ils auraient animé le repas en évoquant les saveurs de leurs plats. Lily était aujourd'hui trop fermée, à double tour, elle avait jeté la clé depuis longtemps, sa tentative était vaine. Quand les serveurs apportèrent leurs entrées, Lily ne broncha pas non plus, pas un mot ne s'échappait de sa bouche silencieuse. Elle ressemblait à une automate, agissait sans émotion aucune. Il la regarda entamer son assiette, incapable de faire de même. Il n'était pas blessé par l'absence de réaction, non. Mais ses inquiétudes à l'égard de la jeune fille grimpaient d'un cran. Finalement, elle reposa sa fourchette, et daigna le regarder. Elle n'avait encore rien dit, pas un mot, pourtant Lorenzo souriait. Il avait réussi, elle réagissait. Et qu'importe les mots qui sortiraient de sa bouche, il était satisfait, car il l'aidait.

Lily se confia sur sa famille. A côté, les quelques mots de Lorenzo n'étaient que des pacotilles, une révélation en carton. Lily, elle, allait loin dans les confidences, évoquait des faits qui auraient fait rugir sa mère, si elle apprenait que sa fille les partageait. Mieux, elle confiait même ses ressentis, ses émotions, ses opinions, ce n'était pas une simple histoire, elle n'était plus une simple spectatrice de sa vie, elle était une actrice, et l'italien osait y voir une tentative pour s'en sortir. Finalement, elle fut dépassée par tout cela. Il la regarda baisser la tête, imaginait les larmes qui devaient doucement perler ses joues. Il réalisait alors soudainement combien Summer et lui étaient chanceux : ils ne brisaient aucune famille, aucun enfant, en divorçant. Ce n'était qu'eux deux, aucun dommage collatéral comme cette pauvre Lily.

Il n'osait pas aller physiquement vers elle, Lily semblait trop fragile pour le moindre contact, ne serait-ce qu'une main posée sur la sienne. Alors, il s'en tint aux paroles réconfortantes. « Lily, je ne connais pas l'histoire de tes parents, qui d'ailleurs ne concernent qu'eux. Malheureusement, dans ce quartier, toute histoire fait bien vite le tour des commérages. Cependant je suis certaine d'une chose : ton père ne va pas t'abandonner, il ne va pas te laisser ici avec ton frère et partir loin de vous. Tout simplement parce qu'il est ton père, et pour tout père, toute mère aussi, ce qui compte le plus, ce sont les enfants. » Il sourit pour ajouter de la sincérité à ses dires. « Je suis persuadée que là est le but de toute personne, dans la vie. On nait, d'un père et d'une mère. Et ensuite, on le devient à notre tour, on continue la chaîne, on reçoit pour ensuite donner à notre tour. Alors parfois, on s'égare, on se perd. Mais tes parents t'aiment, Lily. Ton père ne se serait pas inquiété de ta réaction à propos d'un éventuel divorce, s'il ne se préoccupait pas de toi. » C'était simple, clair comme de l'eau de source. Mais Lily était tellement emprisonnée dans son chagrin, incapable de le remarquer. « Et ces regrets que tu éprouves, à propos du bonheur que tu pourrais connaître aujourd'hui. Peut-être que la situation ira dans ce sens, d'ici quelques années. Tu es dans le noir, certes, mais la lumière se trouve toujours au bout du tunnel » Ses paroles pouvaient paraître cruches, trop faciles ou bisounours, pourtant il était sincère, et il y croyait. Afin de laisser à Lily le temps de répondre, il entama son entrée, sans la regarder. Il voulait la laisser seule avec ses pensées.

Naturellement, ses propos n'étaient pas exactement bien accueillis. Il n'était pas surpris, Lily était trop affectée, trop au fond du trou, pour en ressortir si facilement, sourire et aller mieux à nouveau. Elle ne pouvait plus aller de l'avant, peut-être même régressait-elle. La souffrance définissait désormais son quotidien, et Lily l'avait laissée s'incruster, profondément. D'un côté, en insistant sur le sujet de la sorte, Lorenzo ne faisait que provoquer une recrudescence de la douleur, s'en était presque pervers. Il souhaitait l'aider, il trouvait injuste qu'une jeune fille de vingt ans soit si malheureuse. Pas à son âge, pas si tôt. Il soupira, n'osant même plus répondre. De toute façon, Lily n'avait plus envie de bavarder, elle souhaitait probablement manger au plus vite, pour s'enfuir d'ici.

Il l'imita, mangea son entrée, se concentrant sur les aliments et les saveurs. Mais le goût était quasi amer, dans sa bouche, trop obsédé par la jeune fille en face de lui. Finalement, Lily reprit la parole, rompit le silence, pour s'intéresser à lui. Et si elle avait besoin de ça, de connaître la vie des autres, pour pouvoir croire à la sienne ? Son naturel intérêt qu'il portait aux autres, le poussait à faire tout ce qui était en son pouvoir, afin d'aider Lily. « Lily, on ne peut pas vivre en étant persuadé qu'il n'y a aucun espoir, qu'une situation compliquée ne s'arrangera jamais. » Et Lily devait l'accepter, car autrement comment pourrait-elle trouver la force de se ressaisir ? « Alors oui, je suis abattu pour l'instant, j'ai raté mon mariage et de toi à moi, j'ai pris un sacré coup. Mais je ne pense pas que ma vie est terminée, même si j'ai bientôt trente ans. C'est un sacré coup aussi, ça ... » dit-il en souriant, même si son prochain anniversaire ne lui donnait aucune envie de sourire. « Je ne sais pas ce qui se trouve au bout, mais je vais me bouger pour ne pas rester comme ça. » Il commençait même à ressentir un sentiment de honte car, les jours suivant leur décision commune, il s'était laissé abattre.

Il s'était lancé dans un argumentaire de qualité, inspiré et déterminé à aider son ancienne élève. Surtout, Lorenzo continuait à croire qu'il existait un semblant de justice dans ce monde. Alors, il était inacceptable que Lily souffre de la sorte sans raison. A moins qu'elle n'ait agi tel une très très méchante fille. Mais ça, Lorenzo n'en savait rien. En outre, il ne pouvait croire qu'une personne bonne comme Lily méritait ce lot de peine. « Bien sûr que c'est une question de volonté ! » s'emporta-t-il vivement avant de réaliser la portée de sa voie. Il ne pouvait pas forcer Lily à rejoindre son point de vue, même si l'état qu'elle affichait était tout sauf rassurant.

Il resta muet, gêné de sa réaction démesurée devant une fille qu'il ne connaissait pas tant que ça. Les serveurs orchestrèrent une diversion en servant la suite de leur commande. Ne sachant ce que Lorenzo avait commandé car j'ai une mémoire en carton, nous considérerons qu'il était ravi de déguster le plat attendu, qui s'avéra vraiment satisfaisant. Mais le silence sans nom qui régnait à leur table gâchait quelque peu la saveur du plat. « Nous sommes maîtres de notre destin Lily » Et les capitaines de notre âme. « Ne laisse personne t'en faire douter. » Mais il doutait que cette simple citation vienne à bout des démons qui hantaient la pauvre fille meurtrie.

Lily mit un terme à la discussion. Elle n'était pas fermée à son discours. Pire, elle était en accord avec lui. Pourtant, elle n'ajoutait pas qu'elle "allait faire quelque chose" ou "changer cela". Lily semblait dépassée, vidée de toute force nécessaire à un changement. Elle laissait aller, laissait filer sa vie. Et le film défilait si vite, que Lily ne manquerait pas de se crasher contre un mur. Elle s'enfermait un peu plus dans un cercle infernal, mais ne souhaitait même pas s'en échapper. Alors, Lorenzo se tut. A quoi bon, il finirait par agacer Lily. Après tout, il n'était pas concerné, voulait simplement aider, mais toute tentative était vaine. Il se concentra sur son plat-qu'on-sait-plus-ce-que-c'est-mais-c'est-bon, mangeant nerveusement et silencieusement, évitant délibérément le regard de son amie ancienne élève. Là était tout le problème, il s'était emporté alors qu'aucun lien d'amitié ne le liait à la jeune fille. Ils étaient deux voisins, voilà tout. Mais cette triste constatation le décevait.

« Ce n'est pas un intérêt ou de la curiosité mal placée, si c'est ce que tu crois. Je me suis toujours préoccupé de mes élèves, et pas que pour leur niveau en maths. Tu as toute la vie devant toi, mais tu es déjà en proie à une souffrance déroutante. Ce n'est pas normal, ce n'est pas juste. » Mais qui décidait de la justice sur cette Terre ? Lorenzo se retint de rire nerveusement, de peur de vexer la jeune fille. Pourtant, il savait que son discours était utopique : il n'y avait aucune justice dans le monde, certains souffrent à mort, morflent, d'autres se la coulent douce. Lily n'était simplement pas tombée dans la bonne case à la naissance.

Conscient que parler d'elle aussi longtemps la gênait certainement, il ne dit pas non au changement de sujet. Souriant à l'évocation de la prochaine soirée casino, il avait effectivement vu les affiches. « Oui j'ai vu, j'en ai entendu parler ... Mais je ne pense pas y aller. Je ne suis pas prêt, d'habitude j'allais à tous les évènements accompagné de Summer. Et puis ... j'appréhende un peu de la voir avec quelqu'un d'autre, on ne sait jamais. » confia-t-il à Lily. « Et toi, tu y seras ? »

Le mériter ? Lorenzo manqua de s'étouffer avec sa bouchée, mais après une courte quinte de toux il parvint à cacher son désarroi. Comment la jeune fille pouvait-elle mériter un tel chatiment, une telle souffrance ? Certes, il ne la connaissait pas par coeur, mais Lily ne lui avait jamais semblé être une mauvaise personne. En tout cas, pas si mauvaise. Car il fallait un bon degré de méchanceté pour prétendre à une telle punition en retour. Pour autant, il ne la questionna pas plus longtemps.

Le conseil de Lily le fit sourire, et finalement il émit même un petit rire. Aller de l'avant, dire que son précédent discours à l'égard de la jeune fille allait dans ce sens. Et lui, se braquait dans ses retranchements, alors qu'il ne pourrait vivre caché éternellement. En réalité, il serait bien allé à cett soirée ... Si Nina s'y rendait également. Mais il ne pouvait se permettre à une telle confidence à une fille qui était certainement son amie, ou du moins qui avait son âge. Leur différence avait toujours choqué tout le monde, et il en serait certainement toujours ainsi. Mais qu'est-ce que dix petites années, dans toute une vie ? Beaucoup, si on en croit certains. « Je ne dis pas que je ne veux pas savoir, je suis assez grand pour faire face ! » dit-il sur le ton de l'amusement. « Mais si cela arrive, j'ose espérer l'apprendre de sa bouche, plutôt que de celle d'un voisin avide de ragots. Surtout s'il s'agit d'un de nos collègues, je n'ai pas envie de la surprendre au lycée. » Il pensait à Peter, naturellement. Les voir s'embrasser dans la salle des professeurs ne le surprendrait pas, néanmoins il espérait être prévenu à l'avance, histoire de s'habituer, de se préparer. « Et ne t'excuse pas, tu as raison je dois aller de l'avant, je ne suis plus tout jeune ! » ajouta-t-il en rigolant, même si au fond il n'en pensait pas moins. Trente ans, il avait encore de longues années devant lui. Mais cet âge qui se rapprochait dangereusement l'effrayait au plus haut point. Cette barrière était fatidique, car elle le séparerait de Nina. Aujourd'hui, il vivait toujours dans la même dizaine qu'elle. D'ici quelques mois, ce ne serait plus le cas. Il voyait ce compte à rebours peser au dessus de lui comme une épée de Damoclès, limitant ses chances de la reconquérir un jour. Il avait peu de temps.

« Même si tu n'es pas attirée par les casinos, je suis sûr que cette soirée sera drôle et divertissante. Et si tu y vas simplement avec ton père, ça te changera les idées. Moi à ta place je foncerais ! » il tenta de la convaincre, comme pour faire une bonne action. Mais ne souhaitant pas pour autant lui forcer la main, il en resta là dans sa lancée, et termina les quelques restes de nourriture qui gisaient dans son assiette.

Leur repars touchait finalement à sa fin. Ils finirent leurs plats en divaguant sur la soirée casinon, et à peine leurs assiettes fussent-elles vides, que les cartes de dessert apparurent, aussitôt suivies par les desserts en eux même. Lorenzo avait commandé une tarte tatin (car j'ai présentement envie d'une tarte tatin). Un long silence se prolongea entre eux, Lorenzo détestait ça, néanmoins sa banque d'idées de sujets de conversation était déjà largement épuisée. Alors qu'il dégustait son dernier plat, Lily reprit la parole, afin de le remercier. Chose la plus surprenante et inutile qui soit ce soir. « Mais voyons Lily, te supporter est ... n'est pas insurmontable ! » Il rit doucement, comme si la jeune fille avait sorti une blague assez amusante. « J'aime beaucoup prendre des nouvelles de mes élèves, même si parfois ça ne me rajeunit pas. J'aurais juste préféré que les tiennes soient plus joyeuses. » Il lui fit un sourire amical. « D'ailleurs, n'hésite pas à venir me voir, si tu as besoin de parler, des anciens élèves viennent parfois me voir dans mon bureau au lycée, juste comme ça. » Il savait que sa faible différence d'âge était un atout pour comprendre ses élèves et leurs problèmes. Mais celle-ci s'agrandissait, année après année.

Ayant terminé leur repas, ils demandèrent l'addition. « Tu me permets de t'inviter, en Italie on laisse rarement une femme payer » Il haussa les épaules, faussement désolé, et sourit, espérant qu'elle ne lui en tiendrait pas rigueur. Avant qu'elle n'ait pu dire quoi que ce soir, il avait déguéné sa carte bancaire et le serveur lui tendait déjà l'appareil.

« Tu veux que je te dépose ? Je suis en voiture » Lui proposa-t-il une fois sortis du restaurant. Le quartier n'était plus vraiment sa route, aujourd'hui, mais un si petit détour ne le gênait pas.