Quelle fut la surprise de Julian lorsqu'il vit son père en bas des marches qui menaient à l'université ! Plus qu'un étonnement banal, Julian s'en inquiéta, même. C'était la première fois que son père venait le quérir directement au campus, et il pensa immédiatement que cette venue soudaine n'était pas anodine. Il s'imagina qu'on venait de retrouver le criminel de sa mère, puis balaya cette idée saugrenue. C'était impossible ! L'enquête était si malmenée. Soudain, il visionna Joy. Peut-être lui était-il arrivé quelque chose ?
Julian descendit les marches, nerveux et tendu, se dépêchant presque. Mais une fois arrivé devant son père, il fut rassuré d'entendre que Daren n'était pas porteur de mauvaises nouvelles. Malheureusement, Julian n'avait aucune idée à proposer quant à cette soirée en tête à tête avec son père. Il avait son mémoire à préparer, mais se refusa à plonger la tête dans ses bouquins : Daren King, son père, venait de lui demander une sortie ensemble. Chose aussi rare qu'espérée par Julian.

Depuis toujours, le garçon s'était senti délaissé par son paternel. Il avait cherché par tous les moyens à le conquérir et à attirer son attention. Ses résultats excellents en étaient la preuve : il s'était démené, acharné, à obtenir la reconnaissance de cet homme, de son modèle. Mais les félicitations ne s'attardaient jamais. Il saluait le travail en une phrase concise et retournait à la tâche. Parfois même, l'homme avait préféré remarquer les erreurs plutôt que souligner les réussites de son fils. Julian avait été violenté par ce défaut de considération, et s'était réfugié dans les bras de sa mère.
Après tout, si Daren chouchoutait Joy plus que son fils, alors ce dernier irait trouver sa mère. Le complexe d'Oedipe, vous connaissez ? Et protégé par ce sein, Julian avait eu écho de nombreuses choses qui concernaient son père. Il avait alors compris que Daren ne le détestait pas, comme il l'avait déjà pensé. Mais qu'il désirait le meilleur pour son fils, et le poussait toujours en ce sens. D'une certaine manière, le gamin était rassuré. Pourtant, jamais l'enfant ne réussit à sauter le fossé qui s'était créé entre eux. Profond, sombre, effrayant. Précipice de silence toujours d'actualité, davantage creusé suite à la disparition d'Alicia.

-Et bien, je dois aller chercher un livre à la BU. Après ça, nous pourrions aller manger quelque part...

Julian avait certainement l'air indécis. Il se sentait comme un enfant prêt à réaliser une partie de ses rêves. Excité et malgré tout effrayé par ce futur qu'on a tant pensé, imaginé.
Julian plongea ses mains tremblantes dans ses poches pour masquer cette nervosité à fleur de peau.

-C'est par là, dit-il en engageant la marche.

Les deux hommes n'avaient que quelques centaines de mètres à faire, alors Julian accéléra le pas. Il souhaitait vite se débarrasser de cette tâche pour profiter un peu de son père. Bientôt, la bibliothèque universitaire se découpa dans l'architecture peu originale du campus.
Julian planta son père sur le perron, précisant que le silence était maître dans l'édifice, et qu'il ne mettrait que quelques minutes à trouver l'ouvrage.
Comme promis, le jeune homme rejoignit son père sous quelques minutes, avec un livre sur la psychopathologie en main. Il avait toujours l'air tendu, le visage crispé par une expression rigide et glacée.

-Je n'avais jamais eu le temps de le lire. C'est une des œuvres de Freud. Je l'aurai certainement fini à la fin de la semaine, et...

Julian réalisa que cette discussion n'avait aucun intérêt. Son père n'était certainement pas là pour l'entendre bavasser sur ses théories de psychologie. Il rangea le sac dans sa besace et proposa d'aller boire un café. Ils pourraient parler calmement, et peut-être se dire ce qui avait toujours été tu.

Julian essayait de ne penser à rien. Il voulait marcher, simplement, en compagnie de cet homme qui était son père. Il espérait que les glaciers menaçants du passé cèdent à la douce mélodie du présent. Qu'enfin le fossé dessiné entre eux se remplisse de lumière. Que son père lui tende la main, dans un ultime geste d'espoir et d'amour.
Mais Julian n'était pas dupe. Malgré les efforts, les volontés, beaucoup d'habitudes ne changeraient pas. Il resterait certainement cloîtré chez lui pour des dizaines d'années encore, pour protéger Magnolia Cresent de ses violences. Et son père trouverait encore des instants de terrible nostalgie où même un tremblement de terre ne saurait le sortir de sa torpeur. C'était dans cet état défait que Joy et Julian avaient vu leur père durant ses deux dernières années. Et le sentir présent, disponible presque, changeait du tout au tout. Et c'était incroyable.

Daren mentionna alors le choix qu'il avait fait de parler à ses enfants, de retrouver une once sensible de vie, d'émerger de ces bas-fonds dans lesquels la mort de son épouse l'avait condamné à rester. Lorsqu'il énonça la disparition d'Alicia, Julian tourna vivement la tête vers lui, sans trop savoir pour quelles raisons. Au fond, peut-être espérait-il vérifier le mal qui s'insinuait sur son visage en ces mots ? Comme prévu, Daren ne leva même pas les yeux. Peu importaient les discours, les espoirs, il souffrait toujours comme un fou, et cela rassura Julian. L'espace d'une seconde, il avait cru que son père s'était remis de ce terrible drame.
Le jeune homme se tut, sans rien répondre. En réalité, il craignait un peu la future conversation qui se profilait. Il savait parfaitement que son père serait blessé, parce qu'il avait tant de choses à cacher. Parce qu'il s'en voulait de tout ce qui leur arrivait, d'avoir vu leur mère mourir sans rien pouvoir faire pour la sauver. Et pire, sa désastreuse descente aux enfers terminée ne lui inspirait aucune fierté. Se saouler ne lui ressemblait pas, frapper encore moins. Pourtant, depuis ce terrible jour, Julian sentait en lui une colère physique prête à déborder. Comme un tsunami de violence qui noyait les victimes en un temps record de surprise. Andrew avait subi son poing de haine, mais plusieurs fois, il s'était vu casser des objets sous l'emprise de cette ire morbide. Julia l'avait très certainement quitté pour cela, d'ailleurs.
Ses pensées s'évanouirent lorsqu'il entendit, perçut, la douleur de Daren, en temps que père. Peut-être était-ce la première fois qu'il entendait cet homme, presque étranger désormais, avouer que son chagrin avait tué sa paternité. Durant deux ans, du moins, vu qu'il semblait apte et prêt à reconquérir cette relation sanguine.

-Quand on ne réussit pas à être un Homme, il est effectivement difficile de s'imaginer Père.

Le ton de Julia sur cette phrase à consonance psychanalytique était froid. On aurait même pu déceler une légère méprise envers son père. C'était certainement normal, même si au fond de lui, Julian comprenait parfaitement son incapacité à tenir correctement ce rôle. De toute façon, à choisir, il lui en voulait d'avoir laissé Joy à ses débauches sexuelles sciemment et c'était tout. Vu que les relations qu'ils avaient avant étaient loin d'être idyllique, le silence avait été moins dur à supporter. Mais pour sa sœur, pour Joy, qui adorait son père et réciproquement, ce brusque iceberg avait dû la détruire. Et face à tous les SOS qu'elle avait envoyé, Daren s'était tu. Ca, c'était terrifiant, énervant, et digne de toutes les colères du monde.

Le café dans lequel Julian allait -plutôt rarement certes-, apparut au coin de la rue. Ils traversèrent en prenant soin de regarder à gauche et à droite, et pénétrèrent dans le pub. Quelques étudiants débattaient de biologie dans un coin de la salle, concentrés sur des articles éparpillés. On remarquait aussi des duos plutôt insolites partageant un café un peu partout. Au bar, certains hommes étaient déjà installés en vue de leurs boissons fétiches du soir. Malgré les quelques visages, le café était plutôt vide, et cela rassura Julian. Oui, il n'aimait pas plus que ça les lieux bondés. Il choisit instinctivement une table isolé d'au moins un mètre des autres clients du bar, se détacha de sa besace qu'il posa sur la chaise libre à côté de lui, et s'installa.

Les secondes passèrent, ambiance tendue, anxiété presque palpable entre ces deux hommes. Julian avait caché ses mains sous la table, pour tordre ses doigts, griffer les peaux qui se dessinaient autour de ses ongles. Il était affreusement nerveux, comme préparé à un affrontement qui pourrait décider de sa vie. Julian avait l'impression de faire de nouveau face à son passé, scintillant de beauté et tout de regrets vêtu. Nostalgie.
Il faut dire que depuis presque deux ans, le Daren King que Julian avait vu et côtoyer n'avait pas été son père. L'homme ne s'était montré que sous la forme d'un spectre vidé d'âme et d'énergie. Et là, soudainement, la résurrection avait frappé. Le quarantenaire de nouveau parmi le monde des vivants, phénix enflammé. C'était si beau à voir, et en même temps si déplaisant. Parce que cette renaissance reflétait celle qui n'avait pas eu lieu chez Julian. Celle qui ne pourrait certainement, d'ailleurs, jamais se faire. Et en plus de ça, il fallait également que le jeune homme accepte la présence de son père, il fallait qu'il réapprenne à lui faire confiance. Parce qu'au bout de deux ans de solitude, d'abandon, de dur labeur, Julian avait tiré quelques conséquences. Son père s'était muré dans sa détresse, au dépit de ses enfants. Il les avait conduit de lui-même dans des engrenages infernaux, destructeurs, qui avaient dévoré leurs deux jeunes cœurs. Et c'était en ce sens que Julian était méfiant ; qu'il en voulait, aussi, à son paternel. Le fossé allait-il réussir à s'effacer entre eux ?
Lorsque les secondes de silence s'anéantirent au profit de l'introduction de Daren, Julian sentit son cœur se serrer : le combat commençait. Celui entre le père et le fils. Entre le passé et le présent. Entre l'espoir et la désillusion.
Le jeune homme leva les yeux pour découvrir la douleur significative de son interlocuteur. Il nota que leurs regards ne pouvaient pas se croiser, ni s'affronter, et cela le rassura. Il se promit de se taire le plus longtemps possible, pour laisser à son père le temps de s'expliquer. Parce qu'il le sentait : Daren avait beaucoup de choses sous la langue, beaucoup d'excuses à formuler. Pourtant, lorsque son père eut fini sa tirade, et même en plein cœur de celle-ci, Julian sentit la colère monter en lui. Sa violence définitivement enragée, maladive, chagrinée. « J'ai foi en toi pour ton futur ». Cette phrase fit l'effet d'une bombe dans la tête de Julian, réduisant sa cervelle en néant. Pour le garçon, le futur n'était pas un mot approprié pour juger les jours, les nuits, les semaines et les années qui se profilaient devant lui. Ce n'était qu'une accumulation de secondes douloureuses, rédemptions vaines et futiles, auxquelles Julian n'avait pas droit. Il voulut crier, hurler à son père qu'il avait tort. Mais il se tut, serrant plus fort ses doigts entre eux.
Poussé par la colère à regarder son père, cet homme qui au final, ne comprenait rien, Julian finit par croiser son regard. Toutes ses craintes avaient été annihilées par la vérité, par les faits passés qui ne pourraient jamais être changés. Le mal était fait, Julian le savait. Et en réalité, peu importait que Daren retrouve sa place de père : le fils King serait toujours hanté par ce qu'il avait fait, avant.

-Tu ne sais plus rien de moi. Tu as toujours préféré Joy, et si je t'en ai longtemps voulu, je sais maintenant que tu as bien fait, annonça Julian d'un ton neutre.

Il continuait de regarder son père droit dans les yeux. Pour rien au monde il ne voulait s'avouer soumis à son père. Mais sous la table, ses mains se blessaient toujours, traçant des lignées rouges sur ses doigts.

-Tu as choisi le bon enfant : Joy a encore de belles années à vivre, j'en suis certain, un sourire apparut sur son visage, Quant à moi...

Le rictus disparut en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, remplacé par une moue gênée. Julian voulait le dire à haute voix. Il voulait que son père sache que pour lui, le futur n'était pas envisageable. Mais pourtant, les mots se tarissaient dans sa bouche. L'espoir grondait encore en lui, tapis quelque part.

Le suicide ? Julian y avait déjà songé. Cette pression qui le tuait à petit feu, ce poids écrasant qui lui brisait les épaules, ce venin du passé rongeant ses chairs à l'en faire souffrir comme un damné. Cette malédiction lui rappelait chaque seconde sa nouvelle nature. De celui qui n'a ni droit à la vie, ni droit à la mort. Celui qui se veut errant dans ces rues, sans objectif ni désir. Comme Tantale qui se meurt de faim mais qui reste à distance de cette poire juteuse et belle, Julian fait face aux doux rêves des hommes sans pour autant y accéder.
Si le concept avait déjà frôlé sa pensée, l'entendre de la bouche de son père lui parut totalement inconcevable. Daren venait-il vraiment de proposer à Julian la solution de facilité ? Un père pouvait-il réellement faire cela, même dans la pire des colères ? Sur le point final de cette première tirade -qui est en vérité un point d'interrogation mais qu'importe!-, Julian resta ébahi. En silence, il accusa le coup. La violence des propos de son paternel le frappa de plein fouet. Le jeune homme ne pouvait être que choqué par sa réaction. Sa voix haute, cassante ; son poing démolissant presque la table. La fureur du père face à la détresse du fils.
D'une certaine manière, cachée sous la surprise et l'incompréhension, le petit Julian, enfant rejeté des bras de son père, était heureux. Content de voir que sa peine chagrinait cet homme froid. Qu'il avait pour lui bien plus de sympathie que l'apparence ne le laissait croire. Enfin, papa se réveillait. Disparu son contrôle, Julian voyait le cœur nu de ce père désarmé pour la guerre dans laquelle il devait protéger son fils.
Malgré tout ce plaisir, Julian n'était pas dupe : il retrouverait peut-être un père, mais jamais la liberté. Ses mouvements, ses choix, ses rêves, étaient entravés par le passé, par le sang, par le cauchemar. Si Daren pensait que Julian délirait, qu'il exagérait trop, il se trompait. Le futur n'avait pas ce goût d'évolution excitant dans la bouche du jeune homme. C'était une saveur trop sure, presque âpre et doucereuse.
Non, vraiment, Julian n'appuyait rien. Il était vraiment condamné à avoir des jours plus sombres que sa sœur. C'était inchangeable, ineffaçable. Jusqu'à ce que la mort l'emporte, il vivrait tiraillé par cette horreur qu'il avait commise dans le passé.
Alors que le jeune homme pensait la colère de son père à satiété, il eut la mauvaise surprise de subir à nouveau cette fureur. En effet, l'homme reprit de plus belle une tirade, tout aussi violente, se levant littéralement de sa chaise. Cette domination physique terrifia soudainement Julian. Contrôlé par une telle rage, il était tout à fait possible que pleuvent les coups. Jamais, de toute sa vie, il n'avait vu son père frapper quelqu'un, mais la colère présente lui était tout autant inconnue. Il se recroquevilla un peu, enfonçant sa tête dans ses épaules.
Les mots le bousculaient tellement ; c'était étrange comme il ressentait à la fois du soulagement et de la peur, de la haine aussi. Ravi de sentir son père s'inquiéter pour lui ; effrayé par ces cris et cette violence ; dégoûté par les idées totalement erronées de son paternel. Ce mélange d'ordinaire explosif resta cependant concentré sous l'épiderme.
Lorsque Daren se détendit une seconde, Julian se rassura de le voir se rasseoir sur sa chaise. L'homme passa la main dans ses cheveux, preuve de sa nervosité descendante. Le jeune homme qui s'était crispé face à cette menace se calma également. Les yeux mi-craintif mi-étonné disparurent. Il fallait qu'il réagisse. Mais la situation lui avait ôté tous les mots de la bouche, et les idées du crâne. Il était totalement désemparé.
Quoi dire ? Que faire ?

-Je... je suis tellement désolé. Je ne voulais pas te mettre en colère, mais... les choses ne sont pas si facile. Je ne suis pas aussi libre qu'on peut le croire.

Ces excuses, cet aveu, battaient le cœur de Julian en rythme saccadé. Il sentait que son père chercherait des explications, des précisions. Mais il se refusa à subir sa colère, son insistance. Il préféra répondre en avance aux questions que Daren se poserait certainement.

-Mes chaînes sont trop lourdes pour être tirées, trop dures pour être brisées. Je ne peux pas avancer. J'ai trop de choses à cacher.

A Daren maintenant de chercher ce qui retenait son fils. Quels étaient ses secrets, qui ne pourraient jamais être révélés. Julian, qui regardait jusqu'alors son père droit dans les yeux ; son regard noir transformé en regard implorant, baissa la tête.
Dans une mélodie macabre, une petite voix lui répétait incessamment qu'il était coupable.

Mensonges. Promesses en l'air. Faites valser les mots, oubliez-en le sens. Julian n'était pas dupe. Les belles paroles de son père ne l'atteignaient pas ; elles contribuaient à accentuer sa colère. Daren ne pouvait pas accepter les secrets de Julian. C'était tout simplement impossible qu'il passe outre. Le fils King le savait pertinemment. Peu importaient le soutien dont bénéficierait son père, que ce soit des amies, des collègues, des connaissances, rien ni personne ne pourrait l'aider. Face aux actes de son fils, élevé, chéri, choyé, Daren resterait certainement seul et isolé. Rongé par les remords, la culpabilité, l'impression d'avoir échoué dans l'éducation de son enfant. Mais en aucun cas, il ne pourrait pardonner.
Cependant, le père de Julian n'avait pas tout à fait tort : son fils avait besoin de lui. La nécessité de retrouver ce modèle froid et rigide, impassible, prêt à surmonter les pires difficultés. Il avait besoin de ce repère, de ce soutien involontaire. De cette présence solide, impossible à briser. Ce père, ce sang, ce King.

-Je ne peux pas, c'est... je ne peux pas, conclut finalement Julian.

Évidemment qu'il ne pouvait pas lui révéler toutes ses horreurs. Qui irait avouer ces choses, lancer une bombe d'impact atomique, réduisant les cœurs et les cervelles de ses proches ? Pas Julian. Il se voulait de protéger un tant soit peu sa famille, même si cela revenait à se terrer dans une bulle de verre, silence parfait.
Le jeune homme avait gardé la tête baissé, incapable de faire face à son père. Il craignait d'être oppressé par ses attentes et de paniquer. De se laisser convaincre de certaines choses qui n'avaient pas lieu d'être. Alors il fuyait son regard, ses expressions. Après une courte réflexion, Julian songea aussi à fuir cette discussion qui n'aurait aucune issue autre que l'impatience puis l'agacement.

-Cessons de parler de ça, tu veux ? Proposa le jeune homme sans une once d'énervement. Je suis content que tu reprennes pieds.

Julian leva la tête lentement. Il cherchait désormais à décortiquer la réaction de son père. Lui, était réellement ravi de sentir à nouveau son père prêt à affronter la vie. Comparé au fantôme qui errait dans leur maison, à se complaire dans sa détresse, dans son malheur, le Daren présent face à Julian semblait à même de protéger ses enfants, de faire valoir l'honneur de la famille, de redresser la barre. Avec une telle confiance, le fils King croyait dur comme fer à un futur meilleur. Il imaginait Joy s'épanouir sérieusement, loin de ces types sans visages et sans noms. Daren prendre en main ses enfants, les accompagner davantage. Il ne restait plus que lui, qui ne parviendrait pas à se défaire du passé. Hanté, condamné à vivre enterré. A grelotter au fond de son puits, et à regarder le soleil et la lune se poursuivre en silence.
Le serveur s'approcha à cet instant, cherchant à faire son travail. Il demanda aux deux clients ce qu'ils désiraient boire ou manger. Julian remarqua qu'il n'en avait aucune idée. Certes, ils s'étaient établis dans un café, mais la discussion virulente avec son père avait eu comme conséquence de lui faire perdre un peu le sens des réalités. Malgré tout, il réfléchit bien vite et répondit au garçon qu'il souhaitait un café. Le jeune homme attendit la commande de Daren avant de s'enfuir préparer les boissons.
Julian se refusa à parler. Il attendait que son père réponde ; qu'il réagisse. Maintenant que l'homme s'était remis, c'était à lui de battre la mesure. Donner le rythme, l'impulsion, diriger d'une main de maître son orchestre, comme il l'avait toujours fait. Stricte, sérieux, sévère, mais confiant et assuré. C'était ce Daren-là que Julian voulait retrouver. Mais ses espoirs étaient controversés par une appréhension mordante. Parce qu'il était possible que ce retour n'ait pour issue que la déception. Mais cela, Julian ne pouvait trop y penser. Son père n'avait pas le droit à l'erreur : il fallait sauver les King.

Daren parut accepter la demande de son fils, ce qui procura à ce dernier une grande satisfaction et un immense soulagement. Il n'aurait pas à se voir refuser catégoriquement une fois de plus l'un des souhaits de son père, et donc, à le décevoir. Le serveur disparut avec comme commande deux cafés noirs, histoire de concentrer un peu les affaires des King sur eux-même. Il fallait trouver une solution, avant d'avoir atteint un point de non-retour.
Pour autant, il paraissait évident que Daren et Julian n'avaient pas la même façon d'imaginer la résolution de ce problème. Certes le fils pensait à une réunification des trois derniers membres de la famille, d'une force nouvelle, d'un respect obligé envers eux ; mais il n'avait pas anticipé individuellement les changements. C'est-à-dire qu'il n'avait pas pris en compte les nouveautés apparues dans les âmes respectives de Joy et Daren. Pour lui, qui n'avait pas de futur à proprement parlé, il n'y avait aucune modification à effectuer. Poursuivre dans sa carrière, sans chercher à regarder autour, les amours, les amitiés. Mais son père semblait avoir autre chose en tête. Et il fallait avouer que cela n'arrangeait pas les affaires de Julian.
En effet, lorsque le patriarche de la famille King lui annonça qu'il ne pouvait pas laisser tomber ses enfants, et qu'il regrettait les deux années à broyer à noir, Julian faillit sourire. Il était ravi de cette prise de conscience, même si cela allait influer sur leur quotidien et qu'il ne savait pas encore de quelle manière. La voix rassurante, calme, posée, de son père contribua à déranger Julian. Malgré l'enfant en lui qui rêvait à entendre à nouveau cette intonation, Julian avait grandi. Et ses études de psychologie étaient un fil conducteur inéluctable. Or, on leur avait bien appris que pour faire passer une mauvaise nouvelle, il valait mieux préparer le terrain, faire des concessions, histoire d'avoir un semblant de supériorité sur son interlocuteur. Et quelque chose lui disait que c'était exactement ce que son père était en train de faire. Trop méfiant ou réaliste ? Sur ses gardes, Julian réalisa qu'il allait bientôt le savoir.
Les premiers mots de Daren confirmèrent les soupçons de son fils. La concession était là. Il aimerait toujours Alicia, oui, mais... ? Car c'était bien un « mais » destructeur que Julian sentait venir. Et la conjonction de coordination apparut.
« Ne vas pas croire que j'ai rencontré quelqu'un... » C'était pourtant exactement la vérité. Avec effroi, Julian dut accepter que son père avait une nouvelle femme dans sa vie. Peu importait son rôle, son statut, son travail, sa relation avec Daren, elle était là. Elle importait déjà. Et Julian ne pouvait plus rien faire, c'était trop tard. La vipère était apparue dans le nid du coucou.
L'expression du jeune homme changea du tout au tout. L'aspect relativement ravi, soulagé, et tout ce que vous voulez d'autre, s'effaça. Julian avait désormais dans le regard un reproche terrible. Il en voulait à son père, de sous-entendre cette garce dans sa vie. Il prétendait qu'il n'oublierait jamais Alicia, son épouse et mère de ses enfants, mais c'était pourtant ce qui risquait d'arriver. Et cela, Julian ne pouvait pas l'imaginer, ni même le pardonner.
Evidemment, cette façon de voir les choses était stupide, enfantine, égoïste, mais Julian le comprendrait plus tard. Sur l'instant, il vouait une haine sans nom à cette inconnue, qui prenait tous les visages. La factrice du matin, la serveuse du bar, la voisine d'en face.
Julian avait envie de crier, de cracher sur cet homme qui avouait là avoir quelqu'un d'autre que sa mère dans la tête. Mais il préférait se taire, et le toiser. Regard noir, qui semblait dire toutes les vérités du monde. Les judas ne méritaient qu'une expression méprisante ; rien d'autre.

Un paralipse comme Julian n'en avait jamais vu d'aussi beau. Daren n'aurait pu mieux feindre de ne vouloir avouer ses sentiments pour une autre. Même s'il avait eu dans l'idée de les cacher, sa conscience l'avait forcé à déballer son cadeau. Et à tout dire, clairement. Noir sur blanc.
Honnêtement, qui croyait-il berner ? Un gamin de six ans devant son épisode de Pokémon ? Une vieille sénile et capricieuse comme on n'en voit plus ? C'aurait pu être compréhensible, mais là... Non, Daren s'adressait à son fils. Ne pouvait-il concevoir qu'après sa quatrième année passée en psychologie, Julian remarquerait dans la seconde son subterfuge ? Qu'il ne croirait pas à ses subtilités maladroites ? Franchement, c'était presque offensant. Mais le fils King n'était pas d'humeur à la susceptibilité. Il préférait largement qu'on méprise son intelligence à la situation actuelle. Son père avait sans nul doute aucun une nouvelle femme dans sa vie. Quelqu'un d'autre pour remplacer Alicia.
Julian s'obligea à boire son café. Une gorgée suffirait, songeait-il alors, à le déconnecter de cette réalité déplaisante. Mais malgré l'amertume du café plus noire encore que ses pensées, rien y fit. L'ombre de son père et d'une silhouette inconnue à ses côtés se profilait, humiliante.
Malgré la panique, la rage, la colère, la perte de ses repères sensibles, Julian gardait au clair une chose : il ne laisserait pas son père s'en tirer à si bon compte.

-Ravale tes beaux mensonges, j'ai compris le message. Il n'y a pas à dire, t'as rien d'un King, tu n'es qu'un lâche. Tu trahis Maman, et compte pas sur moi pour te pardonner.

Julian avait presque craché son venin sur son père. Serpent sur la défensive face à cet étranger dangereux. Sonnette en alarme prête à dégainer son filet mortel. Ce n'était pas un sentiment, c'était une véritable ire, combat mené à perte et à raison face à son patriarche.
Personne ne pouvait remplacer sa mère, c'était un fait. Personne ne pouvait remplacer Alicia King, c'en était un autre. Mais surtout, personne n'avait le droit d'enterrer cette femme. Elle devait vivre dans les mémoires de tous. Et aussi dans celle de Daren. N'éprouvait-il donc aucun mal à voir un autre visage allumer son cœur ? Alors que les soupçons s'activaient encore sur tous les habitants de leur quartier de bourges ? Peut-être que cette poupée qui l'attirait tant était la même criminelle qui avait détruit sa famille, mais tout cela, Daren semblait l'avoir mis de côté. La possibilité de se balader avec une tueuse au bras n'était apparemment pas une formalité.
Mais pour le fils King, il y avait là une humiliation si profonde qu'il s'en tenait la poitrine, doigts crispés sur son pull en cachemire. Les mots lui arrachaient la gorge, preuve douloureuse de l'ambiguité de la situation. Julian n'était pas fou, ni égoïste. Il avait déjà maintes fois imaginé son père se trouvant une nouvelle princesse. Il était encore jeune, beau, attirant, arborait cette classe si particulière à leur sang. Mais jamais, ô grand jamais, le garçon n'avait songé à ce que son père aille vers une autre avant la fin de l'enquête.

-Mais comme je n'ai en réalité rien à dire, alors profite. T'as raison, refais ta vie.

Il bloqua ses lèvres après sa dernière syllabe, les pinçant nerveusement, et commençant même à les mordiller. Il n'avait plus envie de parler à son père. Il haussa les épaules pour signifier toute la méprisable pensée qu'il avait à son égard et se tut. Voilà, Julian le silencieux en come back. Il fallait avouer que ses arguments étaient minces, et surtout en grande majorité très personnels. C'était le petit garçon amoureux de sa mère, la perdant dans un drame destructeur, qui la voyait lentement s'éloigner de lui et de sa réalité. Pour ce gosse tout en tendresse, faire souffrir sa mère revenait à être un assassin pire que son meurtrier. Et malheureusement, en tirant un trait sur son épouse, Daren endossait ce fardeau aux yeux de l'enfant qui sommeillait en Julian, et devenait ce terrible et méprisable criminel. Et même si le fils avait quelques années d'âge et d'expérience en plus, et qu'il était bien plus raisonné que cet enfant pris de haine, Julian était motivé par la rancoeur. Il fallait donc traiter Daren comme ses sentiments de rage et de colère le lui dictaient. Il reposa alors sur son père ce regard noir, sombre, dans lequel on lisait noir sur blanc...

-Tu me dégoûtes.

Impulsion soudaine comme il convenait fort bien dans la famille King, Julian se leva aussitôt. Mains posées sur la table, il parut hésiter une seconde. Balance vacillante entre la conversation avec ce traître de père et l'envie irrésistible de quitter Judas. Finalement, la seconde option prit le pas, et Julian attrapa son manteau derrière lui d'un grand geste. Il renversa sa tasse de café sans sa soucoupe, l'inondant, mais n'en eut que faire. Adressant un dernier regard de reproche à Daren, Julian quitta le bar. Il n'avait qu'une envie, et c'était une sensation qu'il détestait : aller au cimetière.
Pour autant, il ne fit qu'allumer une clope et marcher sans savoir vers quelle direction il s'amenait. La révélation de Daren avait eu l'effet d'une bombe dans le cœur de Julian. Et désormais, il se sentait doublement coupable. Impliqué dans la disparition de sa mère tant au physique qu'au mental. Bientôt, on oublierait même son prénom. Alicia.