Il ne savait même pas pourquoi il était venu dans ce bar. Il pourrait se berner un temps, en justifiant vouloir voir son ami Elias. Mais la supercherie se dévoilerait bien vite, il était au courant que le jeune homme passait la soirée avec sa petite amie. Il était venu là seul, dans le seul but de boire pour oublier, ce comportement si grotesque, caractérisant la plupart de ses élèves, une attitude qu'il prenait si grand soin de critiquer. Son mariage était un fiasco, son désir pour Nina le dévorait, et ne pourrait jamais être comblé. Peut-être était-il simplement attiré par son ancienne élève, peut-être que le charme se romprait une fois le désir consumé, consommé. Mais il n'en aurait jamais le coeur net, esclave de l'amour condamné à tiré ce boulet toute sa vie. Un boulet qui lui plaisait, à ce condamné un peu masochiste. Il l'avait nié si longtemps, mais Lorenzo aimait, être amoureux. Il aurait tout donné, pour ressentir ces sentiments pour Summer, rendre la situation plus facile, suivre le droit chemin. Mais l'amour n'est plus amour quand il n'est pas semé d'embuches, quand il consiste à dire je t'aime et à écouter l'autre le dire en retour. L'amour, le véritable, celui qui déchaîne les passions, est un amour pour lequel on se bat. Et, surtout, c'est un amour qu'on éprouve encore et encore, même lorsque la partie est finie, que le game over clignote sur l'écran. Le véritable amour ne peut pas être noyé dans l'alcool, Lorenzo en était conscient. Pourtant, il commanda un autre whisky, se moquant du regard pathétique que lui lançait le barman. Et le but, d'une traite. Pourtant, plus il buvait, plus l'image de Nina s'impregnait dans son esprit. Et à côté d'elle, celle de Summer, dommage collatéral. Sa culpabilité augmentait, filait le long d'une courbe exponentielle vers l'infini. C'était haut, c'était loin, oui il s'en voulait. Vraiment. Il aurait pu, comme certains hommes, ne pas se soucier des conséquences de ses actes, regarder droit devant, obsédé. Mais il était trop humain pour ça. Et parfois, il le regrettait presque. « Barman un autre verre s'il vous plaît ! » demanda-t-il d'une voix bancale.

Mike avait fini son service plus tôt ce soir-là. Habituellement, il rentrait bien après que la nuit soit tombée, quand tout le monde à la maison dormait déjà, mais ce soir-là, à l'heure qu'il était, seule Anaïs et les mésanges devaient être couchées. Et il n'avait pas franchement envie d'avoir affaire à sa mère, Paul ou Jérémy. Même pas Lou, si c'était pour devoir régler quelques histoires entre elle et un autre membre de la famille. Sa sacoche rebondissant contre ses jambes au fur et à mesure qu'il avançait en trainant les pieds, il réfléchissait à l'endroit où il pourrait aller pour passer le temps. Il était conscient que n'être quasiment jamais à la maison ne facilitait pas la tâche pour sa mère, ni même pour sa soeur, mais il ne pouvait s'empêcher d'éviter le n°13. C'était ainsi et à ses proches de s'habituer à son mode de vie. Ses pas le dirigèrent vers le bar, repassant par un bout du chemain qu'il avait déjà fait quelques minutes plus tôt. Au mieux il y trouverait Elias, au pire il ne resterait pas longtemps.

Le bar était plein à craquer lorsque Mike y entra. Ce n'était plus le calme de la rue ; ici le silence était néantisé. Toutes les tables étaient prises, il n'eut d'autre choix que de s'installer au comptoir. La télévision était allumée sur un match de baseball mais avec le brouhaha qui régnait dans le bar on ne pouvait entendre aucune parole des commentateurs. Il commanda une bière et commença à la boire lentement en faisant le tour de la salle du regard. Beaucoup de bruns, de châtains, de blondes, mais aucun Elias en vue. Décidément, ils n'arrivaient jamais à se croiser. Cependant, à l'autre bout du bar, il crut reconnaître une silhouette familière, voutée sur un verre. Mike se pencha au-dessus du comptoir pour vérifier à la lumière que ce qu'il pensait était bien réel, mais rien ne venait le contredire. Il s'approcha, s'assit sur un tabouret à côté de la personne et ne comprit pas ce que cet homme venait faire ici.

« Monsieur Di Mascio ? »

Lorenzo mit quelques minutes avant de comprendre que le "Monsieur Di Mascio" s'adressait à lui. Il se redressa prestemment et tourna la tête, pour reconnaître un de ses anciens élèves. L'alcool ne l'aidait pas à mettre un nom sur son visage. « Oui ? » Après quelques secondes de reflexion difficile, les souvenirs remontaient doucement à la surface. C'était le frère de Lou et Jeremy, un Huntington. Le Plus Agé. « Mike ? » Une question qui se voulait surtout réthorique. Il n'était pas assez alcoolisé pour ne pas reconnaître un ancien élève. « Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'es pas trop jeune pour trainer dans les bars ? »

Après quelques minutes, Lorenzo invita son ancien élève à se joindre à lui. Une probable très mauvaise idée, mais l'esprit du professeur n'était pas assez sobre pour en juger. Il commanda un nouveau verre, et prit soin d'en offrir un à son compagnon d'une soirée. En fait, il espérait seulement pour discuter assez longtemps pour oublier ses problèmes, un temps. Mais surtout, il devait se contenir, éviter d'avoir l'alcool bavard, et de raconter à tout va que son mariage partait à la dérive, qu'il était dingue de la soeur de sa meilleure amie, et que ladite meilleure amie avait passé un coup de tipex sur son nom, dans son répertoire. Après ces quelques recommandations internes, Lorenzo se jugea prêt pour tenir une discussion à peu près normale. De toute façon, Mike n'était pas du genre à balancer sur facebook qu'il était dans un bar avec son ancien professeur totalement torché ... si ? « Alors, qu'est-ce que tu deviens Mike ? »

De toute évidence, Lorenzo Di Mascio n'était plus sobre. Chose étonnante ; Mike avait toujours connu son professeur énergique et plein de vie, et non pas affalé au comptoir d'un bar. Sans compter qu'il avait toujours proscrit le laisser-aller et ce genre de choses dans sa classe. L'alcool, oui, mais à petites doses. Toujours rester lucide. Ce que Lorenzo n'était certainement plus ! Il en était au point de s'étonner de voir son élève dans un bar, alors que Mike avait totalement l'âge d'y être légalement. Et qui plus est, il mettait un moment avant de réagir. Tant de signes qui prouvaient qu'il était déjà à moitié ivre.

« Détrompez-vous, j'ai largement l'âge. »

Que Mike ait le droit ou non de trainer dans les bars, Lorenzo ne semblait pas s'en préoccuper plus que ça. Déjà, il commandait deux autres verres, l'un pour lui évidemment, et le second pour Mike. Vu son état, un verre de plus ne ferait pas de grande différence, mais il valait mieux l'empêcher de continuer. Conduire soûl n'était vraiment pas une bonne idée. Et Mike ne pourrait pas ramener son ex-professeur chez lui, à moins de le porter sur tout le trajet, ce qu'il doutait de pouvoir faire. Le Huntington se saisit donc du verre, s'attendant déjà à entendre des protestations. Tant pis. Il allait appliquer les leçons de vie que Lorenzo avait toujours enseigné à ses élèves, Mike y compris, en dehors de ses cours de mathématiques.

« Vous ne devriez pas continuer. »

Peu importait les raisons qui le poussaient à boire. Mike n'avait même pas encore fini son premier verre et voilà qu'il se retrouvait avec deux autres alcool ; mais lui ne rentrerait pas bourré, pas comme certains... Que faisait Summer pour laisser son mari se soûler ? L'ainé des Huntington se ferait engueulé par sa mère, sa copine, et même sa petite soeur s'il agissait ainsi, et il était pourtant l'ainé de la fratrie. Ce qu'il devenait ? Etait-ce vraiment intéressant comparé à son professeur qui se retrouvait ivre dans un bar ?

« Qu'est-ce que vous faites là ? Vous devriez être avec votre femme, ou en train de corriger des copies. Mais pas avec un verre d'alcool. »

Mike eut le toupet d'attraper le verre de Lorenzo avant lui, ce qui eut le don d'agacer le professeur. « Mais qu'est-ce que tu fais ? Je t'ai commandé un verre, rends-moi le mien ! » protesta-t-il. Mike expliqua ensuite la raison de son geste. Il entendait empêcher Lorenzo de finir sa soirée tranquillement. Le professeur soupira, avant d'éclater d'un rire nerveux. « Tu sais Mike, les professeurs n'ont pas que leur boulot dans la vie, ou leur femme, il leur arrive d'avoir une vie normale, de temps en temps. Ce n'est pas une religion qui m'interdit toute goutte d'alcool, alors maintenant rends-moi mon verre s'il te plaît. » Avec sa femme, quelle drôle d'idée. Mike n'avait peut-être pas lu le torchon Dirty Secret, qui dévoilait aux yeux de tout le quartier que l'orage grondait depuis plusieurs semaines dans le couple Di Mascio. Eux qui avaient espéré résoudre ce problème discrètement, c'était fichu. Désormais, dans les couloirs du lycée, il entendait ses élèves murmurer. Selon les bruits qui courraient, "Summer avait eu raison de s'énerver, et de demander le divorce, même si elle était enceinte" ... Les rumeurs l'avaient toujours fait rire, tant elles déformaient la réalité. Mais là, elles lui laissaient un goût bien amer dans la bouche.

« Je suis là parce que je n'ai pas de copies à corriger, avec Summer ça ne va plus, et donc je n'ai nulle part ailleurs où aller, ça te va ? J'ai réussi ton test ? Je peux avoir mon verre ? » Il avait craqué. Sa promesse à lui même de ne rien dévoiler sur ses problèmes n'étaient déjà plus qu'un lointain souvenir. Il sombra dans un profond mutisme, quelques minutes, essayant de se ressaisir. Il ne devait pas, ne pouvait pas en dire plus. Mais l'alcool avait cette facheuse tendance de lui délier la langue. Et au final, une fois bourré, il ne valait pas mieux que tous les autres. Alors que, quand il était sobre, il était si admirable, si responsable, si sérieux. Mais quand une attitude si fatiguante ne vous rend même plus heureux, sombrer dans la médiocrité et ressembler au commun des mortels devient plus alléchant.

Énerver un homme saoul n'était jamais conseillé et comportait toujours des risques. À peine Mike lui avait-il dérobé son verre que Lorenzo partait au quart de tour, et le réclamait, bien entendu. Le Huntington laissa son professeur protester, dire des choses qu'il savait déjà. Certes, les interros à corriger et les femmes, ça pouvait être barbant à la longue (a) mais c'était toujours mieux que boire à en être ivre et seul, qui plus est. On lui avait toujours appris – notamment Lorenzo – que se bourrer seul était une façon de rabaisser l'estime que les gens pouvaient avoir de vous ; autrement dit quelque chose de malsain. Cependant Lorenzo annonça la possibilité d'une dispute avec Summer, au point de ne pouvoir rentrer chez lui. Comme s'il n'avait pas conscience de son geste, Mike lui rendit lentement son verre. Peut-être que l'alcool le ferait parler.

« Comment ça, ça ne va plus avec Summer ? »

Mike avait vaguement suivi la vie de son ex-professeur, et lorsque celui-ci était revenu de New York avec une femme à son bras et une bague à son doigt, c'était comme tout le monde que Mike avait pu s'en étonner. Il n'était pas le mieux placé pour prétendre que Lorenzo était quelqu'un de volage, ne l'ayant connu qu'en temps qu'enseignant et voisin, mais les ragots faisaient vite le tour du quartier et il avait rapidement compris qu'il y avait de quoi être surpris de voir Summer débarquer. Il n'y avait cependant pas prêté plus attention que cela, et n'avait par ailleurs toujours par lu le dernier article de Dirty Secret en date, raison pour laquelle il ne comprenait pas la présence de Lorenzo dans ce bar. À première vue, sa soirée allait finalement être occupée et il n'aurait pas besoin de rentrer avant un moment, ce qui signifiait qu'il ne croiserait personne de sa famille pour ce soir. Il ne s'était jamais vraiment illustré en temps que psychologue pour Lorenzo Di-Mascio, mais le temps d'avoir ce titre était peut-être venu, du moins pour un instant. Les rôles étaient inversés ; au lycée c'était plutôt le professeur qui tentait de consoler les jeunes filles en pleurs suite à des disputes, ou calmer les garçons énervés, sur le point de se bagarrer. Mike n'y avait pas échappé, il était lui aussi monté sur ses grands chevaux à plusieurs reprises du temps du bahut, et même aujourd'hui cela se reproduisait quelques – rares – fois. C'était cette fois-ci un nouveau visage que le garçon voyait de son voisin, un homme dont les nerfs,à son tour, craquaient.

Les aveux de Lorenzo avaient fait mouche, et Mike lui rendit son verre. En bon bourré qu'il était à ce moment là, le professeur n'était pas peu fier, d'avoir récupéré son précieux avec autant de brio. Il en but une longue gorgée, toute cette attente l'avait assoiffé. Heureusement, il n'avait pas eu à sauter sur Mike pour satisfaire ce besoin d'alcool que son corps réclamait. Ce n'était pas dans ses habitudes, pourtant, de se laisser aller ainsi, une fois bourré. Mais ce n'était pas non plus dans ses habitudes, de boire seul en ruminant ses problèmes. Avec Curtis, ils avaient fini carpet bien des fois. Mais à chaque occasion, c'était dans la bonne humeur et la joie. Aujourd'hui, Lorenzo n'avait plus envie de rire.

« Tu ne lis pas les articles de Dirty Secret, toi ... » Lorenzo soupira. Finalement, il préférait quand tout le monde était déjà au courant. Même si cela impliquait tous ces regards inquisiteurs qu'il croisait dans les couloirs. Il n'avait pas le cran de tout déballer lui même. « Disons que nous nous sommes disputés, ta mère et ton beau-père ne se disputent jamais ? Tu ne te disputes jamais avec ta copine ? ça arrive à tout le monde. » Non, la curiosité de Mike n'aurait rien de plus à se mettre sous la dent. Celle de Mike ... et de toutes les mauvaises oreilles mal intentionnées qui pouvaient roder autour d'eux. Le professeur n'avait toujours pas compris comment Dirty Secret pouvait être au courant de ce qui se passait dans sa maison. Ah moins que ces fous aient placé des caméras et des micros dans toutes les maisons du quartier ... Il avait pensé, à une époque, à chercher qui s'amusait à tout ça. Surtout quand, lors de son retour, ce site de malheur avait remis au goût du jour sa relation avec Nina. Mais aujourd'hui, il était désabusé de tout, et avait perdu l'envie de se battre, pour quoi que ce soit.

Si Mike lisait les articles de Dirty-Secret ? Oh oui, comme tout le monde, en particulier depuis que la bloggeuse avait révélé des choses sur ses proches, il tenait depuis ce moment-là à apprendre de lui même les rumeurs si cela se reproduisait. Et si elle parlait de lui, bien sûr. La curiosité était un vilain défaut, mais était parfois préférable. Il y avait des choses qu'il n'aurait jamais su, ni fait, s'il n'avait pas été curieux, et cela ne valait pas que pour les articles de DS. Même si la curiosité ne l'avait pas toujours récompensé de la meilleure façon qui soit.

« Pourquoi, je devrais ? »

C'était, bien sûr, une simple question qui ne répondait pas à l'affirmation du professeur – et qui ne l'interrogeait pas vraiment, Mike n'avait pas besoin de l'avis de Lorenzo pour décider s'il devait lire ou non les ragôts du site anonyme. Il avait cependant un peu de retard sur le dernier article – dont il venait d'apprendre l'existence, d'ailleurs – ayant été trop occupé ailleurs pour fureter sur le blog. La présence de Lorenzo dans ce bar était apparemment le résultat d'une dispute avec Summer, et comme s'il cherchait à se défendre, le jeune homme utilisa le prétexte de la querelle habituelle que chaque couple pouvait avoir. Il y avait quand même une différence entre les petites chamailleries qui nous faisait tourner le dos à notre moitié, et celles qui nous envoyait nous soûler dans un bar.

« Oui, enfin ce n'est pas à chaque dispute qu'on se retrouve devant un verre. Et seul. »

Mike insistait, peut-être ne devrait-il pas, mais c'était toujours comme ça que Lorenzo avait fait face aux problèmes de ses élèves. Il les avait incité à parler, à se confier ; ce qui avait contribué à la bonne réputation de Di Mascio en temps qu'enseignant. Cette fois-ci le Huntington faisait de même, il l'encourageait à raconter ce qu'il s'était passé avec sa femme. Après tout, les deux hommes étaient en couple et l'un comme l'autre avait dû faire face à des disputes et à des problèmes de ménage. Mike quand Dirty-Secret avait touché du doigt la possibilité qu'Emily soit gay et qui plus est, ait des attirances pour sa propre demi-soeur. Quant à Lorenzo, le Huntington ne le savait pas encore mais n'allait pas tarder à l'apprendre, d'une façon ou d'une autre.

Lorenzo laissa échapper un long soupir. La présence et la préoccupation de Mike lui faisait prendre conscience que son comportement était des plus répréhensibles. Pire, cette attitude ne lui ressemblait pas. Il était Lorenzo Di Mascio, merde, professeur respecté et écouteur, conseiller raisonnable et véritable soutien. Ce soir, il ressemblait à une loque. A moitié avachi sur le bar, saoul et dépressif, il inspiré pitié, voire dégoût. La réaction de Mike, la déception que se lisait dans ses yeux, motivait soudainement le professeur à se ressaisir, à relever la tête et à affronter les problèmes avec force. Malheureusement, il était encore bourré.


« Non bien sûr, si tu es capable de vivre loin de ce blog de malheur, je t'encourage. » DS avait considérablement aggravé son couple. Mais au fond, tout était de la faute de Lorenzo. C'est lui, qui était retourné voir Nina, il n'avait pas été poussé par DS, il avait agi de son plein gré. Et reporter la faute sur ce blog de malheur n'était qu'une excuse de looser. Or, il voulait se ressaisir et arrêter de s'effondrer ainsi.


Mais affronter le problème en adulte signifiait également admettre à haute voix que c'était lui qui avait merdé. Qu'il était le fautif qui s'était mis tout seul devant ce (ou plutôt ces) verres d'alcool. « Disons que cette dispute est plus grave, ce qui explique que je me trouve là. » dit-il, les yeux rivés sur ce verre qu'il ne voulait plus boire. Ses pensées brouillées s'éclaircissaient par moment, de brefs éclairs de lucidité le traversaient, mais très vite il sentait à nouveau le sol tanguer autant que sa vie actuelle. « Arrête de me faire la morale maintenant Mike, merci. Je vais rentrer chez moi » son ton s'était voulu plus dur, probablement vexé qu'un gamin plus jeune que lui ait raison, et le trouve dans un état si lamentable. Mais en se levant de son tabouret, Lorenzo sentit bien vite qu'il allait tomber. Il s'accrocha au bar de justesse, manquant de s'effondrer sur le sol.

Personne n'était vraiment capable de vivre loin de Dirty Secret, à moins de quitter la ville, et encore ce n'était pas sûr puisque l'anonyme pouvait encore parler de vous, dans votre dos, alors que vous étiez loin de la ville. C'était donc une spirale infernale de laquelle on ne se sortait pas, arrivé à Magnolia Crescent cet(te) inconnu(e) s'attaquait à vous, à votre famille, vos amis, et révélait tout, les petits secrets comme les plus gros, de façon malicieuse, à vous rendre fou, tout doucement. Et ça ne s'arrêtait pas, il y avait aussi les secrets des autres, qui vous concernaient tous plus ou moins. Mike n'avait pas encore vu le dernier article en date mais il était persuadé qu'il y aurait au moins une information qui le surprendrait lorsqu'il le lirait ; comme d'habitude.

« Je m'en doute. »

Si Mike n'avait pas eu besoin de signaler à Lorenzo qu'il ne savait pas toute l'histoire mais qu'il était tout de même au courant de quelques petites choses, il n'aurait pas répondu à l'aveu du professeur, qui reconnaissait que la raison pour laquelle il était là était plus grave qu'un simple crêpage de chignons avec sa femme. L'homme faisait semblant de révéler des choses, pensant que cela occuperait Mike alors qu'en vérité il ne dévoilait rien. Concéder qu'il n'avait pas eu une petite dispute avec Summer, mais bien une grosse ne l'avancerait en rien ; Mike l'avait déjà deviné. Il essayait donc d'aider à son tour son ancien professeur, qui était le seul qu'il n'ait pas méprisé au temps du lycée et qu'il avait fait mine d'écouter – tandis que pour les autres, il balayait leurs paroles avant qu'ils n'aient pu finir leur phrase – mais ça ne semblait pas plaire à Lorenzo, qui décida qu'il était temps pour lui d'aller se terrer autre part. Cependant, lorsqu'il se releva, Mike vit nettement qu'il vacillait et ça ne manqua pas ; l'homme se raccrocha au bar et revint à sa place aussi vite qu'il l'avait quitté. Mike n'avait pas bougé, il ne faisait aucun doute que Lorenzo n'allait pas aller bien loin, du moins pas avant un moment.

« Vous êtes venu ici à pieds ? »

Il pouvait toujours le raccompagner en voiture, mais si Di-Mascio était arrivé jusqu'au bar en marchant, ça n'allait pas être possible ; Mike se voyait mal le porter jusqu'à sa maison, alors qu'il était déjà chargé de sa sacoche. C'était donc au choix, soit il restait ici jusqu'à ce qu'un taxi veuille bien se pointer, soit il avait sa voiture et Mike le ramenait, mais il n'était pas sûr qu'il ait vraiment le choix.

Mike semblait s'impatienter, peu satisfait des réponses que Lorenzo lui donnait. A sa place, le professeur aurait probablement réagi de la sorte. Voir quelqu'un que l'on respecte dans un si piteux état, et ne même pas pouvoir comprendre ses raisons. Lorenzo s'était toujours appliqué à être à l'écoute de ses élèves, sans trop en faire. Il ne voulait pas tomber dans le cliché du professeur qui se la joue cool, porte des maillots de basket et vient fumer des oinj avec les jeunes à la sortie du lycée. Mais il était sympathique, enlevait son costume de professeur en dehors des heures de classe, et était toujours de bons conseils. Il avait cette chance d'analyser les situations et d'en tirer les bonnes solutions, grâce à son esprit cartésien et à sa logique méthodique. Pourtant, quand il s'agissait de lui, il restait au point mort, incapable de déterminer quelle vitesse enclencher pour avancer. On dit toujours que le cordonnier est le plus mal chaussé, Lorenzo en faisait aujourd'hui les frais.

Alors pourquoi rejetait-il l'aide de Mike ? Par honte, sans doute. Leur différence d'âge n'était pas très grande, à peine une génération les séparait. Ils n'étaient ni amis, ni très proches, mais rien ne les empêchait de le devenir. Pourtant, Lorenzo se refusait à la confidence. Peut-être que finalement, il jugeait Mike un peu trop jeune. Et puis, il n'était vraiment pas fier.

« Non non, ma voiture est dehors. » Peut-être aurait-il dû choisir le mensonge, afin de se débarrasser de ce Mike trop curieux. Mais la dose d'alcool qui baignait dans son sang l’empêchait de réfléchir à long terme. « Tu veux que je te raccompagne c'est ça ? » proposa-t-il, en tirant ses clés de sa poche.

Ils ne tardèrent pas à sortir, ce bol d'air frais fit un bien fou au professeur, qui déjà se sentait moins vitreux, moins pâteux. Il n'avait jamais eu de problème avec l'alcool, et demain matin tout serait redevenu normal, une simple gueule de bois en guise de souvenir. Alors, pour l'heure, il voulait juste aller se coucher, et oublier cette mauvaise soirée. « Tu n'avais pas tort, boire quelques verres ne m'a pas aidé du tout à résoudre mes problèmes, c'est idiot » lança-t-il à son ancien élève.

Mike était donc prêt à raccompagner son ancien professeur jusque chez lui, il ne pouvait pas le laisser boire verres sur verres jusqu'à l'inconscience. Et si c'était de faire face à sa femme dont Lorenzo avait peur, alors Mike n'aurait qu'à lui parler. Il aviserait, mais en attendant il n'avait pas envie de rester plus longtemps dans ce bar, ni d'y abandonner son professeur. Ce dernier, affirmant que sa voiture était juste à côté, lui demande s'il voulait qu'il le ramène, comme s'il était encore en état de conduire et sur le même ton, Mike répondit.

« On va dire ça comme ça. »

Il était bien sûr hors de question qu'il prenne le volant, d'ailleurs le Huntington avança la main pour prendre les clefs que le trentenaire avait sorties mais, déjà, l'enseignant se levait et se dirigeait vers la sortie. Mike le suivit, se préparant à l'avance à devoir lui chiper les clefs en vitesse. À quelques pas de la voiture, Lorenzo redressa la tête et avoua qu'il y avait eu du bon dans ses paroles ; son geste avait été stupide. Mike eut un petit sourire, content de revoir Lorenzo Di Mascio, son professeur au temps du lycée, qui leur avait lui-même dit que boire ne réglerait en rien les soucis.

« Je pense qu'il vaudrait mieux que je conduise. »

Mike fit rapidement le tour de la voiture, prit les clefs et la place du conducteur. Mieux valait agir avant que l'intéressé ne commence à protester. Il ouvrit la portière côté passager et quelques minutes plus tard ils étaient en route, direction Magnolia Crescent. Mike savait plus ou moins où son professeur habitait ; à l'autre bout de la rue, au total opposé du n°13 des Huntington, assez éloigné pour qu'ils ne se croisent pas tous les matins en se rendant au lycée. Par contre il n'avait jamais vraiment su quel était le numéro exact de la maison, ou alors s'il l'avait su un jour il ne s'en souvenait plus aujourd'hui. Il alluma la radio, refusant cependant de mettre le son très fort, mais en cette fin de soirée il n'y avait plus grand chose d'intéressant à écouter. Le silence revint donc dans l'habitacle, Lorenzo était tellement calme que Mike se demanda même s'il ne s'était pas endormi.

A peine furent-ils sortis, que Lorenzo eut du mal à se souvenir du lieu où il avait garé sa voiture. Un autre inconvénient de l'abus de boisson. Mais finalement, il la retrouva bien vite, cette vieille voiture usagée. Aussi démodée que lui, aussi terne que sa vie. Il sortit ses clés de sa poche, mais aussitôt Mike les lui prit des mains. « Mais ! » Trop tard, son ancien élève s'imposait déjà sur le siège conducteur. Résigné, Lorenzo prit place sur celui du passager, il n'allait pas se faire prier. Dans son ivresse, une once de raison restait, tenace. Elle le faisait bien chier, cette raison à la con. Celle qui l'empêchait de vivre sa vie égoistement, de n'en faire qu'à sa tête, de se séparer de Summer pour courir vers Nina. Celle qui l'empêchait d'abandonner après de Rose. Celle qui venait toujours le rappeler à l'ordre, pour l'empêcher de déraper, pour qu'il reste cet homme stable et responsable qu'il était. Jamais, le professeur ne pourrait pêter les plombs, devenir un loubard et acheter une grosse cylindrée. Sa raison était là pour le surveiller. Cette petite voix qui lui soufflait la conduite de gentleman, même ce soir, elle n'avait disparu que durant quelques heures.

« Surtout, fais attention, les vitesses sont difficiles à passer, les plaquettes de frein sont un peu usées, donc il ne faut pas freiner trop brusquement » D'habitude, il avait honte de l'état de sa voiture. Achetée d'occasion à son retour ici, elle était âgée, pourtant il ne la changeait pas. Elle accumulait les problèmes, cependant le professeur ne versait pas un centime pour la réparer. A vrai dire, il ne versait pas un centime pour rien du tout. Cette voiture, était, pour l'instant, la seule chose qu'il possédait. Et pour agrandir ses biens, il devait continuer à s'en contenter, préférer le bus dès qu'il le pouvait, économiser. Il avait pris l'habitude, sans y être particulièrement attaché. Il n'avait guère le choix.

Il reconnut rapidement leur quartier. Il se sentait vide, pâteux, mais il ne faudrait plus beaucoup d'efforts pour se porter jusque chez lui. « Arrête toi chez toi, je conduirai jusque ma maison. J'habite à l'autre bout de la rue, à la 44, inutile que tu fasses ensuite le chemin inverse à pied. » Il avait rapidement mémorisé où habitait chacun de ses élèves. Un toc de mémoire, utile parfois.

La voiture de Lorenzo semblait âgée, un peu comme celle de Mike qui était désormais en totales « vacances réparations » tant il y avait de choses à retaper sur ce vieux modèle. Le Huntington avait donc l'habitude avec les vieilles caisses réticentes, pourtant il ne put s'empêcher d'être surpris lorsqu'elle cala à la seconde même où il voulut freiner pour entrer dans un rond-point. Ce petit choc sembla sortir Lorenzo de sa semi-inconscience, car il se décida enfin à le mettre au courant pour les problèmes de freins et de changement de vitesse.

« J'ai vu ça, oui. »

Bon, maintenant qu'il le savait, il allait faire un peu plus attention, il ne s'agirait pas d'abimer la voiture de son ancien professeur comme s'il était lui-même bourré, alors que ce n'était absolument pas le cas. Le reste du trajet se déroula sans encombres, à vrai dire il n'y avait pas la foule sur les routes à une heure aussi avancée de la soirée, et bientôt ils arrivèrent aux portes de Magnolia Crescent, longeant au pas les premières maisons le temps de savoir à laquelle ils devaient s'arrêter. En fait Mike attendait plus que Lorenzo se manifeste, affirmant qu'ils venaient de dépasser sa maison ou qu'ils n'étaient plus qu'à quelques mètres, il était peut-être son conducteur pour un soir mais il avait quand même besoin d'un minimum d'instruction, un peu comme un GPS, il suffisait de donner une adresse pour qu'il vous y conduise. L'avancée au ralenti fit son petit effet et Lorenzo ne tarda pas à révéler le numéro de sa maison en voulant déposer Mike chez lui. Mais c'était bien sûr une tentative vouée à l'échec.

« N°44, c'est noté, arrivée prévue dans quelques secondes. »

Ignorant délibérément la proposition de Lorenzo de le laisser conduire, même jusqu'à l'autre bout de la rue, Mike continua sur sa lancée, dépassant le N°13 en quelques coups sur la pédale d'accélérateur. Tant qu'à faire le chauffeur, autant le faire à fond, et puis ce n'était pas quelques minutes de marche qui allaient le tuer.
Arrivés devant l'allée de la numéro 44, Mike fit bien attention à ne pas appuyer trop fortement sur la pédale de frein, histoire de ne pas tout péter juste devant leur point d'arrivée. Au point mort, il se pencha pour regarder la maison ; aucune lumière n'était allumée, certaines pièces avaient même leurs rideaux tirés, la maison semblait totalement calme. Avec un peu de chance, Lorenzo arriverait peut-être à rentrer ni vu ni connu, sans se faire remarquer.

Lorenzo était incapable de dire s'il s'était endormi ou non, durant le trajet. En tout cas, il eut l'impression que le bar se trouvait tout à côté de chez lui, tant le retour fut rapide. En un battement de paupière, il aperçut déjà sa maison. Ah moins que Mike n'ait simplement roulé trop vite. Quoi que, cette possibilité était difficilement envisageable, sa voiture n'aurait pas supporté la vitesse. Faire rouler un apprenti garagiste dans une épave relevait presque du comble, mais Lorenzo était trop bourré pour ressentir la honte. Un jour, il changerait de voiture, en achèterait une digne de ce nom, comme il en rêvait enfant. Pour l'heure, il n'en avait pas les moyens, et se cachait derrière de faux principes écolo pour prendre les transports en commun. Il ne sortait sa voiture que très rarement, mais dans les soirs comme ça, où il agissait avant de réfléchir, il se retrouvait avec sa vieille quatre roues à remonter le quartier, en priant pour que personne ne l'aperçoive. La nuit était tombée depuis longtemps, la rue était désert, alors Lorenzo osa y voir une chance du destin. Pour une fois.

« Bah ... merci » dit-il à son ancien élève, quand il se gara devant son garage. Lorenzo décrocha sa voiture, cependant il ne sortit pas tout de suite. Il n'osait pas. Il ne voulait ni affronter Summer, ni passer la porte de cette maison. Comme si à l'instant où il poserait le pied à l'intérieur, il serait à nouveau emprisonné, privé de liberté. Et l'alcool ne pourrait rien y faire, la boisson ne lui rendait ce sentiment que temporairement. Inutile néanmoins de retenir plus longtemps le jeune homme, qui avait déjà suffisamment gâché sa soirée. « Vas-y, rentre chez toi Mike, ça va aller maintenant, tu ne vas pas me mettre au lit non plus ! Je vais attendre ici, un peu, puis je rentrerai chez moi » "Chez moi", comme cette expression sonnait faux. Car, au sens propre comme au figuré, il n'était pas vraiment chez lui, et cette maison n'était pas vraiment la sienne. Ce foyer n'était pas vraiment le sien ... Car au fond, Summer et lui ne formaient pas vraiment un foyer, ni une famille.

Mike avait déjà mis fin au soulage de Lorenzo avant de le raccompagner chez lui, ce qui n'était pas rien non plus vu l'obstination de l'homme à continuer ce qu'il avait commencé. Mais il ne pouvait pas faire plus, d'abord parce que ce n'était pas à lui de s'occuper de son ancien professeur, ensuite parce que ce dernier était assez responsable pour prendre soin de lui-même. Du moins, il l'avait été pendant un temps. Dans le cas contraire Mike espérait que sa femme aurait assez de pitié pour le prendre en charge, malgré leurs disputes.
Hochant légèrement la tête à la réplique de Lorenzo, le priant de rentrer chez lui et de le laisser seul, il enleva sa ceinture et ouvrit sa portière.

« Bon. Bonne soirée Monsieur Di Mascio ! »

Il sortit, referma la portière, et réalisa alors qu'il l'appelait encore par son nom de famille, ainsi que par « Monsieur » ; vieille habitude de l'époque du lycée. Il s'était tellement habitué à appeler tous les adultes ainsi qu'il avait, malgré tout le temps déjà écoulé, du mal à se faire à l'idée de les appeler par leur prénom. Quoique, hormis Lorenzo, il ne croisait plus beaucoup de ses anciens professeurs. Relevant sa sacoche sur son épaule, il prit la direction de sa maison, lentement, profitant de la fraicheur de la nuit et du silence. En rentrant il repensa à la réaction de Di Mascio devant son ménage qui avait emprunté le mauvais chemin ; le désespoir était tel qu'il s'était même autorisé une chose qu'il avait toujours bannie, et pour le coup il n'y était pas allé de main morte. C'était désolant, mais en même temps Mike espérait que les choses s'arrangeraient. C'était, certes, un espoir bien naïf, ne connaissant rien de l'histoire il ne pouvait réellement se permettre de juger, mais c'était la seule chose qu'il pouvait faire pour le couple. En tout cas, une fois chez lui, il lirait ce fameux article de Dirty Secret, histoire d'être un peu plus renseigné sur cette affaire qui avait l'air bien compliquée et que seule l'anonyme était capable d'expliquer sans tabous..