Jusqu'à présent, Allie s'était laissée porter: elle n'avait pas eu de choix déterminant à effectuer. Il lui avait suffi de travailler, sérieusement, avec une application certaine et un intérêt plus particulier pour quelques matières, quelques leçons précises. De fait, elle avait plus ou moins le sentiment d'avancer linéairement, profitant de ses facilités pour se construire un dossier solide en vue du moment où son chemin se séparerait en une multitude de sillons dont elle ignorait la destination finale. Ce moment, il arrivait. Depuis sa ligne droite de bonnes notes accumulées elle apercevait déjà les lueurs nouvelles parmi lesquelles elle allait devoir choisir. Pour tout dire, c'était assez effrayant. Finalement, elle en arrivait presque à envier les mauvais élèves: ils n'avaient pas le choix, et donc pas de choix à faire. Ils continueraient peut-être dans une université de bas classement dans la voie la plus représentative de la seule matière où ils avaient la moyenne. Certes, Allie reconnaissait volontiers que ce serait plus difficile pour eux de faire impression à leurs entretiens d'embauche à venir, mais elle savait également qu'ils seraient au moins tranquilles pour trois ans de plus: elle pas. C'était maintenant, là, dans quelques mois: elle enverrait ses dossiers, passerait ses examens et devait faire tout ça non seulement avec son brio habituel mais en plus de manière efficace et réfléchie. Faire des choix. ça aurait dû être très simple pour une jeune fille qui avait un avis sur tout et avait des tonnes d'idées pour révolutionner le monde. Il fallait croire qu'elle pensait plus facile de changer la totalité du système mondial que sa simple petite vie, depuis laquelle elle disposait de bien moins de recul que lorsqu'il s'agissait d'étudier un pays si lointain qu'elle ne s'y rendrait probablement jamais.

La seule chose qui lui semblait un tant soit peu rassurante était qu'elle n'était pas la seule à être un peu perdue au milieu de tous ces choix qui s'offraient plus ou moins à elle: elle en voulait pour preuve le fait que le gymnase du lycée s'était transformé pour quelque jours en foire aux universités. Chacune avait un petit stand, et les représentants étaient si divers et variés qu'on ne trouvait pour circuler que de petites allées étroites mais parfaitement droites où s’agglutineraient certainement les élèves dès qu'ils auraient un peu de temps devant eux. C'était le cas de Allie. Seulement voilà, munie de son petit calepin d'élève sérieuse et de son stylo noir à l'effigie de son lycée, elle ne se voyait pas déambuler toute seule et toute perdue au travers des allées. Elle était très indépendante dans sa manière de penser sur certains sujets, mais pour d'autres elle s'avérait une indécise hors pair qui avait besoin d'être un minimum guidée, même si par la suite elle prenait sa décision seule: elle devait communiquer. Chose qui n'était pas nécessairement facile pour elle étant donné qu'elle avait tendance à faire en sorte de toujours taire ses sentiments, ayant compris qu'il était bien plus facile de vivre en restant un mystère pour tous qu'en se dévoilant et en se rendant par là volontairement fragile. Ainsi, la blondinette avait demandé à Scarlett de l'accompagner. Elle savait qu'elles avaient de nombreux points communs et que miss Spencer était passée par là: elle aussi s'était sentie plus ou moins incompatible avec le monde qui l'entourait, et pourtant l'année dernière elle avait obtenu un diplôme dans une discipline qui, à ce que savait Allie, lui convenait tout à fait. Elle pourrait certainement l'aider, sinon en lui donnant une solution magique au moins en lui faisant se poser les bonnes questions et en partageant son expérience. Parce que les rendez-vous obligatoires avec une conseillère d'orientation, c'était bien joli, mais la dame en question ne connaissait pas Allie personnellement et leurs rendez-vous se soldaient généralement par un "réfléchis à ce que tu veux" bienveillant mais totalement inutile. Scarlett, elle, elle serait plus objective. Ou justement, non, elle serait plus subjective, et c'était peut-être ce dont avait besoin la blondinette: quelqu'un qui la comprenne plutôt que quelqu'un qui essaie de comprendre l'adolescent de base; quelqu'un avec qui elle aimait passer du temps plutôt que quelqu'un qui avait une méthode pré-établie pour aider des jeunes désorientés à trouver leur voie.

Résultat, en sortant de cours, Allie prit place sur le petit muret qui longeait le gymnase dont l'entrée était déjà sujette aux allées et venues de nombreuses personnes, souvent des groupes d'étudiants ou de jeunes gens accompagnés par ce qui semblait être leurs parents. Miss Melrose aurait certainement une discussion du type avec ses géniteurs, mais elle voulait se faire une idée avant de leur parler, sans quoi ils finiraient par choisir pour elle étant donné qu'elle ne s'opposerait à rien, n'ayant envie de rien de particulier. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle devait intégrer une université prestigieuse. Elle avait de l'ambition, mais elle devait admettre qu'elle avait un peu peur de tout ce que cela impliquerait: partir du quartier, de là où elle avait grandi, se retrouver plus perdue encore, peut-être tomber dans un milieu pédant de capitalistes sauvages qui n'accepteraient pas ses idées un peu saugrenues. Elle soupira à ces pensées, songeant qu'elle aurait simplement voulu rester enfant toute sa vie, parce que c'était plus simple, parce que ça faisait moins peur. C'était moins violent, l'enfance: on n'y faisait que jouer. Heureusement, avant qu'elle ne s'auto-mine le moral pour le reste de la journée, la jeune fille aperçut la silhouette élancée de son amie qui s'approchait d'elle. Aussi laissa-t-elle un sourire se dessiner sur ses lèvres alors qu'elle se relevait, enthousiaste. « Scarlett! » La salua-t-elle en arrivant à sa hauteur. « ça va bien? » Il y avait peu de personnes à qui Allie demandait ça en s'en souciant réellement: elle préférait généralement ne pas demander quelque chose de si banal, une question à laquelle elle était la première à ne répondre qu'en mentant, une question dont la réponse importait seulement une fois sur cinq à celui qui la posait. En l'occurrence, ça lui importait. « Merci d'être venue, c'est vraiment gentil. »

En théorie Allie n'aurait pas vraiment dû se faire de souci. Elle travaillait bien, elle travaillait dur, elle visait haut. Elle avait une certitude: l'année prochaine elle ne serait pas là, elle partirait vers des contrées lointaines, libre, un sourire jusqu'aux oreilles. Oui mais voilà: partir avait beau lui sembler une fin en soi, elle ne savait pas où partir. L'avantage de ses notes honorables se retrouvait être source d'un problème de taille: elle pouvait choisir. Le monde à ses pieds. Elle était jeune, avait peu voyagé et était donc totalement perdue. Ce qu'elle aurait vraiment voulu, c'était pouvoir parler avec sa famille de ses choix, déterminants pour son futur. Elle aurait voulu pouvoir s'asseoir tranquillement avec eux et éplucher les brochures plastifiées en réfléchissant à celle qui lui offrirait la vie la plus parfaite qui soit, l'indépendance dont elle avait besoin et une formation solide. Seulement il n'y aurait rien de ça chez elle. Allie savait pertinemment que si elle évoquait le sujet avec sa mère, celle-ci lui expliquerait combien l'université de Magnolia était parfaite pour elle et combien il serait plus pratique et économique qu'elle reste chez ses parents encore le temps de ses études, au moins. Quant à son père, la petite Melrose ne pouvait pas vraiment dire qu'elle avait de véritables conversations avec lui: généralement lorsqu'elle daignait lui adresser la parole, c'était pour le provoquer. Elle le méprisait en tant qu'il était homme, en tant qu'il était représentatif de tous les clichés ancrés dans l'esprit de Allie, qui aurait pourtant voulu les infirmer.

Heureusement pour elle, elle n'était pas totalement seule dans ce choix. Certes le soutien de ses parents lui manquerait certainement d'une manière ou d'une autre, mais elle savait aussi qu'elle pouvait compter sur son amie Scarlett. D'ailleurs, elle n'avait pas eu de mal à la convaincre de venir l'aider dans sa recherche de l'avenir parfait; elle lui en était infiniment reconnaissante. Elle la retrouvait donc actuellement devant le gymnase du lycée, déjà tout sourire. D'un air sérieux, la jeune femme lui demanda si elle était prête pour son "rendez-vous avec l'avenir", ce qui arracha une légère grimace puis un petit rire à la blondinette. « J'ai un peu peur à vrai dire... mais j'ai hâte, en même temps. » Elle haussa une épaule, un peu songeuse. Elle était tiraillée entre son désir de rester couvée par une mère qui pourtant l'étouffait et son envie insatiable de liberté et d'indépendance loin, très loin de chez elle. Le plus loin possible, même. Ainsi les deux jeunes femmes avancèrent vers l'entrée. Des idées... Allie avait bien besoin d'un minimum d'idées; seulement elle était perdue. Elle était encore concrètement une gamine qui se donnait de grands airs et semblait avoir perdu confiance en l'avenir parce qu'elle était déjà déçue de l'être humain dans sa totalité; est-ce qu'il y avait une profession qui lui permettrait de changer l'humanité? Et pas de politique, par pitié: les débats gouvernementaux ressemblaient à une guerre d'élèves de maternelle à la conquête du pouvoir dans la cour de récré. Allie aurait voulu pouvoir se désinvestir totalement de ce choix; elle aurait souhaité que ça ne lui importe que peu, elle aurait voulu indifféremment pouvoir prendre des renseignement auprès d'un businessman ou d'un artiste de cirque sans chercher auprès d'eux une vocation absolue et presque mystique. En tout cas, elle n'était pas douée pour prendre des décisions, apparemment. Lorsqu'elles furent à l'intérieur, Allie eut un temps d'absence en voyant tout ce monde, tous ces stands, tous ces choix, tous ces non-choix. Elle dut prendre une inspiration avant de ne répondre. « Honnêtement... je ne sais pas trop. » Elle était attirée par le social, et en même temps elle détestait "les gens"; elle aurait voulu être dirigeante d'un monde meilleur, et en même temps elle était une indécise absolue. Alors définitivement, elle était perdue. « Peut-être quelque chose dans le médico-social. Hm pas de droit, c'est tout ce que je sais. Je ne tiendrais pas deux ans... Pas prof, je taperais les élèves! » Elle rit légèrement en pensant aux abrutis qu'il y avait déjà eu dans ses classes successives; elle admirait la patience des professeurs. Elle, elle aurait tendance à dire qu'il n'y avait juste rien à faire de ces gosses. « Je suis assez attirée par les matières littéraires, les langues étrangères... mais j'aime aussi beaucoup les maths. Par contre je déteste la chimie. La biologie ça passe... » C'était déjà un peu plus facile avec des matières... et même comme ça, ça allait être terriblement compliqué.

Elles avancèrent alors un peu dans la première rangée. À chaque stand qu'elle apercevait, Allie essayait de faire un commentaire, pour elle-même savoir ce qu'elle en pensait. « Pas une école d'esthéticienne... » Quelques pas. « ... pas non plus dans les forces de l'ordre... » Elle était déjà perdue. Il y avait des élèves représentants certaines universités, notamment quelques unes des plus prestigieuses qui, nécessairement, attiraient Allie. Seulement plus qu'un classement, il fallait qu'elle ait une idée des options qu'elles offraient pour savoir celles qui lui correspondraient potentiellement. « Euh. Il faut peut-être que je trouve un métier avant de trouver mon université... » Pensa-t-elle tout haut. Elle avait presque mal à la tête, c'était trop compliqué. Elle aurait voulu avoir une baguette magique qui lui aurait donné une réponse parfaite: "tu dois faire ça, mon enfant". ça, ça aurait été bien. « Et d'ailleurs, toi, ça s'est passé comment tes études? C'était bien? »

Scarlett représentait une figure réellement rassurante pour Allie. En effet, elle voyait en elle une oreille attentive et compréhensive qui savait regarder les choses sous le même angle qu'elle et qui saurait donc sans aucun doute la conseiller à la perfection. Elle l'épaulerait dans un choix qui allait se faire d'ici quelques minutes. Allie en était convaincue: elle était venue ici pour trouver sa vocation, elle ressortirait de ce salon en l'ayant trouvé. Du moins l'espérait-elle.

La mission commençait donc, et avec elle le choix du stand à visiter en premier. Les pancartes à répétition avaient le don de dérouter Allie, qui finalement écouta la sagesse de miss Spencer avec un sourire rassuré. Il fallait prendre le problème étape par étape, et donc d'abord se faire une idée globale de la situation avant de ne prendre une décision; il fallait avoir toutes les informations nécessaires pour pouvoir élaborer un choix de parcours abouti et complet. Aussi buvait-elle les paroles de son interlocutrice, l'enviant un peu pour tout dire d'être déjà passée par toutes ces épreuves et d'avoir, elle, trouvé sa voix. La petite Melrose n'était pas vraiment du genre empotée incompétente qui cherchait à vivre en faisant de l'oisiveté son principe d'honneur, loin de là. Elle aurait juste voulu une sorte d'illumination, une idée parfaite. L'angoisse de ne pas trouver quelque chose qui lui plaisait était la source d'à peu près tous ses maux du moments, et elle aurait été prête à travailler comme une dingue pour obtenir ce qu'elle voulait... si elle savait seulement ce qu'elle voulait. C'est en cela que les propos de Scarlett étaient rassurants: elle lui donnait tout simplement confiance, lui faisait réaliser qu'il n'y avait pas qu'une seule bonne solution qu'il fallait trouver au milieu d'une jungle de possibilités pour pouvoir réussir sa vie, mais qu'au contraire une même destination pouvait être atteinte par divers chemins. ça rendait le tout déjà bien plus facile et moins effrayant. « Merci Scar! Et je te souhaite de tout cœur de réaliser ton rêve, je suis certaine que tu es bourrée de talent. » Acquiesça la blondinette, convaincue de ce qu'elle affirmait. D'ailleurs, de son côté, l'écriture était bien quelque chose qui l'intéressait; pourquoi pas le journalisme, même. Le problème était bien entendu qu'elle se voyait rédactrice indépendante qui parcourrait le monde et défendrait avec une ferveur sans précédent des causes justes et importantes dans ses articles... seulement comme l'avait souligné Scarlett, les sujets étaient souvent imposés et il y avait fort à parier qu'elle ne tiendrait pas deux semaines sous les ordres d'un rédacteur en chef dont elle voyait d'ici le profil: certainement gros, étouffé par son orgueil, anti-écologie et militant activiste contre les droits de l'homme. Définitivement, à moins de ne monter son journal indépendant, il faudrait qu'elle pense à autre chose. Dans tous les cas, les études littéraires lui semblaient une éventualité tout à fait digne de considération; c'est pourquoi Allie commença à acquiescer à ce que dit Scarlett, jusqu'à ce qu'elle souligne qu'elle pouvait rester chez elle. Le petit sourire de la cadette Melrose s'estompa quelque peu à cette pensée. Le but de l'université, justement, c'était de partir. Elle voulait partir, elle devait partir, elle n'en pouvait plus de cette famille oppressante qui ne la comprenait pas et qu'elle comprenait moins encore. Être bonne élève lui permettait de partir aussi loin qu'elle le souhaiterait. « Rester chez moi, je ne suis pas sûre... » Levant les yeux au ciel pour suggérer qu'elle n'était pas vraiment fan de l'endroit, la blondinette afficha cependant un sourire sincère en vue de ne pas inquiéter miss Spencer. Malgré tout, il fallait l'avouer, sa mère lui manquerait, quand elle serait à l'autre bout des Etats-Unis... « Enfin on ne sait jamais, et puis l'université a l'air intéressante, alors je suis partante! » Adressant un sourire plein de gratitude à la jeune diplômée, Allie commença donc à chercher des yeux le panneau indiquant Rutgers...

Elle était si concentrée dans son expédition qu'elle ne remarqua pas l'homme un peu étrange qui venait à leur rencontre. C'est sa voix qui la fit tourner la tête en sa direction. « Bonjour mes demoiselles, avez-vous envisagé d'étudier avec Jésus à vos côtés? » Plissant les yeux d'un air un peu dédaigneux, Allie regarda l'homme en question de haut en bas. Sa carrure filiforme était accentuée par le noir de sa tenue, son pantalon cigarette et sa chemise trop près du corps. On aurait dit un prêtre qu'on aurait obligé à porter des vêtements de ville pour assister à une manifestation étudiante publique. « Rassurez-moi, Jésus, c'est le nom du proviseur de votre université? »

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