Le poète W.H. Auden a écrit : ❝ Le mal n'est jamais spectaculaire, il a toujours forme humaine, il partage notre lit, et mange à notre table. ❞

Ca recommence. Tout, recommence. C'est un cycle insatiable qui ne s'arrête jamais. J'ai peur, je sens qu'Il revient ; qu'Il revient pour me hanter et me faire souffrir, encore et encore. Une année à L'attendre, à craindre Sa venue. Et je le sais, je le sens. C'est aujourd'hui, c'est maintenant. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, mais Il arrive. Et bientôt, Il repartira, comme si rien n'était jamais arrivé. Il me laissera seul, ma souffrance, mon orgueil, ma solitude néfaste. Et je L'attendrai, à nouveau.


-Adrian ! Hurlai-je en entrant de force dans le bureau du O'Connel.

Derrière moi, une jeune femme l'air paniqué, gazouillait un peu et s'excusait de ne pas avoir su me retenir. Qu'elle s'abstienne d'une chose aussi stupide. Avec ses trente kilos toute mouillée, elle n'aurait rien pu faire. J'avais trop peur, j'étais prêt à tout. Mais l'Autre, je Le savais plus fort encore.
Adrian était là, face à moi ; j'étais certain qu'il pourrait m'aider. Il m'avait toujours aidé. Je ne savais si c'était par gentillesse, par compassion, ou même par intérêt. Je m'en fichais totalement, à vrai dire. Il était l'autorité, et face à ce pouvoir-là, même Lui ne pouvait rien faire.

-J'ai besoin de toi, Adrian, dis-je en m'approchant du bureau.

J'avais l'air paniqué, anxieux. Une goutte de sueur brillait sur mon front, j'avais couru. Couru à en perdre haleine. C'avait été contre la montre et contre le Monstre. Je ne pouvais Le laisser gagner à nouveau. J'avais trop perdu, trop souffert. Cette fois-ci, Il ne m'aurait pas si facilement, je le jurai sur ma vie.
Je posais mes mains sur le bureau de l'avocat, et reprenais doucement mon souffle sans quitter le garçon des yeux. Je ne lui avais laissé le temps de bouger, je n'avais même pas pensé à vérifier qu'il n'était pas en rendez-vous. Si ça avait été le cas, je n'en aurai même pas tenu compte. Il n'attendait pas, Il était imprévisible. Ma solution pour Le contrôler était un homme, un avocat, Adrian O'Connel. Et quiconque m'aurait empêché de m'entretenir avec lui en aurait payé le prix. Je sentais l'adrénaline couler dans mon sang, la peur cavaler dans mes veines, l'espoir les rejoindre dans un délicieux mélange épicé. Il ne pouvait refuser ; savait-il seulement ce qu'il en coûterait, s'il n'acceptait pas ? Moi, je savais. Il n'était pas humain, Il ne respectait pas les lois. Il agissait, sous la pulsion, sous l'envie. Il ne respirait pas, Il ressentait tout. Comme une bête, comme un monstre, comme un prédateur. Et la proie, je le savais, vivait tout près de chez moi.

-S'il te plaît... soupirai-je. Tu es le seul à pouvoir m'aider.

C'était une prière, ni plus ni moins. Adrian était le pieu d'argent pour condamner le Monstre à se taire. La lumière pour éloigner ce Vampire amer. Il était la loi pour condamner les crimes, mais aussi les empêcher. Et aujourd'hui, comme trois ans auparavant, presque jour pour jour, j'étais certain qu'Il appellerait le sang.

Deux jours sans aucune trace de Juliet et Logan... Adrian commençait à tourner en rond. Il ne dormait plus, préférait de loin s'enfiler des cafetières à la chaine, et fumer comme un pompier. Il était bien mal en point, car rien n'allait en s'arrangeant finalement. Il n'attendait qu'une chose, récupérer son enfant, et reprendre une vie normale, loin de tous soucis. Mais voilà, Juliet était partie, cette fois-ci pour de bon, et elle ne reviendrait jamais sur sa décision. Elle avait emmené avec elle Logan, privant Adrian de son fils et le rendant complète fou à lier. Hier, il n'était même pas venu travaillé, à quoi bon... Il ne savait même pas ce qu'il l'avait amené à se rendre au cabinet O'Conell aujourd'hui. Il s'en foutait royalement, il ne prenait aucun rendez-vous, il n'était obsédé que par l'absence de Juliet et du gamin. Les yeux vitreux, les cernes sous les yeux, la mine froide, il était là, assis dans son siège, immobile. Il faisait presque peur à voir.

"Adrian!" entendit-il hurler soudainement. Il leva la tête, eut du mal à identifier l'individu qu'i s'avançait si rapidement jusqu'à son bureau. "J'ai besoin de toi, Adrian.". Julian King, le fils de la défunte du quartier! Cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas entretenu avec lui. Belle entrée donc lorsqu'il poussa la porte, sans même frappé et déboula de la sorte dans son bureau. Adrian posa ses yeux sur son jeune protégé et hocha la tête. Il déclara calmement: "Bonjour Julian." puis reposa ses yeux sur son bureau. "Tu es le seul à pouvoir m'aider." scanda le jeune homme. D'ordinaire, Adrian aurait tenté de la calmer, il se serait levé de son siège, aurait été se placé derrière le jeune homme, lui aurait brièvement les épaules et l'aurait invité à se confier. Mais cette fois-ci, Adrian était trop épuisé pour se lever de son siège, ou même tout simplement tenter de calmer le jeune homme. D'un ton neutre, légèrement sec, il souffla "Je t'écoute Julian.", sans même poser ses yeux sur lui. Il allait finir par s'endormir sur place, c'était certain.

Il fallait décidément que je me calme. Mais comment rester impassible, alors que je savais qu'un typhon viendrait balayer ma vie, une fois de plus ? Je devais L'en empêcher. Et Adrian devait m'y aider. Je le fixais d'un œil intense, dans lequel on pouvait aisément distinguer ma peur et mon angoisse. Mais l'avocat n'avait pas cillé. Ni par mon entrée, ni par la sueur qui brillait sur mon front, ni par ma voix légèrement chevrotante. Il restait devant moi, professionnel, impassible. Il avait l'air fatigué, mais je m'efforçai de ne pas y faire attention. Son problème était certainement, si ce n'est moins important, moins pressé que le mien. Il n'attendrait pas que je trouve un moyen de contrecarrer Ses plans. Ma tête, mon meilleur allié, mon meilleur outil, sauf actuellement. Il instillait Son souffle amer dans mes neurones, et la panique empêchait toute synapse de fonctionner correctement. J'étais effrayé, ni plus ni moins.

-Ca recommence, dis-je avant de déglutir, je dois empêcher ça !

Je savais que je n'étais pas du tout éloquent. Il n'y avait rien d'explicite dans mes mots, mais que pouvais-je dire ? Il était là, je Le sentais venir, et pourtant, je ne pouvais rien faire d'autre que de me cacher. Pourquoi ne pouvais-je pas ressembler à un homme, prendre mon courage à deux mains et L'affronter ? Pourquoi fallait-il que j'agisse ainsi, à me tapir comme un animal blessé, à attendre que la pluie vienne étouffer le brasier ? J'avais pourtant cherché les réponses à toutes ces questions, mais j'étais condamné au silence, et à lutter seul. Lucy était bien venue m'aider, en renfort, à me retourner pour Le regarder, mais je l'avais finalement mise en danger. J'étais un imbécile. Car Il venait pour la chercher, et je ne pouvais rien faire.
Cette idée me glaça le sang, et un haut-le-coeur me saisit. J'attrapai mon tee-shirt à m'en griffer la peau, et respirai profondément pour refouler la nausée.

-Garde-moi là, protège-moi...

Une larme vint glisser sur ma joue, et je l'essuyai d'un revers de main. Mes nerfs lâchaient les uns après les autres ; mais je gardai un soupçon de fierté.

Julian semblait complètement désemparer, il faisait presque peur à voir. Adrian remarqua cette mine de mort vivant, ses yeux rouges et ses cernes, la sueur sur son front. Il ressentait même depuis son siège, la peur du jeune King, chose qui le mis dans une position inconfortable. Il faut dire qu'avec ce que l'avocat vivait dernièrement, son état mental rejoignait bien souvent celui des plus grands fous de ce quartier. Les frayeurs de Julian l'atteignaient de plein fouet donc. Il fronça les sourcils et passa sa main sur sa nuque. Il garda son calme, et soupira longuement tandis que le jeune garçon s'agitait devant lui. "Ca recommence" scandait-il. "Calme toi Julian, vraiment calme toi!" dit Adrian en haussa légèrement le ton. L'avocat allait avoir du mal à aider son interlocuteur s'il ne se calmait pas. "Garde-moi là, protège-moi..." répliqua Julian. Adrian prit peur en entendant ces mots. Quelqu'un était-il à la recherche de Julian? Quelqu'un cherchait-il à lui faire du mal? Adrian se recula dans son siège, comme s'il sentait à son tour le danger approcher. C'était vraiment la première fois qu'il voyait le jeune King dans cet état là. Il lui rappelait un peu la fois où il s'était battu avec Jay Black. Mais cette fois là, il s'était emparé d'une rage incommensurable, qu'Adrian avait réussi à calmer après quelques heures de discussion.

Ce n'est que quelques secondes après les dernières paroles de Julian qu'Adrian remarqua une larme couler sur la joue de son client. Il se leva alors doucement de sa chaise, et s'approcha de lui. Le jeune homme le suivit des yeux, effrayé. Adrian hésita avant de s'approcher de lui. Il se demandait vraiment s'ils étaient vraiment en sécurité dans cette pièce, si quelqu'un n'allait pas débarquer des les locaux du cabinet O'Conell et s'en prendre à Julian. Une fois au niveau du jeune client, Adrian l'entoura de son bras. Il posa ensuite sa main sur sa joue et la tapota légèrement, pour le rassurer. L'avocat lui confia ensuite: "On ne reste pas là Julian... Viens, je t'emmène à l'extérieur de Magnolia tu veux?! Tu m'expliqueras tout ça au calme". Il attrapa ensuite ses clefs de voiture, posées sur le coin de son bureau, attrapa son sac et revint à la hauteur de Julian. Il l'entraîna par l'épaule et ajouta: "Suis moi Julian."

Mes prières silencieuses ne restèrent pas vaines bien longtemps. Adrian, l'air sérieux, moins éreinté, plus inquiet aussi, se leva pour venir me faire face. Je le suivis des yeux, à la limite de l'implosion. J'avais envie de parler, de déverser mes larmes et mes cris, mes craintes et mes doutes, mais j'étais condamné au silence.
L'avocat semblait déterminé à me toucher, mais j'eus peur de ma réaction. J'étais comme un animal blessé, imprévisible et les griffes prêtes à cisailler de l'acier. Mais son bras dans mon dos ne parut pas intrusif. Adrian m'était apparu bien las, mais je le croyais désormais prêt à me venir en aide. Sa main, je préférais la saisir plutôt que la mordre. Je ne pouvais m'en tirer seul de toute manière, ni contre Lui, ni maintenant. Adrian était mon seul recours, l'unique personne que je soupçonnais capable de contrôler la Bête. Je n'avais aucune explication logique, juste un ressenti. Et ce contact qu'il m'offrit, ce contact chaleureux, approuva mon idée. Adrian me rappelait à la vie, à la lumière, à l'humanité comme pouvait le faire Lucy, mais contrairement à elle, il avait les moyens de se défendre. De me défendre aussi.
La proposition qu'il me fit me sembla si incroyable que j'en éprouvais un soulagement physique. Mes épaules glissèrent un peu, et je soupirai pour reprendre une grande inspiration. Comment pouvait-il trouver une meilleure solution que moi encore à mes problèmes ? Partir, c'était décidément l'unique cadeau que je pouvais faire à ceux et celles que je disais aimer. Partir, tout quitter, avec une bonne raison, une raison qui n'éveillerait pas les questions, et les soupçons. Les études, quelle bonne idée ! J'imaginais déjà la Chose pleurer de déception, s'ennuyer à mourir de ne pouvoir me blesser plus. Adrian O'Connel venait de me donner la solution.
Aussi, j'acquiesçai d'un hochement de tête, et le marchai à ses côtés sans rechigner. J'espérais en silence qu'Adrian m'emmène loin. Les frontières, les montagnes, les océans, les univers... rien n'était éloigné pour me protéger et protéger mes proches.
Nous grimpâmes l'un après l'autre dans sa voiture, et je m'attachai en silence. Devais-je parler ? Le remercier ? J'étais perdu, tétanisé par l'anxiété, rongé par des questions auxquelles je ne trouvais aucune réponse.

Ils passèrent la porte du bureau. Adrian regarda autour de lui, et se dirigea vers le bureau d'Heathcliff. Il lui dit qu'il devait sortir pour la matinée, qu'il ne serait pas long, probablement revenu en début d'après midi. Heathcliff le regarda, presque paniqué, comme s'il imaginait le pire pour Adrian. "T'inquiète, ça va." puis il referma la porte du bureau. Julian le suivit jusqu'à sa voiture. Ils montèrent dedans, en silence.

Adrian quitta alors le parking, et se lança sur Justice Street. Il regardait tout autour de lui, cherchant du regard, depuis deux jours et sans relâche, une trace de Juliet, de sa voiture... mais rien. Adrian ne voulait pas se résoudre au fait qu'elle ait bien pu définitivement quitté la ville. Quelqu'un le lui aurait au moins dit... Il accéléra et tourna au bout de la rue, direction la sortie de Magnolia. Il ne voulait pas rester dans cet endroit, et Julian non plus. Car a en voir son étrange comportement, Adrian ne présageait rien de bon. Il ressentait toujours cette peur, que l'avocat n'arrivait pas à canaliser chez son client. Silencieux jusqu'alors, Adrian prit enfin la parole: "Ne t'inquiètes pas, on ne devrait pas tarder à atteindre la sortie... Ouvre la fenêtre, et respire un bon coup, ok Julian?".

Ils arrivèrent très vite prêt de l'autoroute. Adrian s'embrancha sur les voies, et appuya sur l'accélérateur. Il se sentait suivit, étrangement, depuis qu'ils avaient quitté le cabinet O'Conell. Il jeta un oeil dans ses rétroviseurs et retint son souffle. Il faut l'avouer, son manque de sommeil jouait beaucoup sur ses humeurs. Il était fatigué, et cette chasse à la Juliet le rendait parano. Adrian reposa ses yeux sur le jeune King. Il connaissait Julian depuis longtemps, mais ne l'avait jamais vu dans cet état. L'avocat repéra la première sortie et se dirigea vers cette dernière. Ils arrivèrent bien vite dans un petit village. Adrian avança jusqu'à la place du village, et y gara sa voiture. Ils étaient seuls ici, du moins il l'espérait. Il atteignit le moteur se tourna vers Julian. "Maintenant parle." lança Adrian.

Le silence ne me dérangeait pas, je me laissais bercer par le ronron du moteur de la voiture d'Adrian, en espérant que le vrombissement cache les battements bruyants de ce cœur paniqué contre ma poitrine. Mes mains crispées restaient posées sur mes genoux bien sagement. J'étais devenu immobile, statue de pierre dans laquelle fondait une guimauve gluante.
Au fil des secondes, au fil des kilomètres, des voitures et des camions doublés, des coups d'accélérateurs, je sentai une petite voix tenter de me rassurer. Vous êtes loin, Il ne peut pas agir, me susurrait-elle. J'appréciai son effort, mais la peur continuait de rugir en moi, comme un instinct animal qui m'aurait poussé à fuir et à me terrer quelque part. Face à la plus grande menace, au Prédateur, je me faisais minuscule, silencieux, et attendait prudemment que le mal passe.
Je regardai fixement devant moi, n'ignorant pas pour autant la présence d'Adrian. Je percevais son incompréhension, presque ses questions auxquelles même moi je ne pouvais répondre. Non pas parce que je ne voulais pas, mais parce que je savais pas. Il ne tenait qu'à moi de comprendre, mais mes efforts, tous sans exception, avaient été vains. Et finalement, alors que j'espérai obtenir des explications en prévision de ce jour précis, j'avais été vaincu par le temps. A trop divaguer dans les quelques bons sentiments, à voleter comme un papillon autour de la jolie fleur à peine éclose qu'était Lucy, j'en avais perdu mon dessein premier. Et me voilà comme un imbécile à ne savoir que faire, à n'avoir aucune solution pour Le contrer et pis !, à attendre de l'aide d'un tiers. Je me détestais ; mais même ma haine n'avait d'égal comparé à la crainte qui s'était logée dans mes cellules.
Nous prîmes une bretelle qui nous amena dans un patelin que je ne connaissais pas du tout. En réalité, je me fichais éperdument de savoir où nous nous trouvions. Adrian gara son véhicule sur une place déserte et n'attendit pas bien longtemps pour couper le moteur et me demander quelques explications. Je tournai les yeux en sa direction, et il put sans nul doute déchiffrer tout mon désarroi. Je ne savais quoi lui dire. Le pouvais-je seulement ? J'étais condamné à me taire, la loi me bâillonnait, et Adrian était la loi. Comme il attendait de moi que je parle, je m'obligeais à dire quelque chose :

-Il faut que je reste ici, loin de Magnolia. Je ne suis pas certain de pouvoir tout t'expliquer, je ne comprends moi-même pas grand chose.

Mes dents passèrent sur mes lèvres et les mordirent douloureusement. Je craignais ses questions, mais plus encore j'étais terrifié par son regard. Il cherchait à obtenir la vérité, et j'eus subitement l'impression qu'il le pouvait. Et ce même si la réalité, si horrible soit-elle, était cachée au plus secret de moi.

A vrai dire Adrian ne savait pas pourquoi il avait tant voulu quitter Magnolia pour s'entretenir avec Julian, mais il avait le sentiment que quelque chose ne tournait pas rond, et qu'ils seraient tous deux plus tranquilles ici. "Il faut que je reste ici, loin de Magnolia. Je ne suis pas certain de pouvoir tout t'expliquer, je ne comprends moi-même pas grand chose. . ". Adrian fronça les sourcils et hocha la tête. Il savait bien de quoi voulait parler Julian, et cette idée ne lui plaisait pas. Ils en avaient déjà parlé, et Adrian avait tenté de le raisonner, lui faire entendre qu'il se trompait. Adrian secoua la tête et ouvrit sa portière. Il invita Julian, d'un signe de la tête à le rejoindre à l'extérieur du véhicule. Silencieux, il referma la porte, et une fois Julian sorti, il verrouillât les portières. Les deux hommes commencèrent à se diriger vers les ruelles voisines, marchant à faible allure. Adrian plongea les mains dans ses poches. "Nous en avons déjà parlé Julian! Je vois très bien de quoi tu parles... il faut que tu arrêtes." déclara t'il sèchement. Il savait ce que le jeune King endurait, il était là pour l'écouter, l'épauler, mais il ignorait combien de temps encore il allait pouvoir l'aider. Parfois Adrian avait l'impression d'avoir épuisé toutes ses ressources, mais il était convaincu de pouvoir faire bien plus encore.

Adrian décidait de s'arrêter. Il vint se poser contre le rebord de la fenêtre d'une maison visiblement abandonnée. Il passa sa main sur son visage, puis souffla longuement. "Depuis quand Julian? ... Je veux dire, depuis quand ça te reprend ce genre de ... "crise"?" demanda t'il tout simplement en observant son interlocuteur qui ne savait plus rester en place. Adrian se détacha du rebord de la fenêtre pour entrainer son ami. Il l'incita ensuite à s'asseoir. L'avocat fit de même. Les deux hommes se retrouvaient alors seuls, là, le cul sur les pavés de ce village désert, où le silence est roi. Voyant que Julian ne lui répondait pas, il renchérit: "Julian, depuis quand ça te reprend ces conneries?".

Je voyais bien qu'Adrian n'était pas satisfait de ma réponse. Peut-être s'attendait-il à ce que je me livre entièrement, une fois de plus. Que je lui fasse part de tous les poids qui pesaient sur mon cœur et de toutes les chaînes qui me liaient au passé, secrets inviolables et pourtant violés ? Non, j'en avais déjà trop dit. Adrian pouvait à tout instant me faire basculer dans la réalité ; m'envoyer lavé de tous mes silences, comme on envoie un condamné, à la vue de ceux qui ont perdu, qui ont souffert, qui ont pleuré. Je serai lynché, comme un vulgaire esclave qui n'a pas assouvi tous les désirs de ses maîtres, qui a menti et injurié, qui a craché à leur pied. Ils auraient raison : j'étais bien ironique de les haïr. Ils n'étaient pour rien dans ma descente aux enfers. Que pouvais-je leur reprocher ? De n'avoir su m'aider ? C'était naïf, et j'avais oublié ce qu'était la naïveté et l'innocence depuis quelques années déjà.
Les sourcils froncés, Adrian retira les clefs du véhicule et se faufila à l'extérieur. Je l'imitai sans savoir ce qu'il pouvait bien me réserver. Je le rejoignis d'un pas lent, mes mains luttant l'une contre l'autre, griffant les doigts adverses, comme je savais si bien le faire lorsque j'étais nerveux. Adrian me convia sans parler à marcher à ses côtés, et nous nous éloignâmes de la voiture doucement. Je n'osais regarder le village, de crainte d'y voir des gens, d'y croiser leur regard insistant, de les voir murmurer quelques baragouinages inintelligibles et pourtant si sévères. Mes yeux restaient figés sur les pavés qui défilaient les uns après les autres sous mes pieds. J'attendais la sentence d'Adrian, et je ne tardais pas à la recevoir, de plein fouet, comme un couperet sanglant. « Il faut que tu arrêtes. » J'aurai aimé pouvoir contrôler cette peur inconsidérée, mais je savais mieux que personne tout ce qu'Il pouvait faire, et ne pouvais me résigner à vivre à Ses côtés sans m'inquiéter. Cependant, je ne répondis rien. Je sentais que c'était inutile, comme un combat perdu ou gagné d'avance. Le débat était stérile, sitôt qu'il avait commencé.
Bientôt, Adrian cessa de marcher pour s'adosser contre une fenêtre. J'aurai préféré continuer de marcher, surtout avec l'approche du sujet le plus noir de mon existence. Et voyant ma détresse, mes mains rougies par les efforts, l'avocat me permit de soulager mes jambes. Mais il s'acharna un peu plus sur ma conscience. « Julian, depuis quand ça te reprend ces conneries? », je déglutis bruyamment. Mon cœur s'accéléra, tambour battant contre ma poitrine, et je sentais l'air me manquer.

-Je ne sais pas, pas depuis la dernière fois. Pas depuis ce que tu sais...

J'eus aussitôt l'envie irrépressible de m'accroupir, de me transformer un fœtus, de ne plus savoir parler, de revenir à l'état larvaire. D'être une chose qui ne pouvait détruire ni ne pouvait créer. Mes mains cessèrent leur manège pour venir couvrir mon visage. Je crus que mes jambes allaient se dérober et m'envoyer goûter du bitume, mais elles tinrent bon. Et c'est debout, le visage dissimulé derrière mes mains, que je me remis à sangloter.

Haletant, épuisé, le jeune King semblait retomber au plus profond de ce gouffre. Il plongeait la tête la première dans ce genre d'idées noires qu'Adrian avait eu tant de mal à l'en extirpé quelques mois plus tôt. L'avocat ne voulait pas se montrer trop dur avec Julian, il connaissait son parcours depuis la mort de sa mère, et n'avait pas envie de le brusquer. Mais l'idée même de voir Julian retomber n'était pas à son gout. Il préférait lui faire une bonne fois pour toute qu'il n'était pas celui qu'il pensait être, qu'il était loin de la vérité, et qu'il se fourvoyait depuis toujours. Le jeune adulte finit par lui répondre, "Je ne sais pas, pas depuis la dernière fois. Pas depuis ce que tu sais...", tandis que l'avocat l'observait attentivement, en fronçant les sourcils. Adrian soupira, profondément. Il détourna le regard, et attrapa la main de son désormais fidèle client. Il la serra un instant, et murmura: "Ne t'inquiète pas Julian, on va trouver une solution... Promis." Tous deux savaient à quoi Adrian faisait référence, c'était devenu leur petit secret depuis quelques années à présent, surtout depuis que King le consultait. Il ne le laisserait pas tomber, non. Adrian avait déjà fait preuve de sa détermination à aider le jeune King à lever le mystère sur la mort de sa mère, lui apportant constamment son soutien.

Adrian passa doucement sa main sur sa nuque, tentait de soulager ses cervicales qui lui donnaient mal au crâne. Il exerça une pression sur sa nuque avant de reposer ses yeux sur son jeune "patient". Il souffla, et confia: "On trouvera bien une solution, je ne vois pas d'autres choix Julian. J'ai déjà essayé pourtant... tu ne nous facilites pas la tâche tu sais...". Il s'arrêta un instant, et réfléchit quelques secondes avant de reprendre: "Je ne pense pas que quitter la ville t'aidera King... Mais parfois je me dis que c'est peut être une solution alternative.... raaah putain..." scanda t'il. Adrian avait un très mauvais pressentiment... une fois de plus il se sentait suivi, observé, même à une vingtaine de kilomètres de Magnolia. Une chose est certaine, avec cette Dirty Secret dans les parages, il valait mieux avoir cette conversation en dehors de la ville...

Les larmes voulaient dévaler mes joues, je les sentais avides d'aventures, mais elles chutaient sur mes doigts tremblants. Le sel s'accrochait à mes phalanges, cherchant à être cueillis avec passion et envie, mais ne récoltant qu'indifférence et mépris. Je détestais pleurer, ce n'était pas quelques sanglots qui me sortiraient de l'enfer dans lequel j'avais plongé tête la première. Mais lorsqu'on évoquait le décès de ma mère, la douleur revenait comme un boomerang et perforait mon cœur sans relâche, jusqu'à ce que le chagrin perle au coin de mes yeux. Et dans ces instants de détresse inconditionnelle, irraisonnée, j'aurai donné beaucoup pour porter un masque, pour trouver une doublure à la figure sérieuse et impassible. Mais malheureusement pour moi, ce loisir ne m'était proposé ni acquis, et je devais rester nu comme un ver devant Adrian. Au final, je n'étais qu'un gosse perdu dans un immense supermarché désert aux néons éteints ; pitoyable, pathétique.
Je sentis la caresse d'une présence qui ôta l'une de mes mains humides pour mieux la serrer, et alors que je levais un œil furtif vers l'avocat, il me fit une promesse. Ce n'était pas la première fois qu'il s'avançait à telle chose, et jusqu'alors, rien n'avait eu d'effet, sur le long terme. Je n'avais certes eu aucun combat à mener contre l'Autre pendant ces deux années, mais la joute s'était poursuivie profondément dans ma conscience. Etrangement, alors que j'étais chaque seconde de mon existence rongé par l'amertume et la déception, je n'en tenais pas compte à Adrian. Je sentais qu'il savait plus de choses que je n'avais jamais voulu lui dire, qu'il était suffisamment clairvoyant pour que lui offre ma confiance.
D'un revers de manche, j'essuyais les quelques larmes que mes mains n'avaient su recueillir, et retrouvait le chemin du calme. Pour combien de temps, je n'en savais rien, mais cette question ne m'avançait à pas grand chose. Le O'Connel paraissait également très tendu, comme je l'avais remarqué en déboulant dans son bureau sans même frappé. Il s'étira un peu, avant de revenir vers moi. « Tu ne nous facilites pas la tâche tu sais... », j'étais soudainement très mal à l'aise. Comment pouvais-je l'aider d'une quelconque manière ? Ne croyait-il pas que j'avais déjà, en silence, pensé à toutes les alternatives, jaugé les dangers, essayé de L'écarter de moi de toutes les façons envisageables ? Si, ça avait été mon but premier, à la seconde où j'avais compris que je ne pouvais L'empêcher d'appeler le sang à chacune de ses promenades dans le quartier, et où j'étais condamné à me taire sur son existence. Adrian était un arbitre détenteur d'une loi qui nous concernait Lui et moi, et si je craignais de tomber en même temps que Lui, je faisais confiance à Adrian pour qu'il plaide en ma faveur si telle chose devait se produire. Après tout, s'il avait voulu me dénoncer, il avait eu mille occasions pour cela. Lorsqu'enfin l'avocat conclut que mon départ était une idée plutôt intéressante, je déglutis à nouveau. Je m'accordais à ses propos. Lou, Lucy, Joy, Daren ; tous seraient protégés de Lui, puisque j'étais Sa première victime. Mais encore me fallait-il une bonne raison de quitter ce quartier...

-Dès que j'en aurai fini avec l'université, je partirai. Je te le jure, deux mois, ou plus, s'il le faut, je respirai soudainement, avant de sentir ma lèvre trembler.

Cette échéance était si proche que j'en eus des vertiges. Deux mois encore et j'aurai accompli mon cursus à la faculté. Et dans deux mois, viendrait cet instant où je réaliserai qu'il était désormais trop tard : je n'aurai pas trouvé de réponse à cette question.
Pourquoi est-Il là ?