7 heures du matin, Zachary débauchait de son service de nuit au fast food. Il était épuisé, certes, mais il avait gagné le double de ce qu'il aurait pu gagner en une journée. Satisfait, des cernes immenses sous les yeux, il était assis à la terrasse du café, emmitouflé dans son manteau épais, une clope au bec, il sirotait son cappuccino. Il fermait les yeux, pendant quelques temps parfois, avant de les rouvrir en sursautant, remarquant sa cigarette tombée à terre, maintenant trempée. Il en rallumait alors une nouvelle, soufflant sur son café pourtant toujours chaud. Il avait passé une bonne semaine, calme. Il n'avait pas beaucoup vu Julia, bossant trop pour avoir du temps libre. Il détestait cette vie qu'il menait, métro boulot dodo, fiesta parfois, rarement maintenant. Mais il tenait toujours ses promesses, et livrait quand il fallait le faire. Émiettant son donut, le mangeant par minuscules bouts, il n'avait pas vraiment faim. Zach avait acheté ce donut pour se donner bonne conscience, rien de plus. Il prenait simplement les billes en sucre et en chocolat collées sur le dessus, et les croquait, entre deux bouffées, et deux gorgées. Après avoir passé une nuit entière baignant presque dans de l'huile de friture, un rien aurait pu écœurer qui que ce soit. Se frottant les yeux, il tira une nouvelle bouffée de sa cigarette. Il avait à peine dormi deux heures la journée précédente, et il ne souvenait pas réellement de sa dernière nuit complète. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il aurait pu vendre son corps pour un lit... Ou peut être pas.

Relevant la tête à l'entente d'une voix, il sourit doucement à Jaylann avant de tirer la chaise à côté de lui pour qu'elle s'asseye. Il essaya d'ouvrir les yeux un peu plus grand, mais ses cernes trahissaient son état de fatigue. "La tête d'un mec qui bosse trop". La détaillant légèrement, il remarqua ses cernes à elle. Elle était d'une paleur certaine, mais elle restait jolie malgré tout. "Mauvaise nuit?" Lui tendant son cappuccino en souriant, il tira une nouvelle bouffée, savourant le gout de la nicotine lui brûlant la gorge. Il était fatigué, plus que ça même, épuisé. Se penchant vers Jaylann, il posa la tête sur son épaule, fermant les yeux et grommelant "J'en peux pluuuuuuuus". Dans deux heures, il devait être à l'autre bout de la ville pour aller tondre une pelouse et repeindre une cloture pour quelques dizaines de dollars. Il était à vrai dire dégouté de devoir s'abaisser à ça, mais les finances étaient au plus mal, et il n'avait pas réellement le choix. Il voulait tout faire bien pour Mitchie, et éviter de risquer sa liberté au possible. Réflexion illusoire, Zach le savait pertinemment. Et pourtant, il voulait y croire, croire qu'un jour il serait tranquille, libre. Qu'il pourrait reprendre ses études, peut être. Ou même déménager, prendre un van, partir en road trip pendant quelques mois, vivre au jour le jour et à juste avoir à penser à lui, juste prendre soin de lui-même, de personne d'autre. S'installant plus confortablement sur l'épaule de Jaylann, il soupira doucement. "Tu veux pas changer de prénom et t'appeler Coussin? Ca t'irait bien j'trouve." Riant doucement, il leva les yeux vers elle avant de jeter son mégot au loin.

Souriant, quelques soubresauts trahissant son léger rire, il reprit son café et en but de grandes gorgées. « Zachary Dekker, l'idole de ces dames. Tu peux pas test. ». Sirotant son cappuccino, il releva la tête, fixant un peu l'épaule de Jaylann. Certes, elle était maigrichonne, mais c'était toujours un repose tête convenable. « Sois heureuse, t'aurai pu perdre tes os, et à ce moment là tu serai une flaque. Si on peut dire qu'une flaque de peau existe. Ce qui serait en soi un peu étrange. » Fronçant les sourcils, il se concentra quelque peu sur son raisonnement avant d'abandonner. Déjà qu'il partait loin naturellement, mais alors fatigué, c'était dix fois pire. Tournant son regard vers elle, il essaya de penser à quelque chose à faire. Regardant à nouveau sa montre, ayant encore une fois oublié l'heure, il fronça les sourcils. « J'dois aller bosser chez une vieille dame, dans un peu moins de deux heures... Si tu as quelque chose à proposer qui rentre dans ce crénau, j'te suis. Et j'te porterai même sur mon porte bagage si tu veux. » Il rit quelques secondes, jetant un coup d'oeil à l'antiquité qui lui servait de moyen de transport. Il avait au moins le mérite de se considérer comme écolo, et protecteur de la planète. Même si il la polluait en l'enfûmant toute la journée, en vendant des burgers produits dans des usines déversant des tonnes de produits toxiques dans la nature, et qu'il ne pouvait pas se passer de son téléphone contenant des produits infimement radioactifs. Se levant doucement, il désigna son vélo d'un coup de tête en souriant à Jaylann. « Tu viens faire un tour sur ma bécane? » Il avait pris la voix rocailleuse d'un motard obèse et barbu, du moins c'est ainsi qu'il se l'imaginait.

Zachary la regarda en souriant, elle avait l'air d'une enfant à qui on ne pouvait rien refuser. Sur ce coup là, elle ressemblait énormément à Julia, mais il ne devait pas craquer. Il avait besoin de cet argent, et pas que lui d'ailleurs. Faisant la moue, il ébouriffa les cheveux de Jaylann, en jetant un coup d'oeil à son vélo. « J'suis obligé... Et puis, c'est qu'une barrière à repeindre et une telouse à tondre. Et avec un peu de chance, j'aurai même un pourboire. » Gagner une vingtaine de dollars en faisait ça était en effet assez ridicule. Et il aurait pu s'en passer, si il se promettait de sortir ce soir, et de passer voir certaines personnes. Y réfléchissant quelques minutes, il finit par soupirer, regardant Jaylann d'un air las. « Bon... C'est d'accord. Mais seulement si t'acceptes d'appeler mon vélo un bolide. Sinon tu risques de malencontreusement tomber du porte bagage. » Il lui fit un petit clin d'oeil avant de tendre sa main, pour l'aider à se lever. Se retournant vers son vélo, il eut un petit rire en voyant quelle genre de bécane il possédait. Une bécane tellement vieille qu'il n'avait même pas besoin d'un antivol. Quoique, peut être pour empêcher les éboueurs de l'emmener à la décharge, ça c'était plausible par contre. Le soulevant, il s'installa dessus avant de jeter un regard à la jeune femme par dessus son épaule, lui faisant signe de s'installer derrière lui. « Bon allez, viens. On va s'faire un road trip de fou à vélo. Sex drugs and rock'n'roll, tout ça... » Riant un peu, il imita le bruit d'un moteur qui démarre, à fond dans son délire. Et tout seul aussi... Peut être qu'un jour il aurait un cerveau. Peut être. L'espoir fait vivre.

Lui souriant, il murmura un « T'es bien plus jolie quand tu souries. ». Après tout, ce n'était pas nécessaire qu'elle entende ça, et surtout pas nécessaire qu'il le dise. Vérifiant leur stabilité sur le vélo, il commença à pédaler, doucement au départ, puis de plus en plus vite. Vers où? Nul ne le savait, même pas lui. Juste dans la campagne, en dehors de la ville, au calme. Ils ne croisaient aucunes voitures, ni autres vélos, et Zach avait l'impression d'être seul au monde. Enfin, en plus des quelques kilos qui l'épuisaient un peu à l'arrière, mais il avait proposé, et n'allait certainement pas lui proposer d'échanger les rôles. C'était un homme, un vrai! Remarquant un petit chemin en terre battue, sur le bas côté, il décida de s'y engager. Ce chemin, les arbres et un épouvantail placé au milieu du champ à côté d'eux lui rappelait quelque chose, et il avait besoin d'en être certain. Sans un mot, il pédala encore cinq minutes, coupant à travers un petit bois, avant d'arriver au bord d'un lac. Il avait eu raison, son instinct ne l'avait pas trompé, une fois de plus. Il était venu ici, enfant, avec ses parents et Mitchie, déjeuner et se baigner en plein été. Au cri de Jaylann, qui lui causa presque une crise cardiaque, il freina brusquement, ce qui provoqua bien évidemment une jolie chute. Restant à terre quelque secondes, il éleva la voix. « Mais tu t'attendais à quoi, sérieusement, en criant comme ça...? » Se relevant et s'époussetant, il aida la jeune femme à se lever également, en ronchonnant. « T'as rien au moins? » Il fit le tour de Jaylann en l'inspectant, ne semblant rien remarquer de grace, il haussa les épaules. « De toute façon, tant que t'es pas en train d'hurler à la mort, tout va bien. Par contre moi je saigne. Méchante. » Faisant une moue boudeuse, il tendit sa main droite devant lui, juste en face de la tête de Jaylann, lui montrant... une minuscule coupure, saignant pas mal, comme à toutes les extrémités.

Son ventre se serra au baiser de Jaylann. Il ressentait une certaine culpabilité à être là, sans que Julia ne s'en doute. Et Jaylann n'était pas sensée provoquer chez lui ce genre de sensations, quand il la regardait s'éloigner. Se mordant la lèvre, il la suivi doucement, avant de l'observer s'allonger. Elle avait l'air si paisible, changement radical par rapport à leur première rencontre. Zach s'approcha du bord de l'eau avant de se baisser pour délasser ses Vans, avant de faire des ourlets à son pantalon. Entrant dans l'eau, doucement, il frissonna. Elle était gelée, il ressentait le froid lui enfoncer des pics sous la plante de ses pieds. Mais au moins, ça le réveillait. Avançant un peu dans l'eau, il observa les rares poissons qui nageaient entre ses pieds en souriant. Tant de souvenirs heureux remontaient dans son esprit que ça en était presque douloureux. Il revint lentement vers Jaylann, avant de s'allonger à ses côtés et de fixer les nuages dans le ciel. Il était avec quelqu'un qui le comprenait, tout en étant son opposée exacte. Tournant le visage vers elle, il prit une petite inspiration et prit la parole. « Dis... C'est plus facile, tu penses, de refuser de faire ce qu'on attend de toi? J'veux dire... C'est ce que tu fais pour te protéger. Parce que tu dois le faire, si j'ai bien compris. Et moi je m'y soumets, sans poser de question. Tu penses que ta manière de faire est plus facile à vivre? » Parce que, oui, il trouvait sa vie bien trop compliquée pour un gamin de son age. Il avait l'impression d'avoir la trentaine, posé avec son job et sa copine. Le salaire en moins, qui partait chaque fin de mois, pour réparer les erreurs de quelqu'un d'autre. Et il voyait Jaylann elle se rebeller, s'en foutre et vivre sa vie. D'ailleurs, il ne comprenait toujours pas l'origine de sa haine envers sa soeur. Ni sa haine envers le monde entier, quelque chose qui semblait la prendre aux tripes. Et il commençait à comprendre qu'il ne valait mieux pas lui poser la question, sous peine de voir réapparaître sa façade froide. Il attendrait juste qu'elle en parle, patiemment.

Zachary fixa Jaylann quand elle lui expliqua, ou du moins évoqua ce qu'elle avait pu vivre. Alors ce n'était pas qu'une impression, les Fitzgerald avaient effectivement une histoire familiale assez lourde. Soupirant, il l'écouta se dévaloriser. Sur sa relation avec les hommes, entre autres. « T'as bien plus à offrir que ça. Et tu mérites aussi bien plus que ça. C'est dommage que les gens ne le voient pas d'ailleurs. T'es quelqu'un de bien. ». Il lui avait dit ça en souriant, doucement, et en la regardant dans les yeux, pour qu'elle voie bien qu'il était sincère. Il l'écouta ensuite le sermonner. Elle ne comprenait pas. En même temps, qui pouvait réellement comprendre? Pas grand monde. On ne profitait pas de lui, il assumait simplement ses responsabilités. « Non, c'est pas ça, du moins pas exactement. Mon père... Est parti quand j'avais seize ans. Il a simplement disparu, du jour au lendemain. Sans jamais plus donner de nouvelles. Et ça a devasté ma mère. Imagine, vingt ans avec quelqu'un, et il t'abandonne. Elle a commencé à sortir, Mitchie était encore jeune, il n'y avait personne pour s'occuper de la maison. Alors je l'ai fait. J'ai payé les factures, appelé les avocats, ait essayé d'avoir des allocations. J'ai trouvé un job, puis deux. J'ai fait des trucs pas cleans aussi, pour m'en sortir. J'ai fait ce qu'il fallait faire. Mitchie a pu continuer ses études, ce que je n'ai pas pu faire. Mais un jour j'le ferai. ». Se retrouver ici faisait remonter tellement de souvenirs, douloureux pour la majorité d'entre eux. Sa mère en larmes à son retour du lycée. Sa soeur prostrée, muette pendant des semaines. Sa mère, rentrer torchée tous les soirs, à devoir lui tenir les cheveux pendant qu'elle vomissait dans les toilettes. Toutes ces heures passées à frapper son oreiller pour se défouler, à enfouir la tête dedans pour crier. Et puis ceux de sa vie d'avant, quand il était encore heureux. Les larmes lui montèrent aux yeux, il redressa le regard vers les nuages, essayant de se retenir. Pour une fois, il se lachait.

Se redressant d'un coup, il fixa Jaylann à ses mots. Il ne savait plus quoi penser. Il ne comprenait pas réellement ce que Jaylann voulait dire, pas du tout même. Zach ne ressentait juste pas le même genre de.. sentiments qu'elle, à son égard. Il appréciait sa compagnie, se sentait clairement bien avec elle. Elle était à vrai dire l'opposée de Julia. Et il se sentit soudainement mal, coupable. C'est vrai, pourquoi n'était-il pas avec sa petite amie, pourquoi ne lui avait-il pas parlé de ça depuis longtemps déjà? Il aurait du être avec elle, Jaylann avait raison, mais il était tout de même partagé. Il ne faisait rien de mal. Il aimait Julia, pour tout ce qu'elle était. Tout ce qu'elle représentait pour lui. Se relevant, il la rattrapa par le bras, doucement mais assez fort pour qu'elle se retourne vers lui. Qu'elle le regarde dans les yeux et qu'elle lui explique réellement ce qu'elle voulait lui dire. Et qu'elle arrête de se cacher derrière cette façade, qui n'était pas elle. "Mais arrête. Tu dis que j'compte pour toi, et j'imagine que ça signifie beaucoup chez toi, t'es honnête et juste après tu viens me sortir des trucs comme ça? Y'a quelque chose que je comprends pas dans ta logique. J'gagnerai quoi à te faire du mal, genre volontairement? Et de quoi t'as peur? Certes, Julia le prendrait mal si elle savait qu'on est amis, mais elle survivrait. J'aime bien passer du temps avec toi, et toi aussi, tu le sais. Mais t'as rien à te reprocher.". Aveugle qu'il était, il ne voyait rien. Comme d'habitude. Zachary, être perspicace? Quelle bonne blague. Il ne l'avait jamais été, et apparemment, c'était un truc de famille, peut être dans son ADN. Alors il la fixait, sans rien remarquer, attendant juste une de ses réponses honnêtes auxquelles il s'était habitué.

Zachary était figé. Il ne comprenait rien, réellement. D'abord elle l'avait poussé, sûrement violemment pour son petit corps tout frêle, elle avait fait quelques pas avant de se retourner et de revenir vers lui. Et elle avait parlé, parlé, parlé, comme si c'était de sa faute, à lui. Comme si il pouvait le savoir sans qu'elle ne lui ai rien dit. Et c'est comme si les bras lui en tombaient. C'était la soeur de sa petite amie. C'était son ennemie. Et en plus de pactiser avec cette dernière, elle... l'aimait? Se passant la main dans les cheveux, il songea à cette phrase qu'il entendait souvent dans la bouche de ses amis. C'est quand on est en couple qu'on est le plus désiré. Alors c'était ça? Elle lui avait coupé le sifflet. Littéralement. Et il savait très bien ce qu'elle pouvait ressentir, ce qu'il avait ressenti face à Emily. Il fallait qu'il fasse ce qu'elle n'avait pas fait. Qu'est-ce qu'elle n'avait pas fait? L'embrasser. Il ne pouvait certainement pas faire ça. Lui expliquer, le serrer dans ses bras? Ca il pouvait le faire. Ou du moins essayer. Et puis, lui expliquer... Elle savait apparemment déjà tout. Et elle se détestait à cause de ça, elle se flagellait, pour lui? Ou simplement pour elle? Il n'en savait rien. Il leva les yeux vers elle, prononçant doucement les seuls mots lui venant à l'esprit. "J'suis désolé... Je... J'm'en étais pas rendu compte...". Il se mentait à lui même, il le savait. Il s'en était douté, à ses regards, à ses paroles. A tout. Et il se détestait de ne rien avoir fait contre ça. S'approchant doucement d'elle, pas à pas, il la pris dans ses bras. Murmurant à présent, il continuait à répéter "J'suis désolé, j'suis désolé, j'suis désolé..."