Ca faisait longtemps que ma soeur et moi ne nous étions pas retrouvées pour manger ensembles. Je suis heureuse d'être ici, avec elle. Ce restaurant est chic. Pour une fois, je suis habillée en conséquence. J'ai délaissé mon look grunch pour une petite robe blanche assez classe. Le seul défaut de l'endroit ? Il y a trop de gens. Je ne suis pas aussi à l'aise que j'aimerais le faire croire à Annie. Parce que tous ces gens, ils me regardent comme s'ils avaient repéré que je n'étais pas de leur monde, que j'étais différente d'eux. A quoi peuvent-ils bien le voir ? Les cernes discrètes sous mes yeux ? Le fait que, comme beaucoup de droguées, je sois trop maigre ? Je m'agite un peu sur ma chaise, trahissant mon angoisse. Qu'ils arrêtent de me regarder, bordel. Je ne peux pas m'empêcher de me demander combien de ces personnes sont plongées dans des affaires louches. Parce qu'elles ne peuvent pas toutes être blanches comme neige, n'est-ce pas ? Sérieux, je ne sais pas comment j'aurais fait pour vivre en Allemagne pendant, et surtout après, la guerre. Parce qu'alors la plupart des personnes que j'aurais croisées auraient été des nazis subitement redevenus de bons pères de famille. Non, je sais, ça n'a rien à voir avec le restaurant et ma soeur. Mes pensées fusent un peu dans tous les sens. Je suis en manque alors je suis nerveuse, je tremble un peu, je pense à des choses qui n'ont ni queue ni tête. J'essaye de faire attention à ma petite soeur. Je ne suis pas là pour elle tous les jours alors, le moins que je puisse faire c'est lui octroyer toute mon attention dans les rares moments où nous ne sommes que nous deux. Ce n'est pas facile pourtant. Plusieurs fois, je fusille des gens du regard pour qu'ils s'occupent de leurs assiettes au lieu de regarder ma soeur comme s'ils avaient envie de la manger. Personne ne touchera un seul cheveux de sa tête tant que je serais en vie. Je ne tolérerai plus aucune perte dans ma famille.

Depuis que nous sommes arrivées, Annie me parle de ses déboires amoureuses. Son plan cul du moment serait un certain Sean. Je fronce les sourcils, de façon imperceptible. Je n'aime pas trop ça. Tout d'abord parce que je ne connais pas ce type. Note à moi-même : en apprendre plus sur ce gars. Après tout, il pourrait être le pire des enfoirés et lui faire du mal. Il pourrait même lui refiler intentionnellement des MST. Non, c'est stupide, pourquoi ferait-il ça ? Je pense qu'en fait, mon vrai problème avec ce garçon c'est que ce n'est pas Heathcliff. Je suis peut-être une droguée invétérée mais je ne suis pas stupide. Je sais que ce qu'il y a entre Heath et ma soeur, c'est réel, c'est fort. D'après moi, ils devraient se laisser une vraie chance de relation sérieuse. Oui, il a ses travers, comme tous les hommes, mais il semble tenir à elle pour de vrai. Et puis lui, je le connais et ça fait toute la différence. Je n'irais pas jusqu'à dire que je lui fais confiance, non. Il est très louche, il a « tué » quelqu'un. Je ne sais pas expliquer pourquoi je le préfère à Sean. C'est comme ça, c'est tout. Arrêtez d'essayer de comprendre ce qui se passe dans ma tête.

- J'espère qu'il est bon au lit, ce Sean, au moins.

Je souris comme si tout allait bien. Ce n'est pas mon rôle à moi de lui dire que je désapprouve. D'une part, dans ma bouche, ça sonnerait faux. D'une autre, ce n'est pas totalement vrai. Je comprend qu'elle veuille s'amuser avec un homme sexy. Surtout qu'il ne faudrait pas qu'elle se laisse abattre simplement parce que la situation n'est pas au beau fixe avec Heathcliff. Un instant, j'envisage de lui dire que j'ai croisé ce dernier récemment lors d'une fête et qu'il n'allait pas bien. Pour finir, je ne dis rien. Ce moment nous appartient à lui et moi, ma soeur n'a pas besoin de le savoir.

Le serveur apporte enfin mon verre de vin rouge. Pas trop tôt. Je me penche pour attraper une petite boite orange caractéristique dans mon sac. C'est une boite de tramadol prescrite au nom d'une femme que je ne connais pas, vendue par un dealeur. C'est ce qu'on appelle de l'automédication. Je prend ça pour me détendre. Il y a de la morphine dans ce truc. Je suis accroc, oui, mais ça me fait un bien fou à chaque fois. Et puis, est-ce que c'est si loin de ce qu'un Psychiatre me donnerait ? Je ne pense pas. Comme je n'ai pas du tout l'intention d'aller voir un psy, le tramadol c'est parfait. Je lance une pilule dans ma bouche et fais passer le tout avec une longue gorgée de vin. Le médicament n'a pas encore eu le temps de faire effet mais je me sens déjà mieux. Je me penche vers ma soeur en lui faisant signe de se pencher vers moi. Je lui chuchote alors :

- On se fait plaisir ce soir, on commande ce qu'il y a de plus cher. Pas besoin de s'embêter avec l'addition, si tu vois ce que je veux dire.

Je lui fais un clin d'oeil et rit doucement. Je ne sais pas si elle a compris ce que je voulais dire. Mon intention est de partir sans payer, tout simplement. Ce n'est pas comme si on faisait du mal à quelqu'un : la clientèle de ce restaurant à l'air tellement pleine aux as que les profits de l'établissement doivent être déraisonnablement hauts. Il suffit de regarder la liste des prix, 50 dollars pour une assiette de pâtes au saumon, faut pas déconner. C'est beaucoup beaucoup trop. Pas moyen que je paye ça, c'est évident. Surtout que je suis au chômage moi, messieurs dames. Le truc c'est que je ne peux rien faire si Annie n'est pas de l'aventure avec moi. Je l'aime trop pour lui jouer un mauvais tour de ce genre.

Quand je regarde ma soeur, je suis obligée de constater qu'elle est magnifique. Ça ne m'étonne pas qu'elle puisse mettre tous les hommes à ses pieds de cette façon. Habillée comme elle l'est aujourd'hui, on pourrait facilement la prendre pour une jeune fille de bonne famille. Bien sûr, pour ça, il faudrait ignorer cet air aussi malicieux qu'insolent qu'elle arbore tout le temps et que j'adore. En fait, Annie, si elle le voulait vraiment, elle pourrait devenir quelqu'un. Elle pourrait se frayer une place de choix dans ce monde où tout le monde sait que ce sont les femmes qui règnent réellement, en faisant croire aux hommes qu'ils sont aux commandes. De nous deux, c'est certainement elle qui a le mieux compris le monde, d'ailleurs. Bien sûr, elle est trop jeune pour se poser ce genre de questions. Pour l'instant, elle profite de la vie et c'est tout à son honneur. Je sais que, contrairement à moi, elle finira un jour par devenir quelqu'un. Surtout qu'elle n'est pas entrain de se ruiner la santé, comme moi. Cette pensée me fait suffoquer, j'ai envie de prendre l'air. Je suis à deux doigts de me lever, de tout plaquer et de sortir marcher dans les rues. Mais non, je ne peux pas faire ça. J'ai pris un cachet de tramadol, je n'ai plus qu'une minute ou deux à attendre avant que ça fasse effet et que je soit tout à fait détendue.

Un sourire coquin traverse mes traits et mes yeux s'allument un instant. Le « si tu savais » prononcé par ma soeur est comme remplit de promesses décadentes qui me donneraient presque envie de tester par moi-même. Ce qui n'est peut-être pas une si mauvaise idée que ça, d'ailleurs. Je dois avouer qu'il y a quelque chose qui m'attire chez ce parfait inconnu. Ce n'est pas que de l'attraction sexuelle, non, comment cela se pourrait il alors que je ne l'ai même jamais vu ? Il y a quelque chose d'autre, quelque chose de plus noir. J'ai envie de voir qui il peut bien être pour avoir cet effet sur ma soeur. Et puis, je me demande pour qui il se prend de se mettre ainsi en travers du chemin de son « idylle » avec Heathcliff. Je sais que je me fais des films et que leur histoire n'est pas si belle que ça. C'est juste que j'ai besoin d'y croire, j'ai besoin de croire qu'il puisse y avoir des histoires d'amour qui finissent bien. Comme dans les histoires qu'on raconte aux enfants. Je pense que c'est décidé : je vais essayer de contacter ce Sean pour l'éloigner de ma soeur. Bien sûr, il est préférable que je ne le dise pas à Annie, elle ne comprendrait pas. Je sais que je n'arriverai pas à lui faire comprendre que c'est pour son bien alors je préfère tout simplement qu'elle n'en sache rien.

Ensuite, peut-être parce que j'ai envie de changer de sujet ou peut-être parce que je suis complètement folle, je ne sais pas, je me penche et chuchote quelque chose à ma soeur. Je lui dis que ce soir, nous n'avons pas besoin de faire attention à la note. Mon sourire en dit long. Une seconde plus tard, elle s'étouffe avec son vin. Je ne peux m'empêcher de laisser échapper un petit rire. C'est cependant un rire d'excitation pure mêlée de vraie joie. Ça fait longtemps que mes rires n'ont plus été vrais. Au lieu de me répondre, Annie passe à l'action. Elle appelle le serveur et lui commande pour deux des plats parmi les plus chers. Dieu ce que j'aime cette fille. Mon sourire ne me quitte plus et j'ai le sentiment agréable qu'il va rester en place pour le reste de la soirée.

Je pense que le tramadol a fait effet. Je me sens heureuse, je me sens légère. Il n'y a plus rien dans ce monde qui ne soit important si ce n'est la magnifique rousse qui est en face de moi et l'entrée que le serveur guindé vient de nous apporter. Pour la première fois depuis que je suis ici, j'octroie même un sourire au serveur. Oui, comme si j'étais une cliente normale et complètement saine d'esprit. Gros mensonge. En fait, je me réjouis à l'avance du tour que ma soeur et moi allons lui jouer. Je goûte à mon tour l'entrée. J'avoue qu'elle est délicieuse.

- Oui, l'important c'est de se faire plaisir.

Ma voix est chantante, bourgeoise. Je me redresse sur ma chaise, me tient plus droite, plus fière. J'ai envie de jouer les femmes hautaines. J'ai envie de continuer la conversation avec ma soeur aussi mais je me heurte à un mur : ça fait si longtemps que je n'ai plus été proche d'elle que je ne sais pas de quoi lui parler. J'aimerais pourtant avoir un vrai échange avec elle, pas que des banalités qui tourneraient autour des hommes. Je la détaille du regard, encore. Cette fois-ci, c'est la rousseur de ses cheveux qui m'interpelle. J'avais presque les mêmes, avant. Quand nous étions petites, il était évident que nous étions soeurs. Aujourd'hui, mes cheveux sont blonds. Je pense qu'une part de moi à fait ce choix pour la protéger, elle. Parce que je me disais que si on arrêtait de nous mettre dans le même panier, elle aurait plus de chances de s'en sortir. Si vous êtes sain d'esprit, vous n'avez pas envie d'être assimilé à moi. En un sens, c'est ma façon de la préserver.

Comme je ne sais pas de quoi parler mais que j'ai toujours envie de parler, je décide d'entrer encore plus dans mon rôle :

- Alors, ma chère, ce château en Espagne ? Ou en sont les transactions ? Mon époux et moi envisageons aussi d'investir en Europe, histoire de voir un peu le monde.

D'une façon détournée, discrète, je lui avoue que j'ai envie de voir le monde. C'est plus facile comme ça que lui dire franchement que j'étouffe ici. Mais serais-je capable de m'en aller, si je le pouvais ? Ici j'ai mes « amis », ma drogue, mes attaches. J'ai envie de croire que je pourrais partir, tout quitter d'un coup mais en fait, rien n'est moins sûr. Serais-je plus heureuse si j'avais un château en Espagne ? Si j'étais mariée avec un homme bon ? Je pense que je ne suis pas faite pour ce genre de vie.