Quand cette Sasha Adamovitch avait proposé a Katarina d'écrire un article sur son agence, l'estonienne s'était d'abord montrée suspicieuse. Elle connaît cette femme de par les articles de Dirty Secret, et elle y tenait le rôle d'une briseuse de ménages. L'un des ménages les plus mythiques et puissants du quartier, un couple qui durait depuis de nombreuses années désormais. Forcément, Katarina avait déjà forgé son lot d'apriori sur la journaliste. Mais après concertation avec son mari, elle n'allait pas cracher sur un coup de pub. Elle ravala donc sa fierté, et finit par accepter la fameuse interview, gardant en mémoire qu'elle agissait de la sorte pour son agence, et que dès lors elle ne trahissait pas ses convictions.

Le rendez vous fut fixé au Gordon coffee, un lieu neutre et sans doute approprié pour la scène. Katarina n'avait encore jamais donné d'interview, pas une où elle était l'unique interrogée, en tout cas. Un stress l'avait rapidement gagnée et, plus elle approchait du lieu fatidique, plus elle sentait cette boule grossir dans sa gorge. Pourtant, l'épreuve n'était pas si terrible, Sacha écrivant dans un journal papier, l'entremetteuse pourrait probablement revoir ses réponses si l'une de ses phrases ne lui convenait pas. Et puis, elle aimait tant parler de son travail ... Ainsi rassurée, elle afficha un sourire serein en entrant dans le café. Repérant rapidement Sasha, elle rejoignit sa table. « Bonjour Sasha, j'espère que je ne t'ai pas trop fait attendre » dit-elle en s'asseyant, avant de réaliser qu'elle avait peut-être pris ses aises un peu vite. « Oh excuse moi, puis-je te tutoyer au moins ? » demanda-t-elle, confuse.

Un serveur vint alors s'inquiéter de leur commande, Katarina demanda alors un café fort, nécessaire si elle ne voulait pas céder au stress. Elle se tourna alors vers la journaliste, pour l'interroger du regard a propos de son choix de boisson. Attendant alors que l'interview commence, Katarina toucha nerveusement ses cheveux. Elle craignait que ses cheveux ne se transforme en choucroute boursouflée, ou pire, que son mascara coule, que son rouge à lèvres laisse des traces sur ses dents. Peur idiote puisqu'elle n'allait pas passer à la télé. Mais il y avait tant de sujets que Katarina craignait d'aborder. Son passé de paysanne, par exemple, son enfance, ou ces rumeurs affreuses colportant que l'Estonienne aimait son mari uniquement pour l'argent.

Le stress de Katarina ne désemplissait pas, face à la journaliste. Jamais elle n'avait donné d'interview seule, Harrison avait toujours été là à ses côtés. Ils avaient fait l'objet de beaucoup d'articles, à Baltimore, et même si Katarina gardait principalement la parole, la présence de son mari changeait considérablement la donne. Quand il était avec elle, Katarina se sentait soudainement plus forte, comme si aucun mot de travers ne sortirait de sa bouche, aucun contre sens ou aucune révelation gênante. Seule face à Sasha, elle était démunie. Et son morale des derniers temps n'étant pas au beau fixe, avec ce bébé qui ne voulait toujours pas pousser au creux de son ventre, Katarina était donc loin de se sentir à l'aise et détendue. Qu'importe, l'agence avait besoin de cette interview, les célibataires peinaient à se présenter à leur porte. Katarina était décidée à connaître le même succès qu'à Baltimore, et prit donc sur elle. « Bien sûr que je suis toujours d'accord ! » Et elles se lancèrent, enfin, après avoir commandé auprès du serveur.

Les premières questions furent simples, rien de difficile, Katarina connaissait l'histoire par coeur. « Notre première agence, nous l'avons créée à Baltimore, il y a quelques années. On nous répétait sans cesse combien notre amour était beau, pur, enviable ... Notre entourage célibataire rêvait de trouver l'âme soeur comme nous nous étions trouvés, Harrison et moi. Alors, nous avons décidé d'utiliser ce talent, celui de déceler la bonne personne, le petit truc, et de monter une agence de rencontre. Nous avons tout de suite eu un succès fou !! Le taux de satisfaction des clients a vite atteint des sommets, et peu de couples que nous avons formé se sont séparés. Alors, après quelques années, nous avons décidé de prendre soin de nous, de nous éloigner de la grande ville, j'avais envie d'une petite banlieue, et nous voilà ! » conclut-elle en riant gentiment. Deux fossettes creusaient joliment ses joues, lui donnant un visage d'enfant. « Et finalement, nous avons décidé de retenter l'aventure, ici, à Magnolia, car les célibataires courent décidément les rues ! » Cette dernière remarque n'était pas anodine. Alors qu'elle plongeait sa bouche dans son cappuccino, Katarina observa attentivement la réaction de son interlocutrice. Elle n'était pas sans connaître les déboires amoureux de la jeune femme, et le statut de la "maîtresse de l'homme engagé" avait toujours intrigué l'Estonienne. « Oh, et j'ajouterai que, avec le temps, nous avons proposé d'autres services ! Des soirées, comme à la Saint Valentin par exemple, nous dispensons également du coaching, pour aider les gens à avoir confiance en soi, à gagner en assurance face à l'être aimé. Attention, pas de ces cours de drague pour être sûr de conclure à la fin du rendez-vous, nous créons l'amour, pas la débauche » précisa-t-elle, déjà outrée que son agence puisse être associée à une si mauvaise image. Elle avait eu vent de ces coachings en séduction que prenaient certains hommes. Honteux, selon elle.

Katarina était presque essoufflée, après une si longue tirade. Elle n'avait pas l'habitude de divaguer autant et, à vrai dire, elle se surprenait un peu elle-même. Non peu fière de cet exploit, elle le voyait comme le signe que son accommodation aux Etats-Unis suivait encore et doucement son cours. Katarina était toujours à l'aise quand il s'agissait de dialoguer avec un client, de ses besoins en amour, de ses attentes ... Mais en dehors de son agence, elle se retrouvait parfois à court de mots, d'idées. Une hantise chez elle, qui vivait ces moments comme si une grande pancarte se dressait au dessus de sa tête, indiquant "eh, je suis Estonienne, pas Américaine, je suis différente, je ne fais pas partie des vôtres". Ce sentiment était plus fort qu'elle, même si elle aspirait à se sentir chez elle, ces échecs lui donnaient l'impression détestable de ne pas être parfaitement à sa place. Bien sûr, Harrison était un ange avec elle, mais Katarina en exigeait toujours plus, toujours trop, d'elle-même.

Quand Sasha évoqua d'éventuels points négatifs dans leur business, Katarina décida d'être des plus honnêtes. « Ce n'est pas vraiment du mécontentement, mais parfois certains clients font preuve d'impatience et donc se plaignent de la lenteur. Mais finalement, nous leur trouvons toujours chaussure à leur pied. Je pense que c'est les seules désapprobations que nous avons pu connaître. Ça, et la fille qui a participé au speed dating et qui s'est offusquée de ne pas tomber avec des mecs sexy. Ce à quoi nous avons répondu qu'il s'agissait avant tout d'une soirée à but caritatif, et que nous n'étions pas un agence de gigolos. » dit-elle en haussant les épaules, encore choquée par le comportement de cette fille, qui osait confondre L'Attrap'coeur et un site de rencontres online pour plans au lit. « Sinon, jamais personne n'a passé le pas de la porte pour crier que notre agence était une infamie. » Elle eut un petit rire, tant la situation serait grotesque. Mais si jamais elle arrivait ... Pire, si cette personne mal attentionnée venait faire du tort à son commerce quand elle serait enfin enceinte, et donc absente ? Elle ne pouvait imaginer Harrison gérer cette catastrophe seul, ils étaient deux. Enfin c'était surtout elle, la communication. Katarina était désemparée, elle passa sa main sur sa bouche, cherchant à cacher sa surprise. Mais c'était déjà trop tard, sa réaction n'avait pas échappé à Sasha. L'Estonienne déglutit en relevant la tête vers la journaliste. Aucune réponse ne sortait de sa bouche. Elle se ressaisit bien vite, mais il était facile de deviner que Sasha ne la laisserait pas s'en sortir sans une explication. Cependant, il était impensable de lui confier les craintes liées à sa prochaine future grossesse. « Oui bien sûr, une simple absence. » Afin de ne laisser à la jeune femme le luxe d'approfondir, Katarina décida de prendre les devants par la force. « Dites moi Sasha, pourquoi ne vous êtes vous jamais présenté dans une agence de rencontres ? Vous permettez que je pose également une simple petite question, si ça ne vous dérange pas ? » Bien sûr, sa seconde question était purement oratoire, puisqu'elle avait déjà posé la première. Mais Katarina communiquait toujours ainsi. Mettre l'interlocuteur en position de force apparente, lui faire croire que le choix lui appartient. Alors qu'au fond, Sasha serait sans doute gênée de ne pas répondre, puisque le sujet avait été lancé.

Katarina prit volontiers les compliments de Sasha en souriant. Alors qu'elle portait sa boisson à sa bouche, pour cacher son impatience quant à la réponse de la journaliste, Katarina faillit tout à coup s'étouffer. Elle avait imaginé bien des excuses, pour justifier l'indisponibilité de Sasha. Manque de temps, manque de confiance ... La réponse de la jeune femme était à mille lieux de ses attentes. Elle toussa une ou deux fois, puis retrouva une respiration normale, lui permettant d'affronter Sasha à nouveau. Cette fille la décontenançait, l'empêchant même de formuler toute réponse durant quelques secondes. Comment pouvait-elle comparer leurs sentiments, il n'y avait là aucune ressemblance ! Katarina se sentait souillée, d'être assimilée à cette maîtresse sans vertu, à cette fille de joie sans principes. La colère montait, son sang bouillait, le contrôle lui échappait petit à petit. Et quand Sasha eut le culot de revenir sur le sujet de l'agence, sans ménagement, ce fut le pompon. Néanmoins, contrairement à elle, Katarina était capable de se tenir. Se qualifier de garce en public et auprès d'une inconnue, quel toupet, quel manque de savoir vivre. Même après ce silence, Katarina restait désespérément outrée. Alors, évoquer l'agence en premier lieu n'était pas une si mauvaise idée.

« Ce qu'elle m'apporte ? Mais de quoi vivre, déjà, puisque c'est mon métier, quel question. » Tourner au ridicule la question de la journaliste relevait quelque peu de la puérilité, mais Katarina éprouvait des difficultés à se contenir. L'envie de cracher à la figure de Sasha que leurs situations amoureuses ne se ressemblaient en rien, car elle n'était pas une garce ni une briseuse de ménages, la taraudait. « D'un point de vue personnel, mon agence m'apporte de la fierté, l'assurance que je suis bonne dans ce que je fais, que j'ai les compétences pour assembler les couples qui vont fonctionner. Les relations amoureuses, c'est mon domaine, vous voyez. » Elle marqua une pause, laissant à la jeune femme le temps de prendre des notes. Puis, le besoin de porter la touche finale fut trop forte. « Dès lors, je ne peux absolument pas cautionner que vous nous compariez, vous et moi. En aucun cas je n'ai de ressemblance avec une "garce", comme vous vous qualifiez, qui brise un ménage heureux, qui possède un enfant en plus. Et en aucun cas une telle relation, basée sur la destruction et le malheur d'un enfant, ne peut être voué à la réussite » Elle se rapprocha un peu pour la confidence. « Et vous pouvez me croire, j'ai de l'expérience dans les relations amoureuses. » Le clin d'oeil qu'elle lui asséna à la fin était presque impoli, et Katarina aurait pu culpabiliser, si cette jeune femme ne la dégoûtait pas autant.

Cette fille l'exaspérait tellement que mener à bien cette interview devenait de plus en plus compromis. Katarina avait pleinement conscience d'être allée trop loin, cependant le comportement de Sasha l'horripilait, elle ne pouvait comprendre comment il était possible de construire son propre bonheur sur les bases du malheur d'autrui. A moins d'être totalement égoiste, sans coeur. Et si telle était son interlocutrice, alors elle ne méritait que la haine de l'estonienne. « Et que vous soyez propriétaire d'un magasine ne prouve pas non plus que vous êtes une bonne journaliste, effectivement. » Elle n'éprouvait plus aucune gêne à parler si méchamment à cette fille qui ne prenait pas de gants non plus. Et puis, cette fille totalement débile avait commencé la bataille, en se qualifiant de garce. S'insulter soi-même, c'est autoriser le reste du monde à en faire autant. Car si vous ne prenez pas vous même la peine de vous respecter, pourquoi devrions-nous nous embêter ?

Heureusement, Sasha décida de mettre fin au manège. Quand elle la vit commencer à ranger ses affaires, Katarina poussa un soupir de soulagement, remerciant le ciel de terminer prématurément sa rencontre avec le diable. Cependant, la journaliste n'en avait pas fini avec elle. Kat roula des yeux, agacée par toutes ces mesquineries. Cette fille était vraiment immature. « Je vous remercierais de me faire parvenir l'article avant de le publier, afin que je le valide. » Elle marqua une pause. « Et je ne comprends absolument quel est cet effet inverse dont vous parlez, effet de quoi ? Inverse de quoi ? Pour une femme dont le métier consiste à manier les mots, vous vous exprimez très peu clairement. » Sur ce, Katarina commença à sortir son propre porte feuille afin de régler sa note et de s'en aller au plus vite.