La scène se déroulait comme il était prévisible que cela se passe. On se leva; on cria; on se reprocha des choses et d'autres; on fut de mauvaise foi. Comme pour suivre le mouvement, Allie termina par se lever, elle aussi. Seulement au lieu de crier tout ce qu'elle avait à dire, à son tour, elle recula de quelques pas et observa la scène, comme un producteur cinématographique qui admirait son œuvre, le jeu de ses acteurs, les dialogues épineux qu'ils récitaient dans une diction parfaite. Elle aurait juré entendre une petite musique couvrir leurs cris, depuis sa position trop parfaite pour être naturelle: droite, la tête très légèrement penchée sur la gauche, les épaules relâchées, Allie affichait une mine si neutre qu'elle se plaisait à se considérer pantin de bois. Tli, ting, dih... les petites notes continuaient de jouer dans sa tête alors que les lèvres de Isaac, Austin puis Clara s'animaient avec toujours plus d'animosité. Dans sa tête, les pages de son bouquin se remplissaient petit à petit. Elle voyait les lettres courir sur les pages, régulières, noires, en format classique et avec un interligne un peu plus étroit qu'à l'accoutumée. Ils étaient un livre, un spectacle, un cirque, une foire... un bordel. Ils n'étaient plus rien que des entités insignifiantes qui ne voyaient que leurs petits problèmes et se noyaient dans un égocentrisme qu'ils osaient associer à du chagrin.
Je vous hais. L'analyse sociologique du réchauffement des tensions se conclurait de cette jolie formule. Tout le livre qu'elle écrirait, ce jour où elle en aurait la force, serait une approximative tentative de démonstration de l'absurdité totale d'une société qui semblait reproduite à petite échelle dans le salon des Melrose. Et elle, pauvre folle, elle se demandait lequel d'entre eux était le plus atteint.
Elle ne fut sortie de cette bulle créée par son orgueil que lorsqu'Isaac parla de sacrifices. D'un air un peu méprisant et vilement amusé, Allie laissa un rictus jouer avec le coin de ses lèvres.
« Ils ont bon dos, tes sacrifices, papa. Je crois que si, on sait tous combien ça a été difficile pour toi de le faire entrer là-bas. Presque tous. » Il se fichait de l'avenir de ses enfants. Jamais elle n'avait vu pareil ironie: il était capable de les mettre à la porte -l'un comme l'autre, apparemment-, de faire souffrir Allie plus qu'il n'en avait le droit et, dans le même temps, il se permettait d'affirmer qu'ils étaient responsables de certaines de ses peines. Pour la cadette Melrose, c'était très clair: il l'avait choisi. Il aurait pu laisser tomber, ne pas payer les études de Austin, ne pas se lancer dans tout un tas de "sacrifices", mais il fallait croire qu'il ne les considérait pas comme si difficiles à endurer. Évidemment. Comment Clara appellerait ça? Pervers narcissique? Pour la suite, Allie avait prévu un nouveau sermon sur la folie répugnante dont ils étaient tous affligés -sauf peut-être Austin-, articulant sa démonstration en trois parties avec brio. Elle aurait pu frapper là où ça faisait mal -elle aussi, elle pouvait frapper. Elle aurait pu crier à sa mère qu'elle n'était rien, qu'elle était l'ombre d'un homme qui ne la méritait pas, qu'elle était aveugle et doublée d'une soumission qui s'apparentait à une stupidité maladive; elle aurait pu énumérer les travers de Isaac, histoire que tout le monde soit officiellement au courant et que personne n'ait plus le droit de faire comme si ça n'existait pas. Ce qui la retint, ce fut Austin. Austin qui disait qu'il était stupide, qu'il n'avait pas de cerveau, quelque chose comme ça. La vérité, c'est qu'on lui avait ôté sa liberté.
Aussi Allie se ravisa, ne dit rien, pas même lorsqu'elle croisa le regard de sa mère. Elle eut envie de pleurer, à son tour, mais s'en empêcha, comme pour rappeler qu'elle se considérait comme à part, qu'elle n'estimait pas appartenir à cette famille qu'elle exécrait à 33% au moins. Elle aurait toujours pour Clara cette tendresse nostalgique. Elle voudrait toujours la supplier d'arrêter de commettre toutes ces erreurs, précisément parce qu'elle tenait trop à elle. Elle tenait trop à la version idéale qu'elle se faisait d'elle: une femme forte et souriante qui aurait tué pour le bien de ses enfants, qui croirait en certaines causes (sa fille, par exemple?) au point de faire tous les sacrifices nécessaires (divorcer, par exemple?).
La jeune fille attendit que sa mère sorte, peut-être pour convaincre Isaac de ne pas essayer de mettre son deuxième quasi-enfant à la porte. Elle allait peut-être le supplier, encore, toujours, en bonne femme soumise, en bon toutou qui ne prenait pas position. En attendant, Allie décida de se rapprocher de son frère, qui avait fini sa cigarette. Elle se retint de faire une remarque sur l'odeur exécrable qu'il laissait derrière lui, et avança jusqu'à être assez proche pour parler à voix basse et qu'il entende tout de même.
« Dis pas que tu es bête, Austin... Tu es le moins cinglé de cette baraque. » ça ne valait peut-être pas grand chose, mais il était finalement le plus normal d'entre eux, même si Allie avait tendance à détester les gens dans son genre. Lui ce n'était pas pareil: c'était son grand frère.
- Spoiler:
j'avais pas vuuuuuuu