Lorenzo se tenait seul à une table, au fond du café. Un cappuccino, un muffin aux framboises et des copies à corriger pour malheureuse compagnie. Il avait pris l'habitude d'envahir cette même table du Gordon Coffee, depuis qu'il avait déménagé dans une chambre d'hôtel. Il était incapable de travailler là-bas, manque de bruit, manque de vie. Il regrettait la salle à manger chaleureuse de son ancienne maison, imaginant les crépitements de la buche dans la cheminée, les cris lointains des enfants dans la rue ... Alors il venait ici, au Gordon Coffee. Trop bruyant, certes, mais il préférait trop de vie à un silence de plomb. Concentré sur ses copies, il levait parfois la tête pour boire une gorgée de sa boisson brulante, grignoter un petit morceau de muffin, et surtout regarder la population autour de lui. Une femme en plein allaitement de son bébé, un homme dehors qui criait contre un autre ayant percuté sa voiture alors qu'il se regarait. Un trop plein de vie, mais cette ambiance lui plaisait. Il souriait comme un idiot, il avait l'impression d'être moins seul. Sa nouvelle vie de célibataire ne démarrait pas comme il l'avait supposé. Sa chambre d'hôtel le minait au possible, mais il devait attendre l'annonce finale du divorce avant de pouvoir chercher, trouver et louer une maison. Et leurs deux avocats s'étaient donner le mot pour faire traîner cette affaire. A croire qu'un divorce banal à l'amiable était suffisamment inintéressant pour le laisser de côté. Lorenzo se demanda si une dispute à coup d'assiettes brisées entre Summer et lui pourraient réveiller l'intérêt de leurs deux avocats. Il n'était pas en colère ou haineux contre sa pas encore ancienne épouse. Mais ce besoin de divorcer au plus vite était motivé par l'envie de commencer une nouvelle vie. De recommencer avant que ses trente bougies ne sonnent. Encore deux mois. Il y croyait de moins en moins ... Mais arrêta d'y penser aussitôt. Un lieu public n'était pas le bon endroit pour ruminer. Alors, il se replongea dans ses copies. Fonction dérivée de f(x)=cos(x)-x ... Décidément, ses élèves suivaient la même pente descendante que les années précédentes.

Lorenzo s'acharnait sur la copie, celle-ci était déjà raturée et annotée au stylo rouge sanglant, le professeur cherchait en vain un espace disponible où apposer un dernier commentaire. Ainsi que la note. Mais cette dernière était si basse qu'elle occuperait vraiment peu de place. Chaque année, il y avait toujours cet élève, celui type "nul en maths", qui défiait les lois de la nature et de la logique. Heureusement que l'italien possédait la patience comme l'une de ses meilleures qualités, sinon il aurait rendu son tablier depuis longtemps. Mais il ne désespérait pas, malgré toutes les erreurs - et toutes les horreurs - que contenait cette copie. Il remarquait des améliorations et des efforts depuis le précédent examen, ça suffisait. Il ne s'avouait jamais vaincu avec un élève qui se démenait pour réussir. Par contre, les élèves qui rendaient copie blanche ou, pire, qui s'amusaient avec des réponses délibérément à côté de la plaque, il ne prenait même plus la peine de leur donner des conseils écrits. Seule la note trônait en haut de la copie, seule annotation, et elle n'était jamais bien élevée.

Alors qu'il recalculait les points, concentré, il fut tiré de ses pensées dans un sursaut. Ses yeux s'écarquillèrent, tant il n'avait pas vu ni entendu Charly arriver. Il n'aurait pas pensé être si concentré. « Oh bonjour Charly. Ça va, et toi ? Tu te joins à moi ? » Il ne savait même pas pourquoi il lui offrait sa compagnie, surtout à elle. Mais c'était fait. Il débarrassa un coin de table submergé de copies afin que la jeune femme puisse y déposer son goûter. Avec hâte il entassa les copies corrigées d'un côté, et celles restant à corriger de l'autre. « Qu'est-ce que tu deviens, depuis le temps ? » Lorenzo ne l'avait pas croisée depuis des lustres. Après l'avoir croisé en boîte, il y a quelques mois de cela, et qu'elle l'ait embrassé, il l'avait évitée soigneusement. Puis avec le temps, chacun avait arrêté le petit jeu. Charly était-elle au courant de son divorce ? Certainement, elle était certainement de ces filles qui lisent les articles de Dirty Secret. Au moins pour voir combien de fois son nom est cité.

A vrai dire, Lorenzo n'était pas tout à fait à l'aise avec la présence de Charly. Ces deux là ne s'étaient jamais vraiment expliqués, le professeur avait simplement excellé, avec le temps, dans l'art de l'éviter. Il n'était pas fier de sa lâcheté, mais Charly était de ces femmes sans principes qui ne reculaient devant aucune barrière. Qu'il soit marié ne lui avait jamais posé problème, même quand il évoquait ouvertement ce sujet. Elle haussait les épaules, comme si elle ne comprenait pas le souci. Alors, Lorenzo avait choisi de ne pas avoir affaire avec elle, un choix bien plus sûr.

Après ce temps passé à ne pas la voir, Lorenzo aurait espéré plus d'informations qu'un simple "je vais bien". Charly, fidèle à elle même, devait certainement avoir un tas de nouvelles à raconter, un tas d'aventures, d'anecdotes ... Pourtant elle resta silencieuse. Lorenzo fut déçu mais n'en montra rien, il suffisait d'un rien pour aguicher la jeune femme. Or, même s'il divorçait, il n'en avait pas encore complètement le statut. Ils n'avaient encore signé les documents qui immortaliseraient ce divorce ... Divorce dont Charly s'empressa de parler, comme si elle lisait dans ses pensées. Il soupçonna aussitôt leur rencontre d'avoir pour raison officieuse de le questionner à propos de sa situation. Il se retint un juron, c'était Charly ... Il n'avait aucune envie de vivifier les rumeurs et ragots un peu plus, ils allaient déjà bon train. Mais la jeune femme attendait une réponse. « Tu es au courant. » Il se tut un instant, cherchant la phrase la plus bateau possible. « Eh bien, il suit son cours, tu sais, comme un divorce. Rendez-vous chez l'avocat, partage des biens ... Tous les trucs rasoirs. » Il éviterait bien sûr de parler de son séjour à l'hôtel, ou des quelques soirées de nouveau célibataire qu'il avait vécu depuis. Charly était la dernière personne à qui il irait raconter sa vie. « Et toi, toujours libre comme l'air j'imagine ? » L'homme qui réussirait à mettre une bague au doigt de Charly n'était sûrement pas encore arrivé.