Madeleine L'Engle écrivait : ❝ Lorsqu'on est enfant on pense que quand on grandit on n'est plus vulnérable, mais grandir c'est accepter sa vulnérabilité et être en vie, c'est être vulnérable. ❞

La terre mère, Gaïa de son nom grec, venait à moi parfois dans mes rêves pour me rappeler que malgré les doutes que j'avais à son égard, elle m'avait bien conçu et enfanté. J'étais, comme tout ce qui se risquait à m'entourer, une descendance de son sang, et en moi coulaient des millénaire d'histoires et de voyages, de guerres et de drames. Et si, je me mettais à croire que mon existence même relevait de l'aberration, craignant parfois de ne mériter le cœur en mon sein, ma mère divine n'oubliait jamais de susurrer à mon oreille comme la vie m'était due. Elle venait me consoler les nuits où les cauchemars me réveillaient, et anoblissait mon rang et mon sang. J'étais l'un de ses enfants.
Depuis ce jour d'avril où j'avais senti l'Autre s'approcher de trop près, je vivais dans l'incohérence la plus totale. Je sentais la peur, le chagrin et la colère se relayer pour finalement s'emmêler dans une violente amertume. Les couleurs s'étaient ternies, de sorte que je ne trouvais plus le chemin pour quitter le labyrinthe de ronces dans lequel on m'avait jeté. Les liaisons auparavant si évidentes étaient devenues pour moi un affreux sac-de-noeud que je ne parvenais pas à délier. Je n'arrivais plus à réfléchir correctement, mes réflexions chaque fois victimes d'interférences. Ma radio personnelle était inondée de messages d'effrois qui provenaient de quelque part au plus secret de moi.
Cependant, je savais que bientôt, mon calvaire prendrait fin. Ma décision de partir serait bientôt mise à exécution, et je filerai vers le sud pour deux mois. Deux longs mois durant lesquels je saurai réapprendre à respirer, certain que rien ne pourrait arriver aux rares personnes que j'aimais sincèrement. Ni Lou, ni Joy, ni Lucy ne seraient mises en danger alors, j'en étais certain et déjà un peu soulagé. Néanmoins, je devais faire les choses dans l'ordre, et fuir le navire comme le sale lâcheur que j'étais ne serait guère apprécié par ces mêmes entités. A presque contre-coeur, effrayé par une réaction imprévisible de leur part, j'avais réussi à décider que je leur annoncerai mon départ ; sans pour autant les inquiéter. Un simple stage, c'est ce que je partais accomplir après tout. Lucy la première avait eu droit à cette révélation qui, comme je l'avais imaginé, ne lui avait guère plu. Elle avait pourtant fait un effort et nous nous étions quittés sans crise de larmes. Maintenant, il m'en coûtait de rencontrer Lou pour les mêmes raisons. Je l'avais invitée un jeudi soir à passer un peu de temps en ma compagnie, et elle n'avait pas refusé. Nous passions en réalité beaucoup moins de temps ensemble depuis que Lucy venait s'accaparer petit à petit ma vie, et encore moins depuis que mes neurones me lâchaient l'un après l'autre. Cependant, elle comptait toujours autant pour moi, et était tout simplement irremplaçable à mes yeux.
Nous étions donc jeudi dix-neuf heures lorsque j'arrivai au bar. Ce n'était pas intime, comme lieu de rendez-vous, mais ce n'était pas pour me déplaire. J'avais tendance à penser que le danger était plus proche dans le désert que dans la foule. En réalité, j'attendis Lou à l'extérieur. L'idée de rentrer seul dans un lieu de ce genre m'effrayait un peu, à moins que ce ne soit les regards des arsouilles et leurs critiques silencieuses à mon encontre. De toute façon, je les détestais. Mais je patientai tout de même dehors.
La nervosité me gagnait peu à peu ; ne sachant tout à fait comment m'y prendre pour une telle annonce.

Comment annoncer une nouvelle qui va bouleverser votre vie à votre meilleur ami, quand vous ne savez pas de quelle manière ce dernier va la prendre. Quand vous ne savez même pas vous-même, si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle. C’est ce à quoi était confrontée Lou présentement. Julian lui avait demandé de venir prendre un verre avec lui, jeudi soir. C’était d’abord assez étonnant de la part du jeune homme de convenir d’un rendez-vous entre quatre yeux. Il avait plutôt l’habitude de prendre des nouvelles de Lou par téléphone ou par SMS. Leur relation était toujours aussi étrange, Lou n’y comprenait plus grand chose, mais elle était satisfaite de pouvoir encore compter sur Julian en cas de coups durs. Ainsi, elle avait dans l’idée de lui confier son « problème » ce soir. Elle avait déjà mis au courant Andrew, la suite logique des choses était d’annoncer la nouvelle à son meilleur ami. Lou avait un peu peur de sa réaction. Elle savait bien que Julian ne portait pas Andrew dans son cœur. A tous les coups, il allait voir cette grossesse d’un mauvais œil, alors que Lou avait besoin d’être rassurée. Et oui, elle avait décidé de garder cet enfant, alors elle n’attendait pas moins de la part de Julian que de se battre pour être l’oncle préféré du futur bébé ! Tant pis s’il tentait de la raisonner, en essayant de lui faire prendre conscience qu’avoir un petit était une pure folie.

Lou arriva bar après avoir demandé à Mike de l’y déposer. Elle n’avait pas la voiture ce soir, ses parents étant de sortie. Son frère devait donc lui servir de chauffeur. Quant au retour, en compagnie de Julian, rentrer à pieds n’était pas une chose désagréable. Elle trouva le jeune homme l’attendant à l’extérieur comme l’enfant perdu qu’il était. Une fois arrivé devant lui, elle lui fit une bise sur la joue. « Salut ! Tu ne m’attends pas depuis trop longtemps j’espère ? » Lou se doutait bien que Julian n’était pas du genre à entrer seul dans un bar. L’endroit devait lui paraître trop étroit. Elle l’entraina par le bars, il n’avait pas le choix, il ne pouvait plus reculer. Ils entrèrent donc dans le bar, qui à cette heure-là ne comptait que quelques clients. Lou prit soin de conduire Julian à une table un peu à l’écart, de façon à créer une once d’intimité. Elle prit place en face de lui, et sentit d’un coup le stress l’envahir. C’était débile, d’avoir peur de parler à son meilleur ami. Et pourtant, elle était presque prise d’une peur panique à l’idée de ce qu’il allait lui dire, de ce qu’il pourrait penser d’elle. Elle se détestait de penser ne serait-ce qu’une seule seconde que Julian puisse la juger, et pourtant, elle ne pouvait se résoudre à penser différemment. Alors qu’ils étaient tous les deux installés, Lou jeta un coup d’œil rapide sur la carte. Mince, elle n’y avait pas du tout pensé mais elle ne pouvait pas boire d’alcool. Or, quand on se donne rendez-vous dans un bar, c’est souvent pour en consommer. Elle ne s’attendait pas à être confronté si vite à un problème. Elle avait beau avoir préparé un petit speech dans sa tête pour annoncer la nouvelle à Julian, elle avait quand même besoin d’un peu de temps avant qu’il se montre suspicieux. « Je ne sais pas ce que je vais prendre. Tiens, je n’ai jamais goûté leur limonade. » excuse en carton, bonjour ! Elle afficha un petit sourire. « Et toi, tu as choisi ? » demanda-t-elle espérant qu’il ne fasse aucune réflexion.

Une voiture stoppa net sa course folle quelques mètres devant moi. Au volant, je reconnus Mike, auquel j'adressai un salut vif de la main. Certainement que le Huntington avait bien du mal à comprendre ce que je faisais. Moi qui lui avais presque juré de ne plus voir Lou, qui avait alors formulé mon souhait de me tenir informé de sa vie par téléphone, je l'invitais au bar. Oui, c'était à n'y rien comprendre. Mais j'avais là l'occasion de lui tenir un discours empli d'amour et de compassion, dans le but d'enrober de miel mon départ. Technique sournoise mais que je trouvais alors parfaitement nécessaire. J'étais sûr que mon annonce secouerait Lou, alors autant lui éviter d'être totalement désemparée par la nouvelle.
Je la vis quitter le véhicule, un sourire sur ses lèvres. J'avais bien de la chance, d'être ami avec une fille comme elle. Mon sourire apparut en écho au sien, je la laissai alors m'embrasser.

-Non, ne t'inquiètes pas, je viens d'arriver.

Ce genre de prose formelle nous ressemblait si peu. Mais les convenances étaient au rendez-vous, compte-tenu des discussions qui suivraient, alors je cessai une seconde de commenter mes inutiles gentillesses. Je n'eus le temps, de toute façon, de critiquer plus, car Lou m'entraîna dans le bar, avant de choisir une table un peu à l'écart. Enfin, à l'écart non, mais personne ne s'était installé autour. Ni ivrognes, ni dépressifs d'un soir, ni jeunes alcooliques en mal d'attention. Juste des chaises vides, qui, je le savais, finiraient par trouver preneur.
J'ôtai mon blouson d'hiver qui me servait encore au quotidien -satanée saison qui perdurait un peu trop!- et m'installai sur le siège qui m'était destiné. Je levai alors le regard pour trouver ma meilleure amie le nez perdu dans la carte. Je l'imitai, mais me résignai à ne rien dire pour l'instant : l'alcool n'étant pas tout à fait mon allié, j'avais pu en faire l'expérience, je m'accorderai au choix de Lou. Très vite, elle m'informa son envie de limonade, ce qui me vola un sourire. J'étais légèrement surpris, mais me refusai à l'exprimer. Tant mieux, si elle préférait m'accompagner au jus de fruit, je n'aurai aucun regret à ne pas me sentir éméché.

-Oui, je vais prendre un diabolo menthe. Ne bouge pas, je vais chercher ça.

Je me levai aussitôt et me dirigeai vers le bar où je trouvai rapidement une serveuse disponible. Je lui fis partager notre décision presque commune -à la différence d'un chouïa de sirop pour moi-, et elle me prépara rapidement les boissons. Je retournai alors à ma place, pour déposer la limonade de Lou face à elle.
Mon anxiété commençait à s'attaquer à mes doigts, comme toujours. Je pianotai sur le verre glacé, le regard un peu hésitant. Regarder Lou droit dans les yeux me coûtait, d'autant plus que je savais que chaque seconde passant, ma nervosité risquait d'être démasquée. Je pris alors mon courage à deux mains et lançai :

-Il faut que je te dise quelque chose.

Manque de bol, coïncidence ? Lou venait de prononcer exactement la même phrase que moi en même temps. Je ris un peu, intrigué par notre performance.

L’air était toujours un peu pesant entre Julian et Lou. Et dire qu’ils avaient grandis ensemble, et se connaissaient par cœur. Si, un jour, on avait dit qu’elle ressentirait une telle impression face à son meilleur ami, elle ne l’aurait jamais cru. Malgré tout, en grandissant, ils s’étaient éloignés. Cette situation était déplorable, mais Lou ne perdait pas espoir. Les choses pouvaient toujours s’améliorer. Il ne tenait qu’à elle de s’accrocher à Julian pour qu’il ne puisse plus la fuir. D’un côté, elle espérait donc que l’annonce de sa grossesse les rapproche. Ce sont toujours dans les moments difficiles que les amis vous prouvent leur dévotion. Ils n’en étaient pas encore là, cependant. Ils venaient de s’installer, et Lou annonça son choix de prendre une limonade. Julian lui répondit qu’il désirait boire un diabolo menthe. Finalement sa commande ne devait pas paraître bizarre du tout. Elle fut un peu rassurée, et prit la décision de se détendre. Elle relâcha ses épaules, et s’enfonça un peu plus dans son siège alors que son ami s’était levé pour aller chercher leurs boissons.

Durant son absence, Lou tenta de construire son discours, son argumentation, c’est-à-dire le chemin qu’elle allait prendre pour lui dire ce qu’elle avait à dire. Elle cherchait par quels moyens elle devait s’y prendre pour annoncer à Julian que dans quelques mois, elle serait maman. Elle se revoyait, jouant avec lui au bac à sable ; et maintenant, elle allait passer de l’autre côté de la barrière et n’en revenait toujours pas. Dès qu’il revint, Lou décida qu’il était temps de passer à l’action. « J’ai quelque chose à te dire. » mais elle n’était apparemment pas la seule. Fait du destin, Julian prononça à peu près la même phrase exactement en même temps que la jeune femme. Elle lâcha un petit rire. Si Lou ne se décidait pas à cracher le morceau, elle n’y arriverait jamais. Elle était déterminée à aller jusqu’au bout. « Je suis enceinte. » voilà, elle avait lancé sa phrase tel un missile. Lou n’avait pas cherché à alimenter le suspense. Elle n’avait même pas attendu que le rire de Julian s’éteigne. Elle ne pensait même pas une seconde à ce que son meilleur ami avait envie de lui dire. « Pardon de te balancer la nouvelle comme ça. Si j’avais attendu, je crois que j’aurais renoncé. » fit-elle un mince sourire aux lèvres. Son annonce devait provoquer chez Julian un tas d’émotions différentes, Lou espérait simplement que le choc ne soit pas tel qu’ils aient besoin de faire appel à une ambulance… Elle but une gorgée de son verre, en attendant que Julian réagisse. Elle espérait des félicitations. Même un gros câlin. Elle rêvait peut-être trop, Julian ne se montrerait pas si enthousiaste. Tout ce qu’elle voulait en fait, c’est qu’il ne soit pas déçu d’elle.

Je ne savais pas alors que cette futile coïncidence invoquerait en moi le seigneur des ténèbres, maître de la surprise, boss de la colère, père de la tristesse et empereur de l'incompréhension



« Je suis enceinte. »


Cette annonce me fit l'effet d'une bombe. Sur l'instant, je n'eus absolument aucune réaction. Je restai là, face à Lou, immobile, le visage dénué de toute expression. Le genre de cadavre inerte au teint encore éclairé par la vie. Je crus que mon cœur m'avait trahi, lâché ; qu'il s'était fait la malle, avait fui. Mais non, au bout de sept secondes aussi précises que les aiguilles cinglantes de mon horloge personnelle, la pompe reprit du service. Le sang revint cavaler dans ma cervelle gelée et j'inspirai à nouveau, comme la première fois.

-Enceinte ? Répétai-je toujours aussi impassible, bien qu'aussi doux qu'un agneau.

Ma question n'en était en réalité pas une. Et si je n'attendais aucune confirmation de sa part, c'était en partie parce que Lou venait d'ajouter quelque chose. Et en m'expliquant son annonce si directe et soudaine, elle m'avait convaincu sans mal. Alors, une fois mon interrogation inutile lâchée, j'osai un sourire. Condescendant, certainement, parce que je ne saisissais pas encore l'immensité du problème posé par Lou.

-Depuis combien de temps ?

Mon portrait fut soudain transcendé par l'inquiétude. Je compris que la révélation de ma meilleure amie avait bien des parts d'ombres. De qui ? Andrew, cet imbécile heureux, évidemment. Pourquoi ? Hum, ça c'était sans nul doute une question à ne pas poser de la sorte. Alors à savoir depuis quand me parut plus intelligent. Peut-être parce que les dénis de grossesse étaient si courant que c'en était effarant ? Ou bien parce que j'espérais que Lou ait encore le choix de garder ou non cet enfant ? Je ne savais exactement, mais j'attendais désormais sa réponse.
Mon ton n'était absolument pas dur. J'étais surpris mais aucunement en colère, d'où l'absence de rage dans ma voix.
Je n'avais réussi à me mouvoir depuis l'annonce de Lou. Seul mes lèvres s'étaient animées, et mes paupières avaient battu. Mais poussé par l'amitié incommensurable qui me liait à Lou, je m'avançais sur la table et mes doigts vinrent se refermer autour de sa main. Je voulais lui témoigner ma présence et mon soutien. Je ne connaissais rien des circonstances, du contexte, mais je ne sentais pas la ire m'habiter et c'était important d'y répondre. Si je n'avais pas à m'énerver, c'était alors parce que j'acceptais Lou et que mon amour pour elle s'étendait plus loin encore. D'une certaine manière : j'étais rassuré.

A chaque fois que Lou annonçait sa grossesse, elle avait l’impression de lâcher une bombe. Seulement l’explosion n’était jamais au rendez-vous. Quand elle avait annoncé la nouvelle à Mike, il était resté étrangement calme, et Julian réagissait pareil. C’était peut-être plus logique venant de Julian, qui ne manifestait jamais vraiment ses émotions. Lou l’observait attentivement. Sans être tout à fait sûre, elle aurait bien dit qu’il avait blêmi à cette révélation. Mais rien ne se lisait sur son visage. Il ne dit rien pendant un temps qui sembla infiniment long à la jeune étudiante. Puis finalement il sembla réaliser l’ampleur de la nouvelle. Il répéta une première fois ce que Lou venait de dire, histoire de bien comprendre. Elle hocha la tête positivement, même si geste lui semblait un peu vain.

Comme Lou s’y était attendue, Julian ne lui sauta pas dans les bras, et à la vue de sa réaction, elle ne savait pas trop comment il prenait l’annonce. Pourtant il s’intéressa, et posa une question. « Depuis quelques semaines. » répondit-elle simplement, ne sachant pas vraiment si Julian voulait connaître tous les détails. « C’est encore un peu tôt pour le crier sur tous les toits, mais je ne pouvais pas te cacher ça. » et oui, c’était une nouvelle importante que Lou avait envie de partager avec les gens qui comptaient à ses yeux. « Avec Andrew on a décidé de l’élever ensemble. » finit-elle par rajouter. Maintenant, tout était dit. Les révélations étaient terminées. Lou avait soulagé sa conscience et se sentait plus légère. Malgré tout, elle appréhendait une nouvelle fois la réaction de son meilleur ami. Il ne portait pas Andrew dans son cœur. Lou ne désirait pas connaître le fond de sa pensée concernant son petit ami, et préférait oublier qu’ils ne s’entendaient absolument pas. Ils étaient tous les deux essentiels à sa vie, elle ne retenait que ça ! « Tu ne t’y attendais pas, n’est-ce pas ? » elle n’avait pas pu s’empêcher d’ajouter quelque chose. Lou était du genre à parler pour ne rien dire. Elle détestait le silence, au contraire de Julian qui le maîtrisait parfaitement. Elle voulait connaître son avis sur la chose, savoir ce qu’il pensait. Elle avait envie qu’il soit heureux pour elle, lui dise qu’elle prenait la bonne décision. Car Lou ne lui mentirait pas, s’il demandait, elle lui avouerait qu’elle avait longuement hésité avant d’aboutir à cette décision. Désormais elle ne voulait plus reculer. Elle se sentait prête, malgré toutes les difficultés. Elle pouvait se reposer sur Andrew qui faisait preuve d’une étonnante maturité. Elle ne voyait donc plus d’ombre sur le tableau, à part la réaction de ses proches.

Oui, j'étais rassuré. Lou pouvait me faire des révélations effrayantes que je comptais tout de même la soutenir. Mon amour pour elle n'en changeait pas et j'étais heureux de savoir qu'il existait encore dans mon cœur une part pour une amitié si grande. Mais j'étais tout de même médusé par l'annonce improbable qui m'avait été faite. 
Lou, enceinte. Cette toute jeune fille à peine sortie de l'adolescence, balancée par les remous de la vie adulte, hébergeait en son ventre une petite chose. Et ce minuscule embryon grandirait doucement, puis quitterait le corps de Lou (dans d'affreuses souffrances), pour qu'enfin elle puisse l'abreuver de baiser et d'amour, et découvrir le visage de ce petit ange. En soi, j'étais convaincu qu'une grossesse était un bon présage. Du moment que cet enfant avait les moyens de vivre avec des parents aimants, je ne voyais aucune contre-indication à sa naissance. Evidemment, les exceptions avaient don de confirmer cette règle. Le cas Zoë Kahn en était la preuve vivante, mais encore une fois, l'enfant même non désiré -selon Dirty Secret-, avait trouvé un foyer empli d'amour. Même si à la place du père, on trouvait Jay Black. Comparé au Black, Andrew Davies était un chérubin. Alors j'avais guère le droit de paniquer. Et puis, même s'il était déconseillé de nous enfermer dans une même pièce, il comblait Lou et possédait une grande partie de son cœur, alors j'étais forcé de l'accepter.
Ma réaction parut certainement claire puisque Lou constata que je ne m'y attendais pas. Elle avait diablement raison, mais je me surpris davantage de réagir si calmement. Me mettre en colère ne m'était même pas venu à l'esprit, puisque la grossesse de Lou ne m'évoquait aucune ire, mais j'aurai pu être excessif. Or, je devais me rendre à l'évidence : je me contrôlais bien mieux que les années qui venaient de passer. La peur continuait de faire front avec moi, l'inquiétude ne me quittait jamais, mais j'appréhendais bien mieux la réalité désormais. Etait-il possible que je sois parvenu à une sorte de deuil, comme mon père et ma sœur ? L'idée me parut premièrement dérangeante, mais finalement, je m'avouai silencieusement que c'était certainement le cas. Ma mère était morte, et je ne niais plus ce fait. Cependant, il me restait encore bien des épreuves à surmonter, et mon introspection révélait bien des parts obscures en moi.

-Ah ça, c'est sûr. Mais c'est pas un souci ! Dis-je en un sourire, en agitant les mains pour accorder mes gestes à mes mots. Je t'aiderai du mieux que poss...

Je m'interrompis. N'avais-je pas donné rendez-vous à Lou pour lui annoncer que je fuyais à Richmond ? Ou plutôt que j'y trouvais asile ? Je ne pouvais pas lui promettre mon aide et ma présence durant les deux mois à venir alors, le pourrais-je par la suite ? Je souris sans terminer ma phrase, et glissai la paille entre mes lèvres pour mieux boire mon diabolo menthe. Après une telle hésitation, Lou se douterait qu'il y avait un problème. Il fallait que je sois prêt, pire : que je la devance.

-Bon, jusqu'à septembre, je t'enverrai mon soutien de Richmond. J'y pars pour un stage, alors je ne pourrai t'aider... Mais je rentrerai, parfois. 

Voilà, c'était dit. L'annonce à Lucy avait été plus sereine, celle-ci transpirait de mon envie de retourner le sujet de conversation sur Lou et sa grossesse. Cependant, j'espérai ne pas avoir éveillé ses soupçons. Car chose était sûre. Richmond n'était qu'un prétexte.

La réaction de Julian était finalement très positive. Lou était pourtant encore un peu tendue. Incapable de contrôler son flot de paroles. Son ami ne semblait pas remarquer son comportement un peu étrange. Le mieux qu’elle puisse retirer de lui, fut son « mais ce n’est pas un souci ». Il était cool, vis-à-vis de la situation. Lou n’en attendait pas moins de sa part. Il n’eut même pas une remarque déplaisante. Certes il n’avait pas une réaction ostentatoire, mais le faible sourire qu’il fit à Lou lui suffit à comprendre qu’il était heureux pour elle. Il commença même une phrase qui donna de l’espoir à la jeune femme. L’aider durant sa grossesse ? Ça voulait donc dire avoir de nouveaux des rapports normaux entre eux ? Julian désirait néanmoins jouer avec les nerfs de Lou. Il ne termina pas sa phrase. Lou arqua un sourcil. Il ne pouvait pas laisser ça en suspens. La jeune femme jouait avec ses mains, signe de son impatience, essayant tout de même de laisser à Julian l’opportunité de formuler une phrase correcte. Et si toute la bonne volonté de son meilleur ami partait en fumée ? Qu’avait-il à redire cette fois-ci ? Lou avait l’impression qu’il allait une nouvelle fois lui glisser entre doigts. Elle allait lui poser une question, mais il se décida enfin à éclaircir la situation.

Au début elle ne comprenait pas trop de quoi il parlait. Richmond en Virginie ? Quand toutes les paroles de Julian l’eut atteinte, et qu’elle les entendit correctement, Lou sentit un malaise s’emparer d’elle. Un sentiment égoïste lui traversa immédiatement l’esprit ; il proposait de revenir dans sa vie, comme avant, mais devait partir dans un autre Etat pendant tout l’été. Il lui fallu un moment pour réaliser que le monde ne tournait pas uniquement autour d’elle, et que ce stage était sans doute un occasion unique pour Julian. En plus, il semblait enfin s’intéresser à quelque chose, c’était plutôt bon signe. « Ah mais c’est… chouette. » elle manquait clairement d’enthousiasme, Julian allait s’en rendre compte. « Tu vas me manquer Julian. Ne fais pas le mort là-bas, et donne de tes nouvelles. » Lou le connaissait assez bien pour penser que ce stage serait tout aussi bien le moment pour lui de s’éloigner de la frénésie de Magnolia, mais aussi de ses habitants. Elle préférait donc le mettre en garde. Don’t be a stranger de Feldberg lui trottait maintenant dans la tête, persuadée que Julian allait l’oublier, une nouvelle fois. « Le départ est prévu pour quand ? » finit-elle par demander d’une voix plus sereine. Le pire, c’est qu’une partie d’elle mourrait d’envie de savoir tous les détails concernant ce stage. Mille et unes questions lui venaient en tête. Elle se contenait cependant, espérant que Julian soit un peu plus loquace de lui-même.

Maintenant que les choses étaient posées, j'étais pris d'une inquiétude sournoise. Lou n'était pas n'importe qui, et je la sentais à même de mettre à jour mes desseins. Si tel était le cas, il était certain que j'aurai bien du mal à me dégager de ce pétrin. Mentir, et il fallait que je me l'avoue sans demie-mesure, n'était pas une de mes aptitudes particulières. M'énerver, oui. Contre-révolutionner, parfois, avec une certaine exemplarité. M'enterrer dans un mutisme aussi dérangeant qu'absolu, également. Mais mentir délibérément, inventer quelques histoires insensées, non. Je n'étais décidément pas doué pour leurrer les gens; et cela était bien à mon honneur.
Cependant, malgré l'expression peu enthousiaste de mon amie, j'eus la sincère impression qu'elle croyait à mon histoire et à ma motivation. J'en fus soulagé. Il était vrai que j'étais ravi de partir en stage à Richmond, et que cette opportunité ne se représenterait certainement jamais, mais de là à crier sur les toits que ce stage avait été mon idée numéro un pour l'été... non. C'avait été une solution de dernier recours, mais une solution plutôt pratique en réalité. Quel étudiant aurait craché sur une telle possibilité de noter un grand nom dans son curriculum vitae ? Pas moi.
Je n'eus guère le temps de répondre à cette figure maussade qu'elle m'affichait alors, puisqu'elle se reprit et fit un effort remarquable pour se satisfaire de cette nouvelle. Lou me conjura d'ailleurs de ne pas disparaître et de lui donner régulièrement des nouvelles. Décidément, notre amitié n'était pas que du vent. Elle me connaissait suffisamment pour savoir que prendre congé de Magnolia pouvait implicitement revenir à faire le mort pendant deux mois. Et je ne m'en serai guère privé si elle ne venait pas de me demander exactement le contraire. J'acquiesçai donc silencieusement, certain de remplir mon rôle de meilleur ami, confident et protecteur -même si toutes ces tâches n'étaient jamais assez bien réalisées par ma personne selon mes critères-, et le lui jurai.

-Promis. Je te ferai signe souvent et surtout, m'informerai de comment tu vas.

Le sourire qui suivit fut sincère et j'appréciai mes capacités nouvelles à ne pas me laisser trop submerger par mes sentiments. Car l'inquiétude toujours présente me broyait l'estomac. Quelles craintes m'habitaient ? Que Lou m'interroge sur ces deux mois futurs, qu'elle comprenne à quel point mon âme était noire en cette fin de mai. Et comme pour me punir un peu plus des péchés que j'avais par le passé commis, et ceux que j'avais de justesse empêché, Lou me quémanda une information des plus capitales : la date de mon départ.
N'y ayant réellement réfléchi, je parus pensif quelques secondes. Je préférai lui donner une réponse précise de la chose, bien qu'un rien put par la suite remettre en question ma décision.

-Le week-end du trente juin, je pense.

J'hochai la tête comme pour me rassurer dans mon choix. Mais l'inquiétude ne me quittait toujours pas. Les obstacles s'avéraient plus nombreux que dans mes pires cauchemars.

L’avenir, Lou le voyait d’un œil incertain. Par avenir, elle entendait surtout sa relation avec Julian. Elle avait envie de croire qu’ils allaient rester en contact, mais étant donné qu’ils avaient déjà un peu de mal alors qu’ils résidaient dans le même quartier… comment les choses allaient-elles se dérouler avec Julian à des kilomètres ? Pourtant, le jeune homme faisait des efforts. Lou ne pouvait le nier. Il lui donna même sa promesse. Elle se demanda si le fait qu’elle soit enceinte ne changeait pas un peu la donne. Il aurait peut-être eu moins de scrupules à l’abandonner si elle n’avait pas été dans un tel état. Elle lui fit un sourire. Elle avait envie de le croire ; elle lui faisait confiance. Lou désirait maintenant savoir quand Julian allait partir. Une fois qu’elle obtint cette information capitale, elle put remettre ses idées en place. Son meilleur ami lui laissait un peu de répit, il ne partait pas tout de suite. Lou ne manifesta pas verbalement son soulagement, mais cela devait se lire sur son visage. Elle avait le besoin de savoir qu’il était là. Simplement là. Peut-être pas présent physiquement, mais là. A Magnolia. Les chamboulements qui secouaient la vie de Lou avaient besoin d’être contrebalancés par la sécurité des choses dites normales. Comme avoir Julian sous la main. « J’espère qu’on passera quand même un peu de temps, avant. » la jeune femme but une gorgée de son verre.

« Et Lucy dans tout ça ? » demanda-t-elle finalement. Lou savait bien que Julian sortait avec cette fille depuis quelques temps. Ils n’en avaient jamais parlé, et Lou espérait bien rattraper la chose. Elle était plutôt curieuse, et encore plus quand il s’agissait de ses amis proches. Elle voulait simplement que Julian parle de leur relation. Ça faisait des lustres que les deux amis n’avaient pas été en couple en même temps. Or dans toute amitié on parle des histoires de cœur. Et en parler donnait l’impression à Lou de revenir à des temps anciens ou leurs seuls soucis étaient ça. Ses histoires d’amour. En plus, elle avait l’impression que Julian remontait la pente. S’il arrivait à partager sa vie avec quelqu’un, c’était que, finalement il allait mieux. Elle était donc soulagée, après s’être fait tant de souci pour son ami. Il reprenait peu à peu une vie ordinaire. Toutefois, Lou n’avait pas encore eu l’occasion de rencontrer l’heureuse élue, mais elle comptait bien se rattraper. Son désir de faire partie de la vie de Julian ne s’affaiblissait pas. Bien au contraire.

Richmond. Huit lettres d'un enfer paradisiaque. Il était clair que cette décision menaçait de grandes amitiés. Celle que j'entretenais depuis des années avec Lou risquait de s'effriter. J'en étais conscient, mais également déterminé. Ce stage m'apparaissait comme la meilleure des solutions. Et ce n'était pas sans avoir étudié toutes celles qui se présentaient à moi. Fuir résoudrait, pour deux petits mois, bien des ennuis.
Une partie de moi avait espéré quelques encouragements de la part de mon amie, mais je n'avais pas eu cette chance. Je ne pouvais lui en vouloir ; mon annonce nous faisait tous deux déchanter. Lou m'aurait rêvé à ses côtés, pendant ces longs mois de grossesse, et j'aurai évidemment adoré la soutenir. Mais les choses n'étaient guère si simples, et mon état trop complexe pour pouvoir aider qui que ce soit. Néanmoins, je n'avais pas le droit de m'expliquer ainsi, et c'était en partie pour cette raison que je préférais m'échapper.
De mon visage, Lou ne put rien en tirer. J'avais cette mine un peu sombre mais les pommettes rehaussées par un sourire que je ne feintais pas. Hormis la nervosité qui ne me quittait pas, aucun sentiment ne sut se frayer un chemin jusqu'à la surface. Mon âme demeurait une prison inviolable ; au moins pour aujourd'hui.
La brune m'avoua qu'elle souhaitait que l'on se voie davantage avant mon départ. Cela répondit à mes attentes. Déjà que nos rencontres étaient plus rares que les pluies météoritiques, avec ma fuite pressante, aucune amélioration n'était en vue. Si nous pouvions passer, ne serait-ce qu'une après-midi tous les deux, quelques semaines avant le jour j, j'en obtiendrai éternelle satisfaction.

-Je trouverai bien quelques après-midis à libérer pour ma meilleure amie.

Ces derniers mots me brûlèrent les lèvres, comme s'il m'était interdit d'accorder à Lou ce statut. Non pas qu'elle n'en ait pas le droit, mais plutôt que je ne puisse, moi, en bénéficier. J'avais cette affreuse impression de n'être qu'un traître et qu'un lâche. Rien de ce qui pourrait s'accorder avec une personne aussi honnête que Lou. Comme mes lèvres me faisaient mal, mon sourire se tordit un peu. Je m'obligeai alors à rectifier le tir, et à étirer ma bouche en longueur.
Lou but sa limonade en silence, et je l'imitai. Je pensais à comment ce rendez-vous se serait passé si rien n'était jamais arrivé. Peut-être Lou m'aurait sauté dans les bras, et je lui aurai rendu son étreinte. Elle m'aurait gracié d'un sourire immense, et je n'aurai eu guère de mal à en faire de même. Nous aurions papoté en riant de tout et de rien. J'aurai pu toucher son ventre comme un abruti heureux, un peu inquiet mais tout de même ravi d'être, par amitié, l'oncle d'un enfant. Il est possible même que je revienne sur mes craintes vis-à-vis d'Andrew Davies, et que je n'eusse jamais plus la berlue à son propos. Et je n'aurai guère eu de soucis à exprimer mon amour pour Lou Huntington, à la conforter dans notre amitié, et à l'accompagner pendant les neuf mois dans lesquels elle se lançait.
Mais rien n'était pareil désormais. Et réalisant cela, je serrai un peu plus fort le verre glacé. Ce fut à cet instant que la brune m'interrogea à propos de Lucy. Ah, Lucy. Je n'avais eu l'occasion de parler de mon couple avec Lou, ce qui était fort étrange, notons-le bien. De toutes mes connaissances, Lou aurait du être la première au courant. Et ce détail exprimait bien à quel point tout avait changé.

-Elle était triste, quand je lui ai dit que je partais. Mais elle a compris ; surtout que je reviens en septembre, ce n'est en réalité pas si long. Tu la connais ?

Je me doutais que Lou souhaitait que l'on discute de cette amourette davantage, que je lui explique comment nous nous étions rencontrés, aimés, désirés. Que je lui décrive le rendez-vous que je lui avais donné, pour la reconquérir. Mais le puzzle ne s'assemblait pas. La frise chronologique perdait son ordre. Même cela appartenait au passé. Depuis que la peur m'avait possédé, que j'avais paniqué, que j'avais pleuré dans les bras d'Adrian, beaucoup de choses n'avaient plus tout à fait la même saveur.