Lorsque Desmond n'avait rien à faire, il s'enfermait dans sa chambre et jouait à son jeu en ligne préféré: World of Warcraft. Depuis son arrivée dans ce quartier, en plus de se chercher un travail, le jeune homme se cherchait une occupation, car il était hors de question de traîner dans une pièce commune aux autres membres de la famille - le meilleur endroit où on pouvait le piéger avec une réunion-surprise - et encore moins dans les lieux publics de Magnolia Cresent - des plans pour se farcir des inconnus qui auraient pitié de sa solitude. Il n'avait pas l'embarras du choix, en fait. Il se contenta donc d'investir son temps dans ce que les jeunes d'aujourd'hui savent faire de mieux: Internet. Il est tombé par hasard sur WoW et est tombé immédiatement sous le charme de ce monde différent, nouveau. En moins de deux ans, Desmond est monté dans les hauts niveaux du jeu - il était devenu le maître de sa horde de trolls - et passait la majorité de son temps libre à ce divertissement. Mais en ce moment, après avoir terminé une quête difficile, son ventre et sa vessie se manifestèrent, l'un vide et l'autre prêt à exploser, signes évidents qu'il était temps pour lui de faire une pause.

En arrivant dans la cuisine, après un détour rapide aux toilettes, il eut la désagréable surprise de voir sa grande soeur. Ils ne s'étaient pas parlés depuis la gifle mémorable qu'il lui avait fait. S'il avait regretté dans les secondes qui suivirent son geste, rien n'empêchait que ça lui avait fait un bien fou sur le coup. Mais il régnait un froid entre les deux depuis ce jour. Vivant dans la même maison, ils n'avaient évidemment pas le choix de se recroiser; ce jour est venu, même s'il aurait préféré que ce soit plus tard, voire jamais. Ruth était en train de se préparer à manger et Desmond huma l'odeur qui émanait de son plat: des fruits, pour changer. Madame devait surveiller sa ligne pour plaire à maman, évidemment. Aussitôt, elle l'attaqua en le saluant. Théoriquement, ce n'était pas une attaque, mais tout ce qui ne ressemblait pas à du silence en était une pour le jeune homme, surtout venant de sa soeur. "Parce que tu crois que je venais te saluer? Parce que tout doit tout le temps tourner autour de toi? Je venais simplement remplir mon estomac, fais comme si j'étais invisible, ça serait bien pour tous les deux." Sur ces mots, Desmond se dirigea vers une armoire où il en sortit un paquet de chips.

Voilà que Desmond venait gentiment de lui dire d'arrêter de lui parler et Ruth faisait comme s'il n'avait rien dit. Elle lui proposait de la salade de fruits, comme ça, par gentillesse, parce que c'est dans sa nature. Pourquoi continuait-elle de chipoter et vouloir à tout prix lui parler alors qu'il venait expressément de lui dire qu'il ne voulait pas de ça? Pour Ruth, se taire semblait impossible. Même si on la menaçait avec un canif sous la gorge, sa bouche continuerait son incessant vacarme. Elle semblerait ne jamais comprendre son frère, pour qui le silence était mieux que n'importe quelle politesse ou mot inutile. Parler lorsque nécessaire, sa famille ne semblait pas capter ce concept. Comme seule réponse, le benjamin des Dikens sortit une croustille de son sac et la mangea en regardant sa soeur aînée dans les yeux. Il ne pouvait y avoir plus clair. Pourtant, Ruth fit son autruche et se servit un autre bol de salade de fruits pour elle-même, croyant peut-être innocemment que Dédé allait avoir pitié du bol solitaire sur la table et le prendre. Ça semblait appétissant, certes, mais c'était une question de fierté: sa soeur en était l'auteure, ça devait évidemment être parfait, le prendre serait lui donner raison. Or Ruth avait toujours raison, sa mère se faisait plaisir de le lui répéter à chaque fois. Jeunes, lorsqu'un des deux faisait une connerie, la faute tombait toujours sur le petit et maladroit Desmond. Un ange aussi parfait que Ruth Dikens ne pouvait pas s'abaisser à faire une telle connerie, voyons! Et ce, même lorsqu'il était évident que la coupable était la petite fille (par exemple lorsque de la moutarde perlait sur le coin de sa bouche après avoir mangé de dernier hot-dog).

Alors que le jeune frère se préparait à retourner à sa partie, Ruth ouvrit une nouvelle fois la bouche pour essayer de l'amadouer. Lui faire comprendre qu'elle ne méritait pas qu'on lui parle ainsi - mais en usant d'un langage plus approprié, évidemment. "Ce que tu appelles de la 'politesse', pour moi c'est de l'hypocrisie. Si je ne veux pas te parler, je le ne fais pas et c'est tout. Je suis ton frère depuis 17 ans, tu devrais le savoir depuis le temps, mais il semble que non. Si tu finis par le comprendre un jour, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes." Dédé avait l'impression de perdre de la salive inutilement en parlant à sa soeur, mais elle devrait comprendre que l'ignorer était la seule option possible pour lui.

Les relations fraternelles ne devraient jamais être comme ça. De la jalousie, de la haine, de l'ignorance. C'était malsain pour toute la famille. Si Desmond pouvait simplement fermer les yeux sur leur chicane actuelle, tourner la page sur leur passé et la serrer dans ses bras, larme à l'oeil. Redevenir des enfants, les jeunes qui s'entendaient si bien autrefois. Oublier les concours de beauté, les départs en tournée, les abandons envers le fils, le sentiment de rejet constant, les cris sous l'oreiller qui sont devenus au fil des années des claquements de porte, des départs frustrés, des gifles. Avoir une véritable grande soeur et une véritable mère, qui jouaient leur véritable rôle: aimer de façon égale.

Mais c'était impossible. Pas si le lendemain, le même manège avec Monica Danielson-Dikens recommençait. Et ça, aucune salade de fruits, même la plus délicieuse, ne pouvait effacer le goût amer de déception, de honte de soi-même, de haine contre autrui. Un algorithme éternel qu'était leur famille: les concours - emmenant la gloire et l'argent - ou les enfants - emmenant la paix de la maisonnée et de l'amour à profusion -, les deux ne pouvaient cohabiter. Et alors que Ruth, déçue de la réaction de son cadet, alla s'installer devant le salon, Desmond retourna dans sa chambre sans un regard. Si sa soeur ne pouvait comprendre le mal-être de Dédé, alors cette relation ne changera jamais.

Arrivé dans sa chambre, le benjamin des Danielson-Dikens ferma la porte et s'y tint derrière quelques secondes. Puis il cria. Ce n'était pas nouveau d'entendre ses cris de défoulement à travers la maison, seulement un cri de plus, un besoin de libérer son excès de colère. Encore heureux qu'il ait attendu d'être en haut et qu'une porte sépare le frère et la soeur. Une fois avoir vidé ses poumons de tout l'air disponible, une fois avoir senti son âme libérée d'un poids de mois - car il y aura un poids, le libérer avec seulement des cris était impossible -, il retourna à son ordinateur.

Crier lui avait fait du bien. Ça lui avait toujours fait du bien en fait. Mais c'était temporaire - effet placebo. Ça allait pour un temps, mais le coeur de la blessure était toujours là. Alors Desmond retourna à World of Warcraft. Quitte à garder sa blessure permanente, autant se changer les idées, penser à autre chose. Sa prochaine stratégie, par exemple. Ces nains étaient vraiment tenaces, ça allait être difficile de les déloger... mais le jeune homme allait réussir à soit les exterminer, soit les faire déguerpir. Enfin, il essayait! Depuis près de cinq minutes, en fait. Avant qu'un léger bruit à la porte le déconcentra. Qui se présenta: Ruth. Évidemment que c'était Ruth. Qui est-ce que ça pourrait être? Allie? Ça aurait été trop beau, son timing aurait été trop parfait. Grace? La bonne blague. Sam? Habituellement, c'était Dédé qui allait vers lui, rarement le contraire. La porte s'ouvrit et le visage confirma l'origine de la voix: sa soeur. Imaginer une autre personne aurait été de la folie. Sans se gêner, la jeune femme s'assied sur le lit de son frère et lui posa des questions... étranges. Lui demander qu'on se parle, ça, ok, Dédé l'avait vu venir. Mais lui demander ce qu'il avait ressenti lorsqu'il l'avait giflé, ça c'était surprenant. Il en resta muet un instant, assis sur sa chaise, toujours les yeux rivés sur son écran.

Ça l'avait soulagé? Desmond ne s'était jamais posé la question sérieusement. Dans un sens, oui, évidemment que ça l'avait soulagé de la frustration qui s'était accumulée depuis un certain moment. Mais c'était l'équivalent de crier dans sa chambre: c'était temporaire. Dédé ignorait jusqu'où il devrait aller pour faire taire cette fichue plaie, cette chose qui le blessait intérieurement depuis trop longtemps, mais elle devait partir. "Non." Desmond fit pivoter sa chaise vers son aînée. "Ça soulage, mais après un moment la culpabilité prend le dessus. C'est pas la même chose que crier dans une chambre, je t'ai frappé. C'est horrible." Dédé voulait s'excuser, mais son orgueil masculin - et surtout, ne pas donner raison à sa soeur, sa mère le faisait assez pour toute la famille - l'en empêcha. Son visage resta impassible, mais il demanda son pardon à travers son regard. "Tu m'en veux encore?" Forcément, car elle lui en parlait présentement.

Ainsi donc, Ruth ne lui en voulait pas. Alors pourquoi remettre le sujet sur le tapis? Quel était l'intérêt de reparler de ce sujet délicat, auquel même leur mère n'était pas au courant - si c'était le cas, Dédé aurait déjà été renié et déshérité -? Peut-être était-ce pour tourner le couteau dans la plaie, lui faire rappeler à quel point Ruth était parfaite et contrôlée alors que Dédé était si... humain, avec ses sentiments et son impulsivité. "J'essaierais de ne plus le refaire." Desmond tourna encore sa chaise vers son écran pour continuer WoW.

Mais même si le sujet semblait clôt, Ruth était encore dans sa chambre, le nez presque collé sur son écran d'ordinateur, à lui poser des questions sur son jeu vidéo. Genre... vraiment? Ça l'intéressait? Desmond se mit à en douter sur le coup. Une tentative pour rester plus longtemps dans sa chambre? Une autre façon de devenir meilleure que son petit frère - le battre dans son propre jeu de World of Warcraft? Restant méfiant, Dédé se décida quand même à répondre à ses questions. "C'est un jeu en ligne. Tu te fais un personnage, tu choisis ta classe et on te donne des missions pour augmenter de niveau. Des gens partout dans le monde y jouent, donc tu parles en ligne avec eux, il y a des alliances et tout. Donc voilà. Il n'y a pas de but, à part monter de niveau et faire plein de quêtes." Ce faisant, il lui montra quelques manœuvres de base, comme se promener à travers le jeu et comment discuter avec un autre personnage. Étrangement, ça lui faisait du bien de discuter du jeu vidéo au lieu de parler de leur relation conflictuelle. Mais ce jeu se jouait seul, et Desmond était toujours mieux lorsqu'il était seul face à son écran que lorsqu'il y avait quelqu'un derrière à regarder ses moindres faits et gestes. "Autre chose à me dire?" Le message était clair, après tout Dédé ne tournait jamais autour du pot.

World of Warcraft était un jeu addictif. Desmond n'y avait pas cru au départ, lorsqu'il commença à lire les forums sur le sujet alors qu'il se demandait encore quoi se procureur comme jeu - il se disait qu'il ne deviendrait certainement pas comme un de ces geeks qui passaient leur temps à parler de WoW sur Internet - mais chaque jour, il s'étonnait de se voir passer de plus en plus de temps sur ce jeu. Et proportionnellement, plus son temps de jeu augmentait, plus son niveau de vie sociale diminuait. Mais cela lui importait peu, car outre ses amis les plus précieux - Allie Melrose et Alexie Summerstone, pour ne nommer que celles-là -, l'amitié des autres lui importait peu. Et surtout pas du côté de sa famille. Dédé se considérait enfant unique depuis longtemps. En fait, c'était faux de dire que sa vie sociale diminuait selon son niveau de jeu: l'adolescent se faisait des amis en ligne. Certes, ils provenaient des quatre coins du globe et leurs chances de se croiser dans leurs vies frôlaient le néant, mais ils étaient présents. Chacun discutait de ses problèmes personnels, de ses tactiques de jeu, de ses questionnements amoureux. En un sens, ça faisait du bien de se livrer à une personne sans visage, que tu ne verras jamais, cachée derrière un écran anonyme. Un sentiment de... confidentialité, peut-être? Alors que sur Internet, il n'y avait aucune confidentialité possible. Quelle ironie.

Momentanément perdu dans son jeu, Desmond ne remarqua pas que Ruth avait quitté sa chambre. Depuis combien de temps? Il ne saurait le dire. Il se leva et alla à l'embrasure de sa porte pour voir dans quelle pièce sa grande soeur se trouvait. Elle s'était terrée dans sa propre chambre. Dédé s'assura qu'il n'y avait personne d'autre dans la maison, descendit rapidement - mais subtilement - les escaliers et subtilisa le bol de salade de fruits que Ruth lui avait préparé plus tôt avant de retourner s'enfermer dans sa chambre. L'adolescent refusait de donner raison à sa soeur, mais si personne n'était au courant, il pouvait profiter un peu de la cuisine de son aînée (a).