Je me suis levée tard, comme toujours. C'est une drôle de vie ça, se coucher à 4h30 et se lever à 14h chaque jours. Le métier de barmaid ne permet pas une vie de famille, ou même une vie sociale normale, on est tout le temps décalé par rapport au reste des gens. J'ai donc passé mon après midi tranquillement, ayant la maison pour moi toute seule. J'ai lu, j'ai fait un peu de rangement, j'ai même fait des cupcakes ! En fin de journée je suis allée prendre ma douche et je me suis décidée à préparer le dîner pour Alana, Junie et moi. La première rentre plus tard du travail et Junie vient tout juste de rentrer à la maison. Toute propre, je m'attelle donc en cuisine, prise d'une motivation rare. Je commencé à sortir les ingrédients: haricots verts, oignons, ail, saucisses et à préparer le repas. Pendant que ça cuit, je mets la table. Bien sûr, maladroite comme je suis, je laisse tomber un verre qui s'écrase au sol. Depuis le couloir, j'entends Junie parler, mais trop agacée je ne prends pas la peine de répondre. Je m'accroupis tout en râlant pour ramasser les bouts de verre. Junie ne doute plus: elle sait que c'est moi qui ai encore fait des bêtises. Oui ça va ! Ne rentre pas dans la cuisine il y a du verre partout ! Il ne manquerait plus que mon amie aveugle vienne et se blesse par ma faute... Je ramasse les gros bouts et les mets à la poubelle puis donne un coup de balais pour faire disparaître les plus petits bouts. Fiou, c'est bon tu peux entrer ! dis je à l'intention de Junie. De toute façon, les haricots sont prêts.

Je rajoute un verre sur la table et sert les deux assiettes tandis que Junie entre dans la cuisine et s'installe à sa place. Elle me demande ce que j'ai préféré. C'est normal puisque même si elle est capable de sentir, elle ne peut pas voir ce que j'ai mis dans son assiette ! J'ai presque envie de lui dire de deviner, mais ce serait un petit peu cruel. Haricots et saucisses, avec tomates, oignons et ail, dis je fièrement. Attention c'est chaud ! Je m'installe face à elle et remplit les deux verres d'eau. Je souffle sur mon assiette, impatiente de pouvoir dévorer ce plat que ma grand mère faisait souvent. Junie me demande me demande si ça va, apparemment je semble anxieuse. Je secoue la tête négativement. Ca va, ne t'en fais pas. Et toi ? Il est quand ce rendez vous ? Je sais que mon amie est stressée à l'idée de voir des spécialistes. Mais on a toutes bon espoir qu'elle retrouvera la vue. Après tout, c'était arrivé une fois, pourquoi pas une seconde ? D'ailleurs, lorsque c'est arrivé, Junie n'en a pas dit un mot et a continué à prétendre qu'elle était aveugle. Les filles et moi l'avons appris bien plus tard, grâce à Dirty Secret et, pour ma part, je n'ai jamais eu d'explication. Ce soir est peut être l'occasion d'en savoir un peu plus... La colère qui avait suivi la découverte de ce mensonge est retombée depuis... Lorsque Junie a reperdu la vue, je n'ai pas voulu l'embêter avec cette histoire. C'était déjà assez difficile pour elle. Mais maintenant, j'ai envie de savoir, vraiment envie de savoir. On ne ment pas à ses meilleures amies sans bonne raison, et je suis bien placée pour le savoir...

Depuis quelques temps, l'aveugle ressentait des tensions dans la maison mais n'osait pas en parler. Junie évitait les sujets épineux pour ne pas risquer une guerre entre les colocataires, sachant qu'il y aurait deux parties et qu'elle devrait -une fois de plus- rétablir la paix entres elles. Enfin, la jolie brune allait pouvoir passer un peu de temps avec Tara, qui semblait légèrement sur les nerfs ces derniers temps et ça ne lui plaisait pas tellement... "Hum... ça m'a l'air délicieux tout ça !" En tout cas, à l'odeur ça avait l'air appétissant, après à vu d'oeil... Junie ne pouvait savoir mais elle avait confiance en les talents de madame Cross. Prenant sa fourchette, elle planta celle-ci dans sa nourriture et mangea la première bouchée. "Je confirme, c'est excellent !" Dit-elle avec un grand sourire et buvant une gorgée d'eau par la suite.
Le sujet dériva sur son rendez vous. Junie reprit une bouchée puis attendit de finir sa bouche avant de répondre. Ca la stressait de parler de ça, surtout qu'elle avait menti à ses colocataires par rapport à sa vue auparavant. Soupirant doucement, elle reposa sa fourchette. "Ce week end, on m'accompagne donc aucune de vous ne sera obligées de venir." finit-elle par dire avec un sourire. Junie n'aimait pas leur imposer de venir avec elle, surtout qu'elle leur avait menti pendant très longtemps sur sa cécité et avait bien réussi à garder son secret. Le sujet n'avait jamais été abordé par ses colocataires et la bibliothécaire s'en portait pas plus mal. Junie ne voulait pas raviver les flammes qui avaient commencé à s'éteindre.

Nous sommes installées à table et commençons à manger. Junie m'assure que ce que j'ai cuisiné est délicieux, et j'en suis bien aise. Peut être qu'elle me dit ça seulement pour me faire plaisir, mais je décide de ne pas m'en faire. Une fourchettée et je n'ai plus de doute: mon plat est vraiment bon ! Cela fait un moment que j'ai faim alors j'attaque mon assiette sans me faire prier. On commence à discuter de son futur rendez vous, qui la tracasse apparemment. Elle me dit qu'aucune d'entre nous n'aura à l'accompagner car elle y va avec quelqu'un d'autre. De toute façon, je n'ai pas le permis, alors ce n'est jamais à moi qu'on demande un tour en voiture... Et c'est plutôt pratique ! Bien que je sois curieuse de savoir avec qui Junie y va, je ne lui demande pas. De la coloc, ça doit bien être elle la plus réservée, la plus secrète. Je prends plutôt mon verre d'eau et en bois une longue gorgée. J'ai très envie d'aborder le sujet de sa cécité mais je ne sais pas comment m'y prendre. J'ai peur de la blesser et qu'elle se braque, j'ai peur que l'on se dispute à cause de ça. Mais d'un autre côté, j'estime avoir le droit de savoir. Alors je prends mon courage à deux mains et inspire un bon coup. Il y a quelque chose que j'ai toujours voulu te demander... Je commence maladroitement, en levant les yeux de mon assiette sur elle, bien qu'elle ne puisse pas le voir. Pourquoi tu ne nous as rien dit quand tu as retrouvé la vue ? Ca y est, la bombe est lâchée.

Maintenant que j'ai posé la question fatidique, la tension est palpable dans la cuisine. On pourrait même dire que la pièce a perdu quelques degrés. Je ne quitte pas mon assiette des yeux, un peu effrayée à l'idée de les relever et de voir la tête de Junie. Celle-ci ne répond pas d'ailleurs, certainement occupée à chercher les mots juste. Ceux qui parviendront à me convaincre. Je finis par relever les yeux et l'observe prendre son verre qu'elle porte à sa bouche. Elle a l'air nerveuse. Je le serais tout autant à sa place. Je pose ma fourchette sur le set de table, soudain bien indifférente à mon repas. Je suis curieuse, terriblement curieuse ! J'ai envie de savoir par quelle pirouette elle va essayer de s'en tirer, mais surtout, j'ai envie de savoir la vérité. Celle qu'elle n'a jamais osé nous dire et que Dirty Secret a fini par nous cracher à la figure. Elle repose son verre et ouvre enfin la bouche: nous étions devenues différentes, c'était devenu un tic, et puis sa vie. Je fronce les sourcils, peu satisfaite de sa réponse. Elle semble agacée, comme si elle n'avait pas envie de se justifier. Pourtant, après des années de mensonge, quelques explications ne me semblent pas superflues. Elle finit par me demander si j'ai d'autres questions. Ah ! Si elle savait ! Je ne comprends toujours pas. Généralement quand on guérit, il est d'usage d'en avertir sa famille et ses amis... Surtout quand on vit avec ! Je me montre un peu agressive, j'ai bien peur que cela tourne à la confrontation... Mais qu'importe: il faut crever l'abcès une fois pour toute.

Cette discussion prend décidément une mauvaise tournure. J'ai peur, j'ai les mains moites et la gorge nouée. Je ne pensais pas que la situation me mettrait dans un tel état. Cependant, je n'ai pas le choix, j'ai lancé la conversation alors maintenant il faut aller jusqu'au bout. Je ne suis pas du genre à me dégonfler et puis tout ça m'a rendue nerveuse, j'ai la mâchoire et les poings serrés. Je sens que ça risque d'exploser à tout moment. Les mots de Junie me piquent comme des dizaines d'aiguilles plantées dans la chair. Les larmes me viennent aux yeux mais, Dieu merci, elle ne peut pas les voir. Elle repousse son assiette et finit même par se lever et marcher jusqu'à l'évier. Je la sens dans mon dos mais je ne bouge pas d'un millimètre. Je suis tout bonnement incapable d'affronter son regard. Intérieurement, je prie pour que l'une des filles rentre à l'improviste, pour que je ne sois pas obligée de faire face à ce qu'elle vient de me dire. Mais ce n'est pas un film, et personne ne vient à ma rescousse. Plusieurs minutes se sont écoulées, il faut que je parle maintenant. Je ne sais pas quoi dire mais je n'ai pas d'autres choix. On... on était des gamines Junie, dis je d'une voix mal assurée, sur le point de se briser à tout moment. C'était il y a longtemps... et ce n'est pas une excuse pour nous avoir laissées dans le mensonge tout ce temps. On aurait été heureuses pour toi. J'ai peur de sa réaction, j'ai peur de briser l'équilibre précaire de notre colocation, j'ai peur qu'après tout ce temps elle n'ait rien pardonné.