Katarina n'avait pas croisé Charly depuis des lustres ! Une réaction d'évitement normale, dans un sens, puisque l'Estonienne avait le moral au plus bas, après un énième échec de grossesse. Elle commençait à croire que son utérus n'était pas enclin à recevoir la vie, mais cette considération la mettait hors d'elle. Dans la vision de Katarina, tout problème avait sa solution, et depuis toute petite, elle se battait pour faire tomber ceux qui entravaient son chemin. Mais si elle s'avérait stérile, elle n'avait aucune carte en main pour solutionner ce coup dur. Aucun engrais magique pour fertiliser son jardin secret (poésie du soir bonsoir). Bien sûr, son mari était à ses côtés, il l'épaulerait, elle le soutiendrait, ils fonctionnaient toujours ainsi, un roc pour l'un et l'autre. Mais devoir accepter l'échec n'était justement pas une voie acceptable, pour cette Estonienne qui avait toujours tout obtenu, grâce à une détermination dans bornes. Elle voulait un bébé, elle voulait son bébé. Un être à elle, avec un bon de l'Estonie et un bout de l'Amérique, un enfant avec son visage, les yeux d'Harrison, un mélange des deux. Pas un bébé d'un autre qu'on adopte par dépit.

Malheureusement, plus les jours passaient, plus Katarina réalisait qu'elle devrait l'accepter. Elle vivait mal cette solution, et Charly était probablement la dernière amie avec qui évoquer son problème. Leur différence d'âge n'était pas grande, pourtant leurs mondes l'étaient tellement. Katarina était rangée, alors que Charly vivait encore dans une décadence, des histoires sans lendemain et une drague effrénée. Un quotidien que l'entremetteuse n'enviait pas du tout. Bien sûr, si on ne lui faisait pas régulièrement du charme dans les lieux publics, peut-être jalouserait-elle légèrement son amie. Mais pour l'heure, elle n'était pas encore défraichie. Et finalement, des histoires croustillantes et rigolotes étaient certainement le meilleur remède, pour oublier ses soucis. Alors, elle attrapa sa veste et son sac, afin de visiter son amie.

Non, elle ne prenait jamais la peine de prévenir de son arrivée. Ses agissements étaient souvent le fruit de pulsions qu'elle laissait vivre, dépendante. Alors une fois devant la bonne maison, elle sonna. Et Charly avait intérêt à être là, Kat en avait besoin.

C'est le milieu d'après midi et je glande, comme bien souvent. Les filles sont toutes au travail mais moi je ne commence mon service au Dancing que plus tard, ce qui me laisse du temps pour traîner en pyjama dans la grande maison vide et regarder des bêtises à la télé ! Cet après midi là, pourtant, je suis déjà douchée et habillée, je suis même allée faire un tour dans le jardin jeter un oeil au petit poirier que j'ai planté avec Jennifer au printemps dernier. Il n'est pas bien grand encore, mais d'ici quelques années il donnera de jolis fruits goûteux j'en suis certaine ! Je n'ai pas d'enfants, il faut bien que je compense sur quelque chose, alors tout mon amour maternel je le déverse sur ce pauvre petit arbrisseau. Depuis une heure, je suis affalée sur le canapé, un pot de glace à la pomme sur le ventre devant un couple ultra-stéréotypé qui se bécote à l'écran. C'est affligeant ce qui est diffusé à la télé en milieu d'après midi ! Ils ne pensent jamais aux personnes qui travaillent en décalé ou quoi ?! Alors que je peste contre les producteurs et autres blaireaux bossant pour la télévision, quelqu'un frappe à la porte. Je grogne et dans un effort incommensurable, me lève du canapé. Je traîne des pieds jusqu'à la porte, persuadée que ce n'est pas à moi que l'on vient rendre visite et entrouvre la porte. Une sublime blonde au sourire éclatant me fait face. Oh ! Katarina ! Salut ! J'ouvre la porte en grand et l'invite à entrer. Mon petit doigt me dit que ce n'est pas moi qu'elle vient voir. Charly n'est pas rentrée, mais viens suis moi. Je pars dans la cuisine chercher deux coupelles et deux cuillères, bien décidée à lui servir de la glace à l'Estonienne ! Elle a beau être foutue comme une déesse, elle a bien droit à un petit extra de temps en temps non ?

L'optimisme de l'Estonienne prit un coup quand elle se trouva nez à nez avec Tara. Qu'importe, il était encore possible que Charly soit chez elle « Bonjour Tara » répondit-elle d'un ton enjoué. Finalement pas. Katarina soupira, déçue de voir que ses plans soient si facilement contrecarrés. Contre toute attente, Tara l'invita néanmoins à entrer. Trop polie pour refuser, et curieuse de la tournure que cette rencontre pouvait prendre, elle acquiesça et suivit Tara dans son antre.

Leurs rapports avaient rarement dépassé le stade de la cordialité. Au début, Katarina ressentait de la gêne, en présence de la barman : celle-ci aimait les filles, un trait de caractère totalement étranger à l'Estonienne, elle nécessitait du temps pour s'y habituer. Mais finalement, elle avait vite compris que, l'amour entre deux filles, c'est comme l'amour entre deux personnes, quels que soient leurs sexes : c'est beau, c'est magique. Ce revirement d'opinion fut probablement encouragé par les révélations de Charly, à savoir que Tara avait un crush pour son amie. Dès qu'il s'agissait d'amour, Katarina perdait les pédales : elle vivait animée d'une mission, celle que tous les gens qu'elle croise soient un jour heureux et amoureux, en couple. Alors si Tara et Charly était un couple en devenir, qu'à cela ne tienne, ses talents d'entremetteuse devaient les aider. Croyant au destin et refusant le hasard, si Charly s'était adonnée à de telles confidences, c'était forcément parce que Katarina avait un rôle à jouer. Désormais, elle était lancée. De même, l'invitation de Tara, alors que les deux femmes n'étaient pas particulièrement amies, ne pouvait pas être anodine. « Merci merci, ne m'en mets pas trop, je surveille ma ligne » Mais déjà, la généreuse part qui gisait dans le bol, indiquait à l'Estonienne qu'elle devrait éviter un ou deux repas. Avec un bébé à venir, il était impensables de déjà prendre du poids. Elle attrapa le bol et commença à goûter, doucement. « Délicieuse cette glace, pomme c'est ça ? » Bien sûr, Katarina était légèrement mal à l'aise. Cette fille aimait les filles, rappelez vous. Ce n'était pas un cas très courant en Estonie, et même à Baltimore la paysanne n'avait jamais vraiment rencontré ce genre de personnes. C'était une première, c'était déstabilisant. En soufflant longuement - méthode pour se calmer - Katarina se répéta que Tara et Charly avaient besoin d'elle. C'était parti. « Alors, qu'est-ce que tu racontes de beau, Tara ? » Un sourire rassurant se dessina sur ses lèvres, révélant ses deux petites fossettes, à chaque coin de sa joue. Un air bienveillant qui se voulait rassurant, Katarina ne venait pas en ennemie, et était prête à tout entendre, si besoin

Katarina semble déçue d'apprendre l'absence de Charly mais ne rechigne pas pour autant à me suivre dans la maison. Si elle a vraiment besoin de la voir, elle peut bien attendre que la brune rentre du boulot ! Après un passage obligé par la cuisine, on part s'installer dans le salon. Je lui sers de la glace (un peu trop à son goût) et me remets à en manger. Oui, glace pomme ! c'est ma réponse après qu'elle m'ait demandé le parfum. La blonde ne semble pas super à l'aise. C'est vrai que l'on ne se connait pas beaucoup, généralement on se voit lorsque Charly est dans les parages, c'est notre amie en commun quoi. Il est vrai que les deux filles ont plus de points communs qu'avec moi par exemple. Ce sont deux jolies filles, qui font attention à elles, qui prennent leur travail au sérieux et blablabla. Je ne rentre pas vraiment dans ce moule, je ne vois pas les choses de la même façon dirons nous. Elle me demande alors ce que j'ai de beau à raconter. C'est là que je me rends compte que Katarina et moi n'avons jamais eu l'occasion d'avoir une vraie discussion. Nos échanges se sont toujours limités à des banalités, à des propos sans profondeur. Cela ne m'étonnerait pas que ce soit le cas encore aujourd'hui. Hmm... Je lève les yeux en l'air tout en agitant la cuillère entre mon pouce et mon index, à la recherche de quelque chose de pertinent. Je n'aime pas vraiment que l'on me demande ce qu'il y a de beau, ou de neuf dans ma vie, car je n'ai jamais rien à raconter. Pas grand chose malheureusement... Ah si ! Mon poirier devient grand, j'espère qu'il donnera bientôt des fruits ! C'est mon bébé tu sais. Oui, lorsque je n'ai rien à raconter sur moi, je préfère faire diversion en discutant d'arbres fruitiers, c'est une technique comme une autre. Et toi alors, qu'est ce qui t'amène par ici ?

La situation est des plus déstabilisantes. Katarina fixa longuement sa glace à la pomme, tandis que Tara restait silencieuse. Elle se demanda plusieurs fois pourquoi avoir accepté cette invitation ... avant de se souvenir que, finalement, il n'y avait pas vraiment eu d'invitation. Tara ne lui avait pas suggéré d'entrer, il n'y avait pas eu de question, mais une affirmation. Dès lors, comment dire non ? Katarina était trop polie pour contrecarrer le plan de la jeune femme, qui voulait simplement partager une glace. Et même si maintenant elle aurait tué pour être ailleurs, elle ne pouvait pas se défiler. Elle était une adulte, parfaitement capable d'entretenir une discussion cordiale avec Tara. Même si celle-ci était attirée par les femmes. Même si celle-ci évoquait son poirier en le qualifiant de bébé, alors que ce mot était THE word à ne pas prononcer devant Katarina. Elle faillit exploser en larmes, se retint au dernier moment, son visage était cependant très affecté. Les larmes montaient, ses yeux tremblaient et son visage brûlait. Elle ne craqua pas. Mais ça y ressemblait un peu.

« Eh bien, tu as de la chance que ton bébé grandisse, moi le mien ne veut même pas venir » Elle respira un grand coup, mal à l'aise. Réalisant après coup que sa phrase pouvait être dénuée de sens, elle se justifia. « Enfin je parle d'un vrai bébé, pas d'un poirier. Avec mon mari nous tentons d'avoir un bébé, mais rien n'y fait. » Elle se frotta le visage, le dire à haute voix rendait le problème tellement réel. En plus, si elle avait vu Charly comme convenu, elle n'aurait probablement même pas évoqué le sujet. Trop personnel, trop gênant. Trop pas "Charly et Katarina". Et voilà qu'elle se retrouvait à confier ses peurs à une fille qu'elle connaissait à peine. « Excuse-moi, je suis déplacée. Je serai ravie de goûter tes poires, enfin celle de ton poirier, enfin si elles sont faites pour être mangées. » Se rappelant qu'une de ses amies de son village appelait ses seins ses "poires", elle avait vite précisé avant d'être embarassée de parler de sein avec une homosexuelle. Et réalisant ensuite que Tara considérerait comme du cannibalisme de manger son bébé, elle se ravisa quant à la dégustation. Mais c'était trop tard, son était s'était encore empirée. Elle se concentra sur la glace, plus mal à l'aise que jamais. Elle se rappelait en boucle que cette fille était attirée par Charly, que les deux avaient besoin de son aide d'entremetteuse. Mais rien n'y faisait.

Les pieds dans le plat. Comme d'hab', je mets les pieds dans le plat ! En voulant combler les vides, je parle du sujet sensible: les enfants. A vrai dire, moi, ses problèmes de fertilité je n'en savais strictement rien ! Je ne sais même pas si Charly est au courant elle, et même si elle l'était elle ne m'en aurait pas dit un mot. Du coup je me retrouve comme une conne devant une Katarina au bord des larmes parce que j'ai eu l'idée prodigieuse de parler de bébé. Même pas d'un vrai bébé en plus, mais d'un poirier ! Un bébé poirier ! Je me pince les lèvres tout en baissant les yeux vers ma glace. Ouh la la la la, Tara, il faut que tu rattrapes le coup avant que la blonde en face de toi se mette à pleurer comme une madeleine ! Je... Excuse moi. Oui voilà, s'excuser, c'est bien ça, s'excuser, c'est un bon départ ! Je ne voulais pas... Enfin... Je m'arrête, incapable de savoir quoi dire pour lui remonter le moral. C'est de ça dont tu voulais parler à Charly ? Et bim, je remets les pieds dedans ! Comme technique pour remonter le moral, on a connu mieux ! Mais je n'y peux rien, j'ai envie de savoir ce qui cloche, pourquoi est ce que la belle et forte Katarina est toute déconfite sur mon canapé avec les yeux larmoyants. Est ce que c'est cette histoire de bébé qui la met dans tous ses états ? Moi, ce serait plutôt d'apprendre que j'ai un alien dans le bidou qui me ferait flipper ! Mais bon, je peux comprendre que pour la plupart des femmes, la grossesse est quelque chose de magnifique. Mécaniquement, j'écrase ma glace avec le dos de ma cuillère, perdue dans mes pensées, en attendant la réponse de l'Estonienne. Je suis vraiment nulle pour remonter le moral et je ne me sens vraiment pas de la serrer dans mes bras. Il n'est même pas sûr qu'elle en veuille, de mes bras ! Alors je me mets à prier pour que Charly rentre, que je puisse les laisser discuter et m'éclipser vite fait de là.

Ce n'était pas la faute de Tara, d'ailleurs Katarina ne lui en voulait pas. Si elle ne voulait pas entendre le mot "enfant", elle devait le préciser auparavant, l'écrire sur son front, ou rester cloitrée chez elle. Affronter le monde signifiait aussi être forte. Et sur le coup, elle avait failli, en se décomposant ainsi à la moindre évocation d'une progéniture. Une progéniture qui n'en était même pas vraiment une, à moins que Tara ne soit un arbre déguisé en femme capable d'accoucher de bébés poiriers. Katarina délirait totalement.

Pire, elle mettait la jeune femme dans une situation délicate, difficile, alors qu'elle n'avait rien demandé. Enfin si, dans un sens. Encore une fois, c'était elle qui l'avait invitée à partager une glace. Mais l'Estonienne ne pouvait pas se cacher derrière de si vaines excuses. Elle devait se ressaisir, point à la ligne. D'ailleurs, la pauvre Tara lui offrait même une perche malheureuse, probablement guidée par les regrets. Revigorée, la paysanne (sexy) décida de ne plus s'apitoyer ainsi sur son sort. Ce genre de comportement était réservé à l'intimité. « Pas vraiment non, comme tu peux le voir j'ai encore du mal à en parler. » Elle inspira un grand coup. « Je venais plutôt aux nouvelles, pour me changer les idées, et il y a longtemps que je n'ai pas vu Charly maintenant » Un longtemps somme toute relative, maximum deux ou trois semaines, qui semblaient une éternité. « Alors, à part ce poirier, je suis sûre qu'il doit se passer plein de choses dans ta vie, ton métier ne doit pas être de tout repos, non ? » Elle baissa les yeux, concentrée sur sa glace honteuse de forcer un peu la main à Tara de la sorte, qui n'avait probablement pas envie de causer autant avec une inconnue.

Katarine en face de moi reprend un peu de contenance. Ouf, ça me soulage de la voir se décrisper ! J'ai vraiment cru que j'allais causer une crise de larmes, et ça, moi, je ne sais pas gérer. Elle avoue avoir du mal à en parler et moi je hoche la tête. Oui, je comprends. Non, je ne comprends pas mais j'imagine, enfin j'essaye. Je ne me vois pas mère pour le moment... ou peut être même jamais, qui sait. J'ai déjà trente ans et je ne ressens aucune fibre maternelle, ça ne me gêne pas plus que ça. Ca m'embête pour ma mère, parce qu'elle a toujours exprimé son désir d'avoir de nombreux petits enfants et elle n'a que moi pour cela... Tant pis ! Je me reconcentre sur la blonde et tente un sourire qui se veut rassurant. Elle me dit qu'elle vient prendre des nouvelles de Charly puis me redemande de parler un peu de ma vie. Dis donc, elle ne veut pas lâcher l'affaire ! Pourtant ce n'est pas compliqué: je dors, je mange, je vais travailler, point. Je traîne avec Charly quand celle ci a du temps à m'accorder et j'essaye de passer du temps avec mes trois autres colocs qui préfèrent se la jouer bande à part. Ce n'est franchement pas palpitant d'être Tara Cross et je ne vois pas quel intérêt Katarina peut y porter... Mais bon, si elle insiste. C'est vrai que mon job est fatigant, entre les horaires en décalé, la musique qui hurle, le monde, la chaleur... Mais ça me plait, et ça permet de faire des rencontres ! Oui, j'essaye d'y voir les côtés positifs, tant qu'il y en a. Et puis ce travail de barmaid, c'est le seul truc dans ma vie à laquelle je suis à peu près douée, alors j'y tiens !

Spoiler:

Tara jouait le jeu, elle embrayait sur son boulot, avec probablement la plus longue phrase qu'elle n'ait jamais prononcée à Katarina. Naturellement, la barwoman devait être gênée, d'avoir ainsi touchée la corde sensible de la jeune femme dès la première flèche. Alors, forcément, elle préférait parler, meubler, occuper toute la conversation, plutôt que d'assister à une nouvelle crise d'une Katarina pas si solide.

Celle-ci l'aurait bien remerciée, si elle n'avait pas été si fière. Déjà, la honte emplissait tout son corps, de la pointe de ses cheveux aux éxtrémités de ses orteils, elle regrettait sa lâcheté, ce manque de maintien et de savoir vivre. Pourquoi n'avait-elle pas affiché un profil haut, et voilé les apparences, comme il était de mise dans ce quartier ? Les vérités difficiles étaient bonnes pour les amies, pas pour les inconnues lesbiennes. Alors, quand Tara se mit à développer sur son métier, Katarina sauta sans vergogne sur cette occasion rêvée. Tout plutôt pour oublier sa confession malheureuse. « Effectivement, je n'avais jamais considéré ton métier sous cet angle, comme ça semble éreintant ! » En vrai, elle exagérait, elle n'avait jamais considéré du tout le métier de Tara. Elle serait des verres et essuyait le comptoir, voilà. Mais cette dernière laissa échapper une remarque qui - peut-être anodine - ne tombait pas là dans l'oreille d'un sourd (merci pour la perche lolilol). « Ah oui, des rencontres ? Tu as rencontré des femmes qui te plaisent ? » dit-elle dans une petite moue, face à l'expression originale. Au moins, elle aurait aujourd'hui appris à aborder le thème de l'homosexualité. Enfin, de là à mettre Charly sur le tapis, il y avait encore un long long pas à parcourir.

En règle générale, je n'aime pas trop parler de moi, mais cette fois je m'y efforce. J'ai fait une grosse boulette tout à l'heure en parlant de bébé alors que Katarina ne parvient pas à en avoir un. Je prends sur moi et réponds docilement à ses questions à propos de mon travail. Le pire ? C'est que cela semble l'intéresser ! Elle ne doit pas trop savoir ce que c'est que de travailler dans un bar. Elle, elle a sa petite entreprise de... je ne sais même pas quel nom ça a ! Elle essaye de faire tomber les gens amoureux quoi. Tandis que moi, je les fais boire jusqu'à ce qu'ils ne soient plus maîtres de leurs gestes et de leurs paroles, jusqu'à ce qu'ils vomissent, jusqu'à ce qu'ils fassent n'importe quoi. Elle imagine mon boulot éreintant, et moi je hausse les épaules. Il l'est parfois, c'est vrai.
C'est alors que tout dérape. Comme une conne, je lui parle des rencontres que j'y fais, en tout bien tout honneur la plupart du temps, et je le regrette sur le champ. Elle, avec son mari adoré et ses rêves de bébé chéri, me sort la chose à ne pas me sortir, la chose à éviter à tout prix, la connerie suprême du mois, que dis je ! de l'année ! Elle me demande tout bonnement si j'ai rencontré - je cite - des femmes qui me plaisent. Je blémis et ouvre de grands yeux. Pendant deux secondes, c'est l'incompréhension qui prend le dessus. Pourquoi diable me dit elle ça ?! Et puis je tilte: Charly a du lui raconter. Charly a du lui raconter ce baiser qu'on a échangé, et tous les doutes que les filles ont sur mon orientation sexuelle. Mon visage vire du blanc au rouge et je repose violemment mon assiette sur la table basse. Je serre les mâchoires, déglutis et tente de me contrôler. Mais la colère, et surtout la honte ont déferlé en moi et je n'y peux rien. Bordel mais de quoi tu parles ? C'est quoi ton problème ? Tu me prends pour une lesbienne c'est ça ? Je me tais, consciente du ton peu sympathique que je viens d'employer et passe les mains sur mon visage avant de me lever. Je la regarde, assise, muette, splendide et j'enrage. Je m'en vais vers la cuisine, incapable de rester dans la même salle que cette fille qui me parle comme si elle me connaissait mieux que je me connais moi même. Je m'appuie contre le meuble de la cuisine, vociférante. Malgré tout, je ne parviens pas à me défaire de l'imagine de la petite Andy depuis la question - la putain de question - que m'a posée Katarina.

Katarina, après sa question tout à fait banale, imaginait que la réponse le serait tout autant. "Oui, une fille ou deux, untel notamment, elle travaille dans la finance et porte un perfecto rouge tous les jeudi soir. Elle préfère les Cuba libre, je m'entends bien avec elle". Pourtant, l'Estonienne déclencha la tornade Tara (méconnue, cette tornade a pourtant assez de force de frappe pour réduire à néant toute la Nouvelle Orléans. A côté, Katrina et compagnie ne sont que des ventilateurs de poche). La lesbienne (mouahaha) entra dans une colère incompréhensible, laissant Katarina bouche bée. Il lui fallait bien ça, pour laisser Tara la traiter ainsi. Sa réaction était totalement démesurée, si bien que la blonde fut incapable de répondre, dans un premier temps. Pourquoi un tel aboiement, alors que répondre "désolé, je ne suis pas branchée minou, mais plutôt gros bambou" aurait eu le même effet ? Tara était-elle homophobe ? Choquée, Katarina écarquilla un peu plus les yeux. Une révélation supplémentaire et ils sortiraient bientôt de leurs orbites. Mais heureusement, la barman lui laissa un temps de répit, et s'éclipsa dans la cuisine. Peut-être parce qu'une seconde de plus en face de la blonde aurait donné à Tara des envies de meurtre, d'étranglement, ou d'étouffement à coup de glace à la pomme.

Ses esprits et sa dignité retrouvées (cette dernière avait pris un sacré coup, après cette engueulade d'une lesbienne), elle choisit de se lever pour rejoindre Tara. Sans pour autant employer un ton condescendant, elle parla d'une voix calme, aux antipodes de Mademoiselle Tara-je-n'ai-pas-d'éducation-je-manque-de-respect-aux-gens-qui-prennent-de-mes-nouvelles. « Tu as quelque chose de particulier, contre les filles qui aiment les filles ? Tu pouvais très bien me répondre que tu es branchée homme, pas la peine d'aboyer ainsi et de me manquer de respect. Ce n'est pas MA faute si on te prête un penchant pour les femmes. Et ce n'est pas non plus MA faute si tu ne fais pas taire ces rumeurs. Donc ce n'est pas la peine de te venger sur moi. » Elle marqua une courte pause, afin de garder son calme face à cette femme qui désormais l'indisposait. « Je recommence ma question : Tu as rencontré des hommes qui te plaisent ? Et avant d'aboyer une nouvelle fois, prends le temps de remarquer que c'est simplement mon métier, comme si tu me demandais quel est mon cocktail préféré. J'ai un faible pour la Tequila Sunrise, depuis que j'ai découvert l'Amérique. Ah moins que ton métier ne te passionne, pas, ton activité favorite est peut-être d'aboyer sur les gens d'ailleurs ! » Katarina déblatérait phrase sur phrase, sans raison valable. En réalité, Tara la mettait mal à l'aise. Et parler permettait de ne plus y penser. « Seulement ça, je ne peux pas savoir, je ne te connais pas suffisamment ! Et quand j'ai le malheur de m'intéresser, tu me fusilles du regard comme si je commettais un crime contre l'humanité ! » Bon, au fond, peut-être qu'elle n'aurait pas craché sur des excuses, en réalité.

Je me suis réfugiée dans la cuisine pour ne plus avoir à supporter le regard surpris et angoissé de Katarina. Je suis là, toute seule, adossée au plan de travail, les yeux rivés sur le carrelage immaculé et les dents serrées. Ma réaction est complètement exagérée, j'en ai conscience mais je n'ai rien pu y faire ! Je sens des larmes de honte venir me brûler les yeux alors je les ferme très fort. Il ne faut pas que je cède, pas maintenant. Katarina ne va pas tarder à débarquer, elle n'est pas du genre à se laisser traiter ainsi. Comme pour prouver que j'ai raison, j'entends des pas venir en direction de la cuisine, puis je l'entends entrer. Je fixe toujours le sol, incapable de la regarder en face, bien décidée à lui cacher mon malaise. Elle se met à parler, avec cet anglais limpide ponctué d'un accent étranger. Elle se met à déballer tout ce qu'elle a sur le coeur, avec tact et rapidité. Je peux sentir dans sa voix qu'elle appréhende ma réaction mais je ne profite même pas de cette once de pouvoir que j'ai sur elle. J'attends patiemment qu'elle finisse sa tirade et finit par lever les yeux vers elle. Je fais tous les efforts du monde pour avoir l'air plus douce, je lui dois bien ça. Elle doit s'attendre à des excuses la petite, à des explications, mais elle se met le doigt dans l'oeil. Tu comprends rien, je finis par lâcher. Qui t'a demandé de te la jouer professionnelle avec moi ? J'ai pas besoin d'une conseillère maritale. J'ai pas besoin non plus qu'on m'insulte de lesbienne tous les deux jours, c'est bon. Je marque une pause, agacée. Je ne sais pas ce que t'a raconté Charlie à mon sujet, mais c'est des conneries. Cette Charlie ne manque vraiment rien pour attendre ! Si moi même je suis perdue dans ce que je ressens, comment est ce que les autres pourraient le savoir à ma place ?! Je déglutis et parle un peu plus calmement. J'aurais pas du t'agresser, t'y es pour rien, dis je platement. Ta façon décontractée et confiante de me balancer que je suis homo m'a faite sortir de mes gonds. Je croise les bras sur ma poitrine, fière de ma capacité de réconciliation, mais peu encline à m'excuser tout à fait.

Tara marquait un point, au grand dam de Katarina : son côté professionnel n'était pas forcé d'intervenir dans leur discussion. L'entremetteuse était beaucoup trop obsédée par son agence, peut-être parce que cette dernière ne connaissait pas le succès escompté, laissant une Katarina surprise et coïte, à personne qui refusait de se lancer dans l'aventure. Ce stress ambiant n'était naturellement pas propice à l'arrivée d'un bébé, et dans un sens, cette excuse la rassurait : si elle ne tombait pas enceinte, ce n'est pas à cause d'un problème hormonal qui l'en empêchait, c'était parce que leur entreprise la stressait. Et quand celle-ci serait revenue sur les rails normales, l'enfant attendu arriverait tel le Messie, sans souci.

Mais voilà, après les questions conventionnelles passées, Katarina ne savait pas comment meubler une conversation avec une femme qu'elle connaissait si peu. Qui plus est, une femme qui semblait se désintéresser totalement de la pluie, du beau temps, et de la vie du quartier. Alors, oui, Katarina avait abordé ce qu'elle connaissait de mieux : la vie sentimentale. « Très bien, je n'évoquerai plus ce qui peut toucher à ma profession. Parlons de la météo alors, c'est ça ? » Cette question oratoire signifiait ouvertement que Katarina avait voulu simplement continuer leur conversation. Elle haussa les épaules, comme pour dédramatiser la situation. Mais Tara semblait toujours plus tendue. « Charly m'a dit que tu avais des sentiments pour des personnes du même sexe que toi. » Naturellement, elle évita de préciser que Charly était ladite "personne du même sexe", afin de ne pas envenimer cette conversation qui semblait s'adoucir doucement. « Et là ce que je vois, c'est que tu te mets à aboyer comme si je t'avais insultée de raciste ou de pédophile ou je ne sais quoi. Je ne savais pas qu'être homosexuelle était un crime aux yeux du quartier, ou du moins aux tiens, je m'en excuse. » A son tour, Tara présenta des pseudo excuses, qui n'en étaient peut-être pas, mais que Katarina choisit d'interpréter comme tel. Sinon, elles en avaient pour la journée. « Oui je comprends, être pris pour ce qu'on n'est pas peut être énervant. Moi même, on me prend souvent pour croqueuse de diamants, qui a séduit Harrison simplement pour profiter de sa fortune et de son nom. Et j'ai bien du mal à me contenir quand on me balance de telles horreurs à la figure. » En réalité, Katarina ne comprenait pas parfaitement la réaction de Tara. Contrairement aux rumeurs qui courraient sur l'estonienne, être homosexuelle n'avait rien d'offensant. A part aux yeux de la brune.

Katarina est venue dans la cuisine pour me parler de la météo. La météo ! Que dire ? Instinctivement, je jette un oeil par la fenêtre, prête à lui servir du cumulonimbus et la pression atmosphérique. Mais cela ne semble pas être le sujet qu'elle souhaite aborder. Non, elle a la génialissime idée de remettre le couvert et de m'avouer finalement que Charly lui a parlé de mon hypothétique attirance pour les demoiselles. Et bien oui, de cumulonimbus à cunnilingus, il n'y a qu'un pas. Moi qui m'étais un peu calmée, je me renfrogne sur le champ. Et l'Estonienne, avec ses gros seins sabots, poursuit la discussion alors que j'ai très clairement affiché ma volonté d'arrêter d'en parler. Elle n'a pas l'air de piger ma réaction, elle a même l'air perdue la pauvre, à se demander si je suis homosexuelle ou bien homophobe. Je lève les yeux au ciel et lui réponds: C'est pas un crime pour moi non plus, j'en ai rien à faire. J'en ai juste marre d'être prise pour la lesbienne du quartier alors que c'est faux, est ce que c'est si dur à comprendre ? Dis donc, on dirait qu'ils se sont tous passés le mot ! Un de ces quatre matins, ça fera la une des journaux si ça continue ! J'aimerais qu'on me foute la paix, point. Et à la rigueur, même si un jour je décidais d'aimer les filles, ce serait mon problème, pas le leur.
C'est là que Katarina choisit de faire un parallèle passionnant entre nos deux situations: on me prend pour une lesbienne, on la prend pour une intéressée. Ah quel beau duo ! Un sourire mutin apparaît sur mon visage et je lui dis: Parfait, on a qu'à créer le club des incomprises du quartier ! Je suis certaine qu'un tas de monde nous rejoindrait ! Je tente un peu d'humour, car le sérieux de la conversation commence à me fatiguer. Je n'aime pas débattre, discuter et compter les points. J'aimerais qu'on me laisse un peu tranquille avec cette histoire. Et j'aimerais que Charly arrête de semer la pagaille dans ma vie. Mais ça, ce n'est pas près d'arriver...

En fait, oui. C'était dur à comprendre, que Tara attache autant d'importance à ne pas vouloir être la "lesbienne du quartier". Et alors ? Cette fille était bien trop peu conventionnelle pour se soucier de sa réputation, des rumeurs qui pouvaient courir à son sujet. Qui plus est, elle était barman, et c'est ce que font les barmans, dans l'esprit de Katarina du moins : ils sont cool, ne se soucient de rien, vivent d'eau de source et de fun ... Pourtant Tara lui faisait là une petite crise digne d'une ado incomprise et pourrie gâtée, comme on en croisait beaucoup dans le quartier. Une crise qui était difficilement associable à Tara. Il fallait au moins le voir pour le croire et, même après l'avoir vu, Katarina restait dubitative. « Non, bien sûr, je comprends » mentit-elle cependant. Elle ne souhaitait pas que cette discussion à peu près calmée rencontre une nouvelle vague de turbulences. Son envie d'aider Tara dépassait son besoin d'avoir raison.

La lesbienne-qui-en-réalité-n'en-est-pas-une faisait également sa part d'efforts, et osait le trait d'humour. Katarina, quant à elle, restait partagée. Le calme était certes revenu, mais l'entremetteuse n'avait pas atteint son but d'aider Tara à accepter ses sentiments pour son amie Charly. Cependant, Katarina préféra jouer la carte de la sagesse, et ne pas provoquer une nouvelle secousse de l'ouragan Tara. Pour ce soir du moins. « Bien sûr, on se recontacte pour créer le club alors ! » dit-elle dans un clin d'oeil amusé. « Je vais prendre congé, mais si jamais tu le souhaites, ma porte t'est toujours ouverte » confia-t-elle de façon presque énigmatique, en gagnant le hall d'entrée. Elle voulait simplement montrer à la jeune femme qu'il existait de véritables personnes dans ce quartier, de véritables amies potentielles, si un jour, par miracle, elle décidait de baisser sa garde.

Katarina finit par baisser les armes, à mon plus grand soulagement. Elle me dit comprendre mon agacement et hoche docilement la tête. Je ne sais pas si elle est sincère et à vrai dire, je m'en moque. Je veux juste qu'on arrête d'en parler. Une chose est sûre: l'Estonienne n'est pas prête de me redemander si j'ai rencontré une fille de si tôt ! Je me permets une petite plaisanterie à laquelle elle se joint sans se faire prier. Le sujet est donc clos, la crise oubliée, l'éponge passée. Je lui en suis reconnaissante, à sa place je me serais certainement braquée plus que cela. Pour autant, elle ne semble pas avoir envie de passer plus de temps en ma compagnie, ce que je peux aisément concevoir. Elle était venue voir cette chère Stiller de toute façon, pas la clinglée de Cross. Elle me fait un joli sourire tout en regagnant l'entrée et m'invite à passer chez elle si j'en ressens le besoin. C'est là que je comprends: la blonde n'est pas prête de lâcher l'affaire. Mon baratin n'a pas du la convaincre comme elle tente de me le faire croire. Il y a même fort à parier qu'elle ira raconter ma réaction à Charly et qu'elles en riront bien ensemble. Une boule, dure et acide, se forme dans le creux de ma gorge, faite de honte et de culpabilité. Culpabilité de quoi ? De ne pas avoir réussi à dissimuler ce secret qui me ronge ? De ne pas être capable d'enfouir au plus profond de mon être cette tare haïssable ? J'exècre cette part de moi inassumable, qui me fait me sentir comme une enfant prise en flagrant délit. Pour cacher ce reflux de haine qui me vient, je m'avance vers la porte, agrippe la poignée comme une bouée de sauvetage lancée dans des eaux déchaînées et l'ouvre en grand. Un courant d'air s'engouffre dans la pièce, ne parvenant pas à me calmer pour autant. Je simule un sourire grimaçant et la salue aussi poliment que je le peux. Katarina sort enfin de chez moi. Je referme la porte derrière elle et m'y adosse. Putain. Je peine à respirer et je sens les larmes me monter aux yeux. Il ne m'en faut pas plus pour comprendre que l'ennemi n'est pas Charly, mais bien moi-même.

Comme par magie, la tempête se calma, et tout retrouva son cours normal ... excepté leur conversation. Alors que Katarina se voulait gentille et bienveillante, Tara se recroquevillait sous son enveloppe plus décidée que jamais à se taire. Katarina était plus que désolée pour elle, désolée d'avoir paru blessante, désolée de l'avoir vexée, désolée d'avoir abordé le sujet si gauchement. Le mal était fait, mais la pauvre Katarina semblait dans le besoin d'une amitié, que Katarina aurait souhaité lui fournir. Mais elle portait déjà le statut de "amie de Charly", probablement le signe le plus rédibitoire pour Tara. Et Katarina avait tellement honte de son fiasco, qu'elle préférait s'enfuir au plus vite. Ne possédant pas de poudre d'Harry Potter permettant de naviguer à travers les cheminées, elle se contenta de la porte. C'était cool, aussi. Une porte que Tara s'empressa de lui ouvrir. Apparemment, elle souhaitait autant que l'Estonienne son départ. Katarina déglutit, son malêtre augmenta quand elle se découvrit si peu désirée dans cette maison. Qu'importe, pour maintenant, elle ne pouvait que filer. "A bientôt !" chuchota-t-elle avant de s'envoler tel un avion à réaction.