L'idée de déjeuner avec Alana ce midi plaisait à Lorenzo. Il cassait ainsi la routine qui s'était installée dans sa vie. On aurait pu croire que divorcer apportait suffisamment de rebondissements. Mais finalement, une fois la tempête terminée, ça consistait surtout à attendre que la procédure de divorce avance. Ce n'était pas bien compliqué, Summer gardait la maison, il avait la voiture, le chien ... Un partage des biens, un partage du mariage, chacun en garderait une partie, et finirait par oublier ce que tout ça représentait, que tel objet avait été acheté ensemble, à une époque où ils s'aimaient différemment. Pour l'heure, ils attendaient. Attendaient que le juge les autorise à se désigner par "ex mari" et "ex femme".

Quand son dernier cours se termina, il se dépêcha de filer, attendant cependant que le dernier des élèves ait quitté la salle. Il jugeait toujours irrespectueux de sortir alors que des élèves restaient à l'intérieur. Une fois les derniers disparus, il sortit de la classe qu'il prit le soin de fermer, puis quitta le lycée. Il se rendit à pied jusqu'au restaurant, sa voiture n'avait pas démarré - encore une fois - ce matin. Elle était déjà arrivée quand il se montra enfin. « Bonjour Alana, ça va, et toi ? Tu ne m'attends pas depuis trop longtemps, j'espère ? » s'inquiéta-t-il tout en prenant place en face d'elle. Il attrapa son menu et commença à le parcourir. « Oh, tu sais, comme des élèves de dernière année qui considèrent que les maths sont leur ennemi qui fait échouer aux examens » dit-il d'abord en rigolant. « Mais ça va, on arrive à une période de l'année où ils comprennent enfin qu'ils doivent étudier sérieusement, les cours deviennent intéressants » Il préférait largement des heures d'interaction, plutôt que ces cours où il dictait sur un ton morose, posait des questions auxquelles les élèves ne savaient jamais répondre, finissait par donner la solution, résigné. « Et toi le boulot ? » s'intéressa-t-il alors.

Lorenzo se sentit soulagé quand Alana lui proposa ses services de taxi pour son retour. Le lycée n'était pas tout prêt, en effet. « Merci c'est vraiment gentil » il se mit à rire quand elle les compara à ses éleves actuels. Ah ça non, il n'était pas insolent et désintéressé à ce point là, à l'époque. Pas non plus intello premier de la classe - c'était pas le bon plan pour attirer les filles - mais il s'efforçait de réussir dans tous les domaines. Filles y compris, bien sûr. Qu'importe. Il lit attentivement son menu, sans savoir de quoi il a réellement envie. Quelque chose de consistant, probablement. Il ne se souvenait pas avoir mangé dans un restaurant récemment. Avec Lily, était certainement la dernière fois. Ils n'avaient jamais pris l'habitude, avec Summer, de sortir régulièrement. Il faut dire que leur premier et seul repas à l'extérieur fut un fiasco, puisque l'animateur ce soir là mentionna devant son épouse la dernière venue de Lolo ... avec Nina. Même s'il avait totalement craqué, puisque Lorenzo ne s'était jamais montré en public avec Nina depuis son mariage, Summer ne l'avait pas entendu de cette oreille. Et cette soirée marqua la fin de leurs sorties de couple. Il devait vraiment arrêter de pensr à ça, leur repas était à peine commençait qu'il le minait déjà. Il se re concentra sur les plats proposés, un steak le tentait bien, ainsi que le gratin de tomates. Il n'avait pas cuisiné de vrai petit plat depuis des lustres. Préparer un repas pour soi même, tout seul, était plutôt décourageant. Ça obligeait, ensuite, à bouffer le même plat toute la semaine. Non merci.

« Dessine ?!! » répéta-t-il, interloqué, oubliant aussitôt la morosité de ses repas quotidiens. « Mais elle dessine quoi, en rapport avec le boulot ? Un passe temps ? Ou n'importe quoi parce qu'elle s'ennuie ? » Il ne comprenait pas comment on pouvait se permettre de dessiner sur son lieu de travail. Il ne connaissait pas sa secrétaire, mais il imaginait déjà un curieux spécimen. Le serveur vint alors les déconcentrer pour prendre leur commande. « Et pour moi, ce sera un steak cuisson à point, sauce au poivre et gratin de tomates » énuméra-t-il en tendant son menu. « Ça fait un moment que je n'ai pas mangé de bon repas. Comme j'habite seul maintenant, je manque de courage pour préparer quelque chose d'élaboré. » confia-t-il à Alana. « Vous ne devez pas connaître ça dans une colloc ! » remarqua-t-il en riant. « Enfin, sauf si vous confiez la préparation du repas à Jenn. » Sa meilleure amie, en plus d'être maladroite, était plutôt piètre cuisinière.

Lorenzo imagina la jeune fille en train de dessiner derrière son bureau. C'était décidément étrange. Pour lui, la scène ne pouvait pas être réelle. « Tu l'as renvoyée, du coup ? » hasarda-t-il, imaginant Alana la réprimander.

Ils ne s'attardèrent pas plus longtemps sur ce sujet, la lecture du menu l'ayant largement déconcentré. Même si Lorenzo habitait dans une maison depuis que Adrian lui louait la sienne, il cuisinait rarement des plats élaborés. En bon italien, il se contentait d'un plat de pâtes assaisonné d'un filet d'huile d'olive, mais ce manque d'envie allait bien plus loin. Il avait cuisiné une fois ou deux pour Nina, mais redevenir seul locataire après avoir vécu en couple, lui donnait l'impression d'avoir fait marche arrière et le perturbait. Peut-être était-ce un blocage, cependant le sujet de l’emménagement ensemble n'avait pas encore été soulevé dans le nouveau couple. « Oh, tu sais on cuisinait autant l'un l'autre ! » répondit-il précipitamment à la question d'Alana. Il fut un peu surpris, ne se souvenait-elle pas l'après-midi qu'ils avaient passé à cuisiner ensemble ? Lorenzo lui avait largement prouvé ses compétences culinaires. « Tu n'as jamais refait les recettes que je t'avais filées ? Tu impressionnerais tes colocataires ! » dit-il non sans orgueil. Leurs plats arrivèrent enfin et Lorenzo s'y attaqua sans tarder. « Alors ton saumon ? » s'enquit-il.

Lorenzo lisait sur le visage de son amie combien elle était surbookée. C'était l'histoire de sa vie depuis qu'elle était à ce poste. Elle se donnait à fond, elle aimait son métier, et laissait facilement tout le reste de côté. Et le départ de cette secrétaire - aussi inutile soit elle - risquait de la déborder un peu plus. « J'espère que tu en trouveras une autre, plus efficace » dit-il sur un ton compatissant.

Il emploie le même ton en lui parlant de Summer. « Forcément, ça fait étrange de vivre seul après avoir vécu avec quelqu'un. Imagine si du jour au lendemain tu quittais la colloc ! » En vrai, il se défilait un peu des questions, oui. Il n'était pas à l'aise, se confier et concéder que Summer lui manquait ne venait pas si facilement. Il gardait forcément en tête le fait que Alana était également l'amie de sa future ex épouse. « Ma pauvre, j'ai l'impression que tu me répètes la même chose à chaque fois qu'on se voit : quand seras-tu moins débordée ? » Il saisissait toute occasion de changer de sujet, même si ce stratagème était mesquin. L'arrivée de leur plat permit à un silence non gênant de s'installer. Lorenzo avait opté par un simple steak, il aimait la cuisson professionnelle, sur le grill. « La sauce au poivre n'est pas très relevée, mais la cuisson du steak est parfaite » répondit-il à Alana.

Lorenzo ne connaissait rien à la recherche de personnel. Etait-ce difficile ? Y avait-il des dizaines de propositions chaque jour ? Ou est-ce que les postulants ne courraient pas les rues ? A vrai dire, il avait eu de la chance dans sa recherche d'emploi. En arrivant ici il y a une dizaine d'années, le poste de professeur de mathématiques se trouvait tout juste vacant. Et même après son année sabbatique à New York, il avait pu récupérer sa place dans l'équipe du lycée. Le quartier avait beau être loin d'une grande ville, il s'était vu offrir la possibilité de gravir les échelons : D'abord adjoint du principal, d'ici quelques années il pourrait certainement le remplacer. Pourtant, il y a dix ans, Lorenzo ne rêvait en rien de tout ça. La trentaine l'avait apparemment calmé, avait eu raison de lui. Il avait revu ses rêves à la baisse. Son année à New York lui avait probablement apporté son lot de sensations fortes nécessaires.

« Il est encore en déplacement ? Mais dis donc, j'ai l'impression qu'il n'est jamais là quand je t'en parle ! » Les rumeurs allaient bon train au sujet du mariage du Cleavers. Lorenzo se surprit à penser que, peut-être, le patron d'Alana profitait de ses déplacements professionnels pour échapper à son épouse frivole. « Non mais oh, je ne te permet pas ! » répondit-il du tac au tac, quand même un peu vexé. Il sourit pour signifiait qu'il rigolait, pourtant la remarque de son amie le formalisait un peu. « Va enseigner à une bande d'ados qui n'en ont rien à faire de ce que tu racontes, tu verras si ce n'est pas compliqué ! »

Lorenzo se surprit de l'étrange relation de la jeune fille avec son supérieure. Il était sincérement persuadé qu'ils communiquaient beaucoup plus que cela, c'était la moindre des choses. Il trouvait le terme d'assistante mal approprié. Au fil du temps, Alana était devenue un véritable bras droit pour Vincent, peut-être ne reconnaissait-il pas son travail à la juste valeur. Mais donner un ou deux coup de fils était la moindre des choses. Après tout, s'il se faisait agressé au canif lors de l'un de ses déplacements, personne n'en saurait rien. A ses risques et périls. A moins qu'il n'ait besoin d'indépendance. Les rumeurs à propos du couple Cleavers allaient bon train. Mais Alana souhaitait simplement être au courant, pas le chaperonner. « Tu devrais trouver quelqu'un d'autre, pour te seconder toi. Et moi à ta place je me payerais le culot de le contacter plus souvent qu'il ne le fait. C'est son entreprise après tout, merde ! » jura-t-il en rigolant.

Leurs assiettes terminées, le serveur vint leur apporter la carte des desserts. Mais alors qu'il regardait les propositions silencieusement, Alana fit une drôle de remarque. A vrai dire, Lorenzo ne savait pas si elle était sérieuse ou non. « Pour de vrai ? » Il ne laissait pas voir ses doutes, mais imaginer Alana en train d'expliquer le principe des algorithmes le laissait un peu circonspect. « Si tu veux, on organise des sortes de conférence où des professionnels viennent présenter leurs métiers aux étudiants, pour les aider dans leurs choix de carrière. Ça pourrait te donner un aperçu » proposa-t-il gentiment.