François de la Rochefoucauld a dit : ❝ Les défauts de l'âme sont comme les blessures du corps. Quelque soin qu'on prenne de les guérir, les cicatrices paraissent toujours et elles sont à tout moment en danger de se rouvrir. ❞

Au-dessus de leurs âmes en fugue, une couverture noire et scintillante s'étendait à perte de vue. Au loin, une brume rosée faisait timidement son apparition. La voiture avalait la route et les kilomètres défilaient au compteur. La distance augmentait entre Aaron et Magnolia, et tout cela lui procurait une extase terrifiante.



Fugue, J-2.


Aaron soupira bruyamment. Il avait passé une journée terrible. L'ennui, le froid, les conneries d'adolescents pré-pubères – ah, ils sont adultes ? Qui l'eut crû. Non, décidément, Aaron n'avait pas eu le temps de profiter. Il n'en avait guère ressenti l'envie, mais chose était courante ces temps-ci. De nombreux facteurs influaient sur son tempérament et son humeur. Le journalisme avait toujours été un objectif concret mais sitôt son projet d'orientation démantelé, Aaron se retrouvait totalement perdu et démotivé. Le football us et le hockey étaient source de bonheur, et ce depuis des années. Mais on lui avait forcé la main, et ces activités que naguère il appréciait tant avaient perdu de leur charme. Et alors que tous ses repères s'effritaient sous ses doigts, un à un, Aaron ne pouvait même plus compter sur la quiétude de son foyer. Il fallait être lucide, cette sérénité n'existait plus depuis le départ précipité de Tessa. Aaron avait beau se donner de la peine à réunir les fragments de ce miroir brisé, le morceau manquant était trop gros pour permettre à l'ouvrage de se ressouder. Bien évidemment, cette défaite lui était fatale. Lui qui aimait tant faire des efforts pour mériter sa victoire, le voilà à rentrer bredouille d'un combat qui avait duré trois années. Pendant ce laps de temps, Aaron n'avait jamais déposé les armes. Il retournait au front, suant et blessé par les débâcles consécutives. Mais aujourd'hui, le jeune homme sentait un tout autre besoin prendre le dessus. Il était plus que nécessaire d'enfin lâcher prise.
En passant la porte qui le ramenait à la douceur de son domicile, Aaron pria pour n'y croiser personne. Il avait la raisonnable envie de n'être dérangé par rien d'autre que les battements de son cœur. Il trouva le rez-de-chaussée dans le noir, mais cela ne voulait rien dire. Heather passait des heures sombres, elle aussi. Il l'avait trouvée encore saoule de la veille, la tête striée par une gueule de bois néfaste.

-Il y a quelqu'un ? Lâcha-t-il pour s'assurer de l'absence des membres de sa famille.

Il n'eut aucune réponse et s'en satisfit. Il grimpa les marches et se faufila dans sa chambre pour jeter son sac sur son lit. Depuis quelques temps, tout comme il ne parvenait pas à faire le vide dans sa tête, sa chambre était dans un bazar épouvantable. Lui-même ne s'y retrouvait pas, mais c'était plus fort que lui : il était incapable de ranger ce qui, selon les psychologues, le représentait intrinsèquement. Aaron balança le tee-shirt qu'il avait sur lui de l'autre côté du lit et attrapa à la volée un sweat-shirt, qu'il garda sous le coude. Il pensait l'enfiler une fois descendu. Son estomac grognait doucement. L'appel de la nature, de la nourriture, auquel il ne pouvait encore résister. Le garçon extirpa son téléphone portable de son jean et l'objet rejoignit le sac de cours. Aaron ne désirait vraiment pas être dérangé. Il avança en direction des escaliers. Soudain, il sursauta et fit un pas de recul. La porte de la chambre des jumelles venait de s'ouvrir brutalement, tout à côté de lui.

-Dieu Elin, tu m'as foutu la frousse. T'as pas entendu que j'étais rentré ? Demanda-t-il en souvenir des précautions qu'il avait prise pour être certain de son absence. Enfin bref, je vais goûter, tu veux un truc ?

Il n'y avait qu'avec Elin qu'Aaron pouvait encore partager des moments fraternels. Il s'expliquait cette exception par le fait que la jeune fille était parvenue depuis longtemps à lâcher prise.

L’appartement était désert. Ma jumelle était je ne sais où à faire je ne sais quoi avec je ne sais qui. Aaron, n’était pas non plus. Les parents, sauf s’ils étaient invisibles, n’étaient pas là. J’étais seule. Certes, j’aurais pu appeler l’une des innombrables groupies avec qui je trainais à l’université, mais je voulais rester seule. C’était rare que je veuille être seule d’ailleurs. Je faisais tout pour ne jamais me retrouver sans personne. C’était comme si j’avais besoin des autres pour avancer dans la vie. C’était un peu exagérer mais à l’université, on me voyait toujours bien entouré. Quoi qu’il en soit, j’avais bien l’intention de profiter de ces quelques instants. Je n’allais certainement pas travailler mes cours. Même quand il y avait du bruit, c’était du jamais vu de toutes façons, j’allais simplement m’amuser. Je surfais quelques minutes sur internet, passant de Facebook à Twitter et me connectant ensuite sur Instagram. J’ajoutais une ou deux photos, avant de me décider à regarder un épisode d’une série que je suivais en ce moment. Quarante minutes s’écoulèrent et j’allais chercher mon I-pod pour mettre de la musique. Je m’allongeais sur mon lit et mis le son à fond. Je finirais certainement par être sourde mais qu’importe. J’avais l’impression d’être coupé du monde. Rien ne pouvait m’atteindre ça franchement j’adorais. J’envoyais ensuite des textos à certains contacts qui faisaient partis de mon répertoire.En somme, rien de bien intéressant. J’étais tellement plongé dans mon univers que je n’entendis même pas Aaron rentrer. D’un côté, vu à quelle puissance j’écoutais ma musique, j’avais peu de chance de l’entendre. Une fois que j’eus finis de faire le tour de mon I-pod qui comptait un peu de plus 900 musiques –je vous rassure, je ne les ai pas toutes écoutées- je décidais d’aller faire un tour dans la maison, voir s’il y avait des gens. J’ouvris la porte de la chambre assez violemment, il fallait bien avouer et je sursautais lorsque je vis Aaron. Je croisais les bras et lui répondis :

« Bah non, je t’ai pas entendu, j’étais occupé. » En plus, c’était vrai j’étais en train d’écouter de la musique. Il me proposait ensuite d’aller manger, un truc, je souris puis commençais à me diriger vers la cuisine : « Ouais j’ai faim. J’espère que le frigo est rempli… » Je n’étais pas le genre de fille à m’occuper de ça. Les courses, très peu pour moi. Je demandais ensuite à Aaron tout en sortant un yaourt : « Ca fait combien de temps que t’es rentré ? »

Je sortis aussi les gâteaux et une bouteille de coca. Ouais, avec moi le goûter c’était un repas complet mais j’avais de la chance de faire partie de ses filles qui ne prenaient pas un gramme. Je regardais mon frère et attendit sa réponse tout en prenant un gâteau. J’avais l’impression qu’il n’avait pas l’air super bien mais je préférais ne pas lui poser la question. D’une parte parce que je pourrais le faire plus tard et d’autre part parce que s’il voulait m’en parler, il le ferait certainement de lui-même.

Comme Elin avait faim également, ils descendirent tous les deux à la cuisine. La jeune fille s'inquiétait de l'état du réfrigérateur mais c'était une perte considérable d'énergie. Maureen ne laissait jamais le frigidaire et les placards vides. Il y avait toujours à grignoter pour cette grande famille. Heureusement que tous avaient plus ou moins la même constitution : ingérer et digérer sans jamais prendre un gramme ou presque. Pas besoin de faire attention à leur ligne. C'était certainement pour cela qu'Aaron était mince et sec : avec le sport, il n'avait jamais eu un soupçon de gras nul part. Dommage pour celles qui aimaient les formes.
Elin sortit un yaourt, un paquet de gâteau et une bouteille de coca-cola. Aaron hésita une seconde et finit par prendre à son tour un paquet de mikados avec un verre de jus de fruits.

-J'sais pas, un quart d'heure à tout casser, répondit-il à peine convaincu. Tu faisais quoi ? Pas tes devoirs j'imagine, se moqua-t-il bien que ce soit la stricte vérité.

Il se disputa avec l'opercule du paquet avant d'enfin pouvoir manger un bâtonnet chocolaté. Il s'assit sur le plan de travail de la cuisine. Elin avait bonne mine. C'était au moins ça. Lui qui projetait intimement de partir quelque part, il serait rassuré de savoir qu'au moins l'une de ses sœurs n'y porterait pas trop d'attention. Il imaginait même Elin jalouse de n'avoir osé le faire elle-même. Ce serait bien son genre. A moins qu'elle se la joue désobligeante, avec une réplique imparable : « J'aurai plus de temps pour occuper la salle de bain, maintenant ! »
Il n'avait pas trop envie de lui détailler ses plans, surtout qu'ils étaient en réalité très flous jusqu'à présent. Il concevait son départ d'ici très peu de temps, certainement avec Lily qui manifestait d'elle-même une envie de quitter le quartier et la ville et l'état. Mais quand, comment, avec quels moyens financiers ? Il restait beaucoup de questions sans réponses. Donc il ne comptait pas exposer cette histoire à sa jeune sœur, tout comme il ne désirait en toucher un mot avec quiconque.
Il croqua dans un nouveau mikado et s'obligea à poser une question. Etrangement, les conversations qu'il entretenait avec Elin étaient rares. Elle savait pourtant être très bavarde, mais pas avec sa famille. Elin préférait mille fois être à l'extérieur par moins vingt degrés avec un pingouin plutôt que passer un repas avec tous les Hamilton. Et en ce moment, Aaron partageait cette opinion. Enfin, là n'est pas le propos. Il cherchait donc un sujet de conversation à mettre sur la table, mais craignait que toutes ses tentatives n'aboutissent par un échec. Zaïn ? Impossible, il était du côté du garçon. Devenir actrice ? Il savait que c'était le rêve de gamine d'Elin mais c'était prendre des risques : et si elle avait échoué récemment ? Nora Jane ? Parler d'une sœur à l'autre, plus débile tu meurs.

-Et sinon, la fac, t'arrives à gérer ?

Oui, il avait bien choisi l'un des sujets les plus pitoyables du monde. Mais ça, Elin saurait le lui faire comprendre aisément.