Cela faisait maintenant quelques semaines que j'avais amené mon premier fils, celui que j'avais caché à ma famille pendant vingt-cinq ans. Je lui avais laissé faire les présentations. C'était un O'Conell après tout, alors il savait comment se débrouiller face à ses frères. Ce jour-là j'avais envoyé un SMS à Adrian pour lui donner rendez-vous afin de clarifier la nouvelle situation. Mais, comme je m'y attendais, il avait refusé la confrontation.

Après quelques jours, où j'ai laissé mes enfants digérer cette grande nouvelle, j'avais décidé, aujourd'hui, qu'il était grand temps qu'on en parle. Vu qu'Adrian était mon aîné et celui pour lequel j'avais tout misé, il allait être le premier à avoir des explications. Enfin, il fera avec ce que je lui dirais. Dans mon agenda surbooké de sénateur, j'avais laissé un créneau, ce mardi juste après le déjeuner. Je pris donc ma voiture et me rendit vers le cabinet de mes fils, qui m'appartenait. Je me garai sur une place qui m'était réservé devant le cabinet et y entra. La secrétaire, quand elle me vit, se leva et me souhaita la bienvenue. Elle était à mes pieds. Encore un peu et elle pouvait me baiser les pieds à mon arrivée. Personne ne savait, dans ce cabinet, que j'allais débarquer aujourd'hui. Mais, vu que j'étais le propriétaire et le fameux sénateur O'Conell, la secrétaire ne disait strictement rien.

J'entrai donc sans frapper dans le bureau d'Adrian, mais il n'était pas encore présent, alors je m'assit à son bureau, après avoir pris quelques dossiers dont je voulais y jeter un oeil avant son arrivée. J'avais laissé la porte ouverte, je vis donc la secrétaire appeler Adrian pour le prévenir que j'étais au cabinet.

Après quelques dizaines de minutes, j’entendis quelqu'un entrer dans le cabinet, je levais la tête et vit Adrian, qui n'était pas surpris de me voir assis à sa place. Je me relevais légèrement et lui tendit la main d'un air solennel.

« Bonjour, fils. Je crois que nous devons parler. Tu dois avoir quelques questions à me poser il me semble. Je t'écoute. »

Voilà, la discussion était lancée. Nous allons parler de son nouveau frère, Joshua, dont j'avais omis l'existence à ses deux autres frères ainsi qu'à sa soeur pendant toutes ses années.

Spoiler:

Quand j'étais petit, je me souviens de ces balades avec mon père. On partait le dimanche matin, vêtu d'un jogging ou d'un bermuda, nous allions au fin fond de la campagne, et nous passions du bon temps. Ca c'était encore l'époque où ma mère était encore en vie. Depuis sa mort, tout à changé. Nous avons déménagé, découvert une nouvelle vie et appris à vivre avec. Nous avons changé nos habitudes, notre trintrin quotidien, pour laisser place à une nouvelle organisation et un régime plus sévère. Oui parce que quand ma mère est décédée, Joey a changé du tout au tout. Il n'était plus le papa avec qui je partais en balade les dimanches, mais plutôt un père autoritaire que je craignais. Il aurait justement pu profiter de la situation et du décès de notre mère pour se rapprocher encore plus de ses enfants, nous protéger... mais au lieu de ça, il est devenu un homme pour qui on ne peut facilement ressentir amour et reconnaissance. J'étais épuisé, de le voir, de devoir le supporter lui et ses réflexions. Et parfois j'aurais même souhaité qu'il ait pris la place de notre mère, et qu'elle soit toujours en vie.

J'avais donc tiré depuis bien longtemps un trait sur cette enfance plaisante. Surtout depuis que nous avions appris l'existence du fils caché de notre père, je ne le portais désormais plus dans mon coeur. Toute mon adolescence, Joey a été se père strict, qui m'a inculqué les rudiments de la vie, cherchant avant tout ma réussite. Et pour cela, je ne peux que lui en être reconnaissant. Je suis forcé d'admettre que s'il n'avait pas été là, je n'aurais certainement pas réussi aussi vite, ni aussi facilement. Mais la pression et le poids que Joey a posé sur mes épaules était difficile à vivre. J'aurais aimé que mon père reconnaisse mes qualités, et cesse de toujours souligner mes défauts. J'aurais aimé avant tout qu'il se comporte comme un père aimant, et non cette espèce de bête sans amour. Je plains Heathcliff et Claire qui eux sont bien plus mis à l'écart... je ne sais pas comment ils le vivent, et bien souvent je m'en veux d'avoir adopté le même comportement que Joey à leur égard. Si j'ai aujourd'hui l'envie de me rattraper, je crois que c'est trop tard pour Joey. Et l'annonce de l'existence de Josh empire la situation.

J'avais refusé de voir Joey, de tenir une conversation avec lui depuis cette bouleversante nouvelle. J'avais d'abord refusé son invitation à dîner, ignoré ses nombreux appels, et découché à plusieurs reprises pour ne pas avoir à le croiser lorsqu'il rentrait du travail le soir venu. Je ne savais pas quoi lui dire, ni comment agir face à lui. Je voulais pourtant l'insulter de tous les noms, lui tenir tête, mais il était aussi ce père que je crains depuis si longtemps, et que je respecte sans vraiment m'en empêcher... parce que j'ai été éduqué comme tel, et que jusqu'ici Joey a été un mentor, bien plus que l'enfoiré que je découvre peu à peu.

Dans mon bureau ce matin là, je recevais un coup de fil. Joshua, qui s’apprêtait à partir, avait oublié sur son bureau le bip qui permettait d'ouvrir la barrière du parking. Avec sympathie, je les lui descendais. Une fois en bas, mon téléphone sonnait à nouveau. Décidément, j'étais très demandé aujourd'hui! Je décrochais, c'était mon assistante. Elle me notifia que mon père venait d'arriver dans nos bureaux, et qu'il demandait à me voir. Je serais bien monté dans la voiture de mon grand frère pour fuir l'autre con, mais trop tard, Josh venait de quitter le parking à bord de sa grosse voiture de riche! "Joey O'Conell... ok, merci, je remonte tout de suite." répondais-je alors à mon assistante avant de repartir en direction de mes locaux. En chemin, mon coeur battait la chamade. L'idée de me retrouver face à Joey, sans y avoir été préparé, ne me rassurait pas. Quelques minutes plus tard, j'arrivais enfin à destination. Je passais la porte d'entrée, débarquais à la borne d'accueil et m'étonnais de ne pas y voir mon père. Mon assistante me fis signe du regard pour m'indiquer où Joey se trouvait, et bien sûr, il n'avait eu aucun scrupule à s'introduire dans mon bureau ! Au fond, il était propriétaire des locaux hein! J’acquiesçais avant de me diriger vers mon bureau. Là, je poussais la porte, et découvrais enfin mon père, confortablement assis dans mon fauteuil, à mon bureau. Je le regardais un instant, lorsqu'il me lançais son fameux "Bonjour fils.". Fils fils, j'ai un prénom. Qu'il garde cette expression pour Joshua, maintenant qu'il est parmi nous. Je crois que nous devons parler qu'il me dit l'autre. Ah bon? Première nouvelle, et qu'en est-il de l'affaire Dreyfus? Je riais jaune, avant de me diriger sans un mot vers le placard où je me mis à ranger instinctivement les dossiers qui traînaient sur mon bureau depuis le début de la semaine. Joey me dit qu'il était fin prêt à répondre à mes questions. Présentement, je n'avais pas de questions, juste une terrible envie de lui en coller une entre les deux yeux. Dos à lui, je lançais: "Je crois que je n'ai même pas envie de prendre la peine de te comprendre, ni d'écouter ta version des faits papa... Je pense juste que tu t'es bien foutu de notre gueule tout ce temps.". Étrangement, je restais très calme face à lui, mais je savais au fond qu'il ne fallait pas trop qu'il pousse mémé dans les orties, car je risquais de perdre mon sang froid.

Lorsque je vis Adrian, je tentai de le saluer, mais ce dernier était réticent à mon approche. Il devait m'être reconnaissant pourtant, je lui avais enlevé des épaules le rôle imposant de l'ainé, quand je lui ai amené son frère sur un plateau. Mais non, il fallait toujours qu'il m'en veuille. Après tout, je préférais qu'il me craigne plutôt qu'il ne me marche dessus. Depuis la mort de la mère de mes enfants, j'étais devenu encore plus dur avec eux. Il fallait mieux être craint par ses enfants que les laisser faire la loi. Et j'avais mes raisons pour penser ainsi. Il n'y a qu'avec Joshua que je n'avais jamais cherché à être craint. J'ai toujours voulu lui donner mon aide financière du mieux que je pouvais. Vu que je ne le voyais pas aussi souvent que mes autres enfants, je ne voulais pas qu'il me voit en tant que terreur non, mais un père qui ne l'abandonnerait pas.

Adrian annonça la couleur quant à notre discussion qui allait s'en suivre, il pensait que je m'étais foutu de leur gueule pendant tout ce temps. Il se trompait, moi, je ne me suis jamais moqué d'eux, ah ça non. Je les ai élevés à la dure, pour ne pas qu'ils se laissent faire. Certains pensaient peut-être que j'y allais un peu fort, surtout avec Adrian, mais ils ne comprenaient pas mes réelles intentions, non. Après sa tirade, que j'écoutais avec un petit sourire déstabilisant, je repris mon visage froid et fit une pause, tout en regardant mon fils. Très lentement, mais avec une certaine force, je lui répondis.

« Et pourquoi crois-tu cela, FILS ? »

J'avais volontairement mis l'accent sur ce dernier mot, je connaissais Adrian et je savais que dans telles circonstances cela allait l'enrager. Je voulais le pousser dans ses retranchements pour qu'il me dise le fond de sa pensée. Tel un combat de coq, je voulais l'épuiser afin d'obtenir ce que je souhaitais, lui montrer que c'était toujours moi le patriarche de la famille.

« Je t'écoute. »

Toujours assis face à lui, sur son bureau, j'observais attentivement les réactions de mon fils qui se tenait devant moi en s'occupant les mains en triant quelques dossiers.

Il se pensait tiré d'affaire? Qu'il se détrompe. Je n'allais certainement pas en rester là. Je lui avais toujours porté le plus grand des respects, et même aujourd'hui, j'aurais du mal à traiter mon père comme un chien, mais lui avait dépassé les limites... Ce n'était pas la première fois, et certainement pas la dernière. J'étais réellement déçu d'un tel comportement. Il nous avait menti, et pas seulement à moi... Il se voulait blessant, et je n'ai aucun scrupule à le penser, je connais Joey, et je sais que toute ma personnalité est calquée sur la sienne. En d'autres mots, je dirais que si je le connais si bien, c'est avant tout parce que je lui ressemble beaucoup trop. Calculateur, manipulateur, il sait où emmener les gens, il sait comment rassembler, ou diviser... Il est comme ce joueur qui renverse les pions un à un sur l'échiquier. Mais je ne suis pas un pion, et bientôt, le roi sera échec et mat.

Ma mère savait-elle qu'il fallait autant se méfier de Joey? Ou bien était-elle complètement aveuglé par l'amour qu'elle lui portait? Etait-elle finalement comme Juliet, qui entre nous, aurait dû me quitter sans plus attendre. Vous voyez, quand je dis que je ressemble trop à Joey, je ne le cache pas!

Face à moi, il avait ce sourire narquois, dérangeant... sa meilleure arme. Déstabilisant, ce sourire, je le craignais un peu car j'ignorais ce que mon père allait dire, et lorsqu'il affiche ce sourire, vous pouvez être certain de vous retrouver sans arguments après qu'il ait ouvert la bouche. Joey est avant tout ce sénateur reconnu pour son excellente maitrise de la langue et ses talents d'orateur. Mais le maître forme plutôt bien l'élève dira t'on. Fini, je ne me laisserais plus faire. Joey a dépensé son énergie à me formater, à faire en sorte que je devienne celui qu'il espérait que je sois, négligeant tout l'amour qu'il aurait pu nous porter à tous les trois, sans exception... Alors ce sourire narquois m'énervait, et il le savait. Il osa même me demander pourquoi je pensais qu'il s'était bien moqué de nous. Je riais, puis levais les yeux aux ciels. Je posais le dossier que j'avais entre les mains, relevais le regard en sa direction et lui répondis: "Jouer les innocents te va si mal!"

Il se foutait bien de nous, et j'en étais persuadé. Je me retenais d'exploser, et de lui en foutre une pour lui apprendre la vie. Toute la colère accumulée jusque là n'attendait que de sortir. Je préférais néanmoins garder mon calme, sans pour autant le ménager. Je me levais de mon siège, m'approchais de lui, et d'un ton un peu plus agressif, je reprenais: "Tu comptais l'annoncer quand? Je veux dire... Pourquoi avoir attendu 25 ans? Si ça c'était se foutre de nous, j'ai du mal à comprendre."

Spoiler:

A la suite de ma question, je voyais dans le regard d’Adrian que j’avais touché un point sensible. Je remarquai bien qu’il tentait de retenir son calme comme il le pouvait. Je connaissais cette sensation qui m’avait pris plusieurs fois. Je m’étais assagi avec le temps et appris à me contrôler mes pulsions de plus en plus en vieillissant, mais lorsque j’étais jeune, comme Adrian, cela était bien difficile parfois. Cependant je souriais lorsqu’il me parla d’innocence. Il ne savait pas tout. Et n’allais surement pas le savoir aujourd’hui. Je cachais des choses à ma famille, mais cela était normal, une façon de les protéger, et ils n’étaient pas assez fort pour le supporter. Je laissai Adrian s’approcher de moi agressivement. Plus je restais calme, plus je savais qu’il avait des chances qu’il s’énerve encore plus vite. Je ne répondis pas aussitôt à sa question, je le fixais avec un regard impassible.

« Pour moi c’était le moment opportun pour vous l’annoncer. Vous n’étiez pas prêt avant cela, et lui non plus. »

C’était tout ce que j’allais lui répondre pour lui moment, je n’avais pas à lui expliquer dans les détails le pourquoi du comment j’avais emmené Joshua à Magnolia. Il allait le savoir quand il le faudra. Tout vient à point à qui sais attendre. Je savais où j’allais et ce n’est pas avec ses questions, qui se voulaient déstabilisantes, qu’il allait arriver à avoir quelque chose de moi. N’oubliez pas, je suis un politicien qui manie la langue comme il se doit. Je n’étais pas du genre à me laisser marcher sur les pieds, encore moins par ce fils qui allait devenir mon héritier. Je rangeai le dossier sur une pile d’autres dossiers de ce même client, puis je pris un stylo que je fis tourner autour de mes doigts. Ce geste était là pour souligner mon aisance, et pour sous-entendre à Adrian, qu’il avait beau se montrer légèrement plus agressif avec moi, je n’allais point montrer signe de faiblesse.

« Pour moi c’était le moment opportun pour vous l’annoncer. Vous n’étiez pas prêt avant cela, et lui non plus. » déclarait Joey. Adrian leva les yeux aux ciels. Il trouvait cette excuse irrecevable. Il n'attendit pas une seconde avant de rétorquer: "Depuis quand tu te soucis de nos états d'âme? A 26 ans comme à 40, personne ne se sent prêt à comprendre et accepter ce genre de "nouvelles"... C'est n'importe quoi.". Adrian cogna du poing sur la table puis repartit s’asseoir dans son fauteuil. Jusque là il s'était montré calme, mais Joey savait très bien comment le pousser à bout, et c'était pourtant si facile pour lui. Adrian puisait son caractère dans celui de son père, mais Joey avait une longueur d'avance, il excellait dans ce domaine. Adrian tenta de se calmer, mais voir son père, là, debout face à lui ne lui donnait qu'une envie, lui en mettre une bonne et l'inviter à prendre la porte. Il ne pouvait cependant pas se comporter ainsi, il respectait son père, quoi qu'il ait pu faire.

Une seule question le taraudait, pourquoi Joey avait-il été silencieux tout ce temps, pourquoi avait-il besoin d'aller vers une autre femme, et surtout comment avait il fait pour rester silencieux tout ce temps. "Tu veux que je te dise? Je ne comprend pas. Je t'ai toujours fait confiance, j'ai cru que tu étais quelqu'un d'honnête, je me suis interdit de penser que depuis la mort de maman ton comportement avait changé... J'ai préféré me dire que c'était moi, moi qui délirait... Mais tu as dépassé les limites Papa, tu as tout foiré." déclara l'avocat la tête plongé dans la paperasse. Il souffla longuement, puis posa sa tête entre ses mains. Il reprit ensuite: "Au moins tu nous auras permis de nous rapprocher Heathcliff et moi. Je n'ai pas attendu ton feu vert pour l'employer au cabinet. Je pense que c'est une bonne chose, que quelqu'un se souci de lui... comme devrait le faire un père, ne penses-tu pas?"

Adrian releva la tête, attrapa son stylo qui fit tournoyer entre ses doigts. Il fixa son père droit dans les yeux, un silence s'installa dans la pièce. Adrian, qui avait toujours eu peur de son père, n'avait à présent aucun scrupule à le dévisager ainsi, à l'affronter même. Il s'était tant de fois écrasé face au père O'Conell, mais aujourd'hui les choses avaient bien changé, il ne le craignait plus. L'image de l'homme puissant qu'il s'était fait de son père était fortement entaché par la récente nouvelle. Adrian se jugeait désormais suffisamment fort pour tenir tête à son mentor.