Gloria a tout de la parfaite femme au foyer : chaleureuse et maternelle, elle couve ses enfants et les surprotège. En parfaite cuisinière, elle s'occupe de son logis avec brio. Il y a toujours des pâtisseries sur la table de la cuisine pour quiconque passerait. Elle donne, sans attendre en retour. Et surtout, elle n'est pas comme ces commères avides de ragots qui fonctionnent à la destruction des autres. Elle est trop honnête pour mentir sur sa famille imparfaite. Elle sait qu'elle peut en parler à ses trois amies, Maureen, Rachel et Arsinoé, et ne perd pas son temps avec de faux semblants. Et Gloria fut là, en retour, pour chacune d'entre elles. Car elle croit en l'amitié, profondément. Heureusement que toutes les trois sont là pour la soutenir dans l'épreuve, car Gloria n'est pas forte. Au contraire, sensible et fragile, elle s'inquiète de tout et se laisse parfois dépasser. C'est surtout parce que, si quelque chose arrivait à l'un de ses enfants, elle ne s'en remettrait pas. Oui, elle imagine le pire, elle s'y prépare. Pourtant, elle ne s'était pas préparée à ça. Elle ne comprend pas. Et pourtant, chaque dimanche, à la messe, elle demande. Pourquoi, où est la raison, quelle est cette justice injuste ? La disparition de Victor ébranla sa foi, remettant toute sa vie en question. Mais elle se bat, jusqu'au bout, car il lui reste ses enfants. Alors, même si chaque dimanche, elle demande à le rejoindre, à le retrouver, ça elle n'en parle à personne. Chacun son petit jardin secret.

Grande, mais décimée. Gloria était incapable de trancher, était-il mieux d'avoir la grande famille dont elle avait toujours rêvé, quitte à ce que ses membres ne soient pas en bons termes voire totalement absents, ou ne pas en avoir du tout et s'éviter un lot de tracas ? Au fond, son coeur penchait honteusement pour la première proposition. Gloria et Victor ont eu cinq enfants, chacun avec son petit truc particulier à lui. Gabriel, c'est le colérique, Gloria disait toujours qu'il tenait de son père. A tel point que leurs caractères trop semblables les menèrent à la scission et l'aîné quitta le domicile familial pour ne plus revenir. A son départ, Gloria eu l'impression qu'il emportait un petit bout d'elle même, qu'elle n'était plus entière. Pas encore brisée, mais déjà fissurée. Elle le regarda le coeur lourd, impuissante, avec pour seule consolation l'espoir utopique qu'il retrouve un jour le chemin de la maison. Et il n'en resta plus que quatre. Gloria a longuement chouchouté Jackie, sa petite fille qu'elle traitait comme une petite poupée. Elle était tellement fière d'elle et de sa beauté. Elle prit son départ comme un besoin de voler de ses propres ailes. Elles gardèrent contact, secrètement, mais la distance affecte la relation d'une mère avec sa fille. Et il n'en resta plus que trois. Après les deux aînés, Gloria reporta son attention sur les trois derniers, redoublant probablement d'affection au point de les étouffer. Est-ce pour cette raison que Blaine partit à son tour ? Au fond, Blaine était celui qui ressemblait le plus à sa mère, ce même instinct d'aventure qu'elle avait eu des années plus tôt, la capacité de partir avec juste un sac à dos et la tête pleine d'attentes. Et il n'en resta plus que deux. Depuis, Gloria se mit à craindre que Celia n'imite ses frères et sa soeur, puis Cordelia plus tard. Celia, c'est la petite effacée de la famille. Elle ne fait pas d'histoires et a toujours fait preuve d'un comportement impeccable, au grand plaisir de sa mère. Au fond, Celia fut autant affectée que sa mère par cette maison qui se vida petit à petit, ce qui les rapprocha de façon fusionnelle. Elles partagent tout. Et Gloria suit le même chemin avec Cordelia, la petite dernière. Son arrivée apporta un brin de fraicheur dans la maison, elle était la seule capable enfin de dérider Victor, ce père si distant.
Et Victor, Ah Victor, comment en parler ? Présent, passé ? Ne plus en parler ? Il fut son partenaire pendant trente cinq ans. Son compagnon, son meilleur ami, son amant, sa moitié. Il la connaissait par coeur, savait toujours quoi dire ou quoi faire. Elle voulait une grande famille ? Il la lui donna ! Elle voulait rêver ? Oh, il la fit rêver. Et encore aujourd'hui, quand elle s'endort, elle ne voit que lui ... Car il n'y a plus que là, qu'elle peut le voir. Lui, trouverait les mots, pour la consoler, pour être forte pour ses enfants. Mais il n'est plus là, alors Gloria sourit maladroitement, pour eux, dernier souvenir qu'il lui reste de son défunt mari. C'est bien là le seul point de lumière dans cette noirceur, tous ses enfants sont revenus ! Famille réunie dans la désunion. Il y a aussi cette petite, Jenna Peterson, une amie de Blaine. Gloria voit bien, comment il la regarde. Mais elle est gentille, elle a bon fond. Alors, Gloria l'approuve, sans le dire à son fils. Car il nierait bien entendu. Mais une mère, ça sent, ces choses là. Et aujourd'hui, Gloria n'est plus que ça. Une mère. Plus une épouse, une compagne, une meilleure amie, une amante, une moitié. Juste une mère.

« Mademoiselle, vous me semblez regarder le David avec beaucoup d'intérêt » Le rouge lui monta aux joues quand elle entendit ces quelques mots. Piazza della Signoria, trente cinq ans plus tôt. Pour fêter la fin de ses études, Gloria avait attrapé son sac à dos et prit le premier vol pour la cité qui remplissait ses rêves depuis sa tendre enfance : Firenze. Seule, avec à peine un sou en poche, juste heureuse de vivre sans se soucier du lendemain. Et voilà qu'on la piquait au vif sur ses talents de touriste ! Farouche mais timide, Gloria détailla longuement ce jeune homme qui se permettait une remarque si déplacée. Son éducation n'était pas stricte et guindée, cependant Gloria avait été élevée dans la foi. Elle ne pouvait répondre à une telle remarque. Mais que diable ! Ici, elle était Gloria la touriste, Gloria l'insouciante ! « Eh bien, Signor, ne trouvez-vous pas qu'il possède de beaux intérêts à regarder ? »
Il l'invita à dîner dans une petite pizzeria qu'il qualifia de typique et inoubliable, elle accepta. Il travaillait comme guide afin de financer ses études et améliorer ses langues étrangères. Il était américain, lui aussi. Et un mois plus tard, amoureux transi, ils regagnèrent leur terre natale ensemble et c'est en italien qu'il la demanda en mariage.

Le souvenir de la Pizza della Signoria ne semblait plus qu'un lointain souvenir dans son esprit. Gloria s'y accrochait tant qu'elle pouvait, collant ses pieds sur le sol et ses yeux dans les yeux bleus de ce guide qui l'avait subjuguée. Elle aurait souhaité y retourner, une dernière fois, rien qu'en pensée, avec lui. Mais plus elle fermait les yeux, plus l'image du souvenir devenait floue. A moins que ce ne soit ses larmes qui brouillaient sa vue. Elle réouvrit les paupières afin de saluer une énième personne qui présentait des condoléances bancales et génériques. Les même qu'elle présentera au prochain enterrement lambda, de la vieille voisine d'à côté que tout le monde qualifie de folle avec tous ses pigeons. Ou du mari de cette voisine qui, il était une fois, vivait dans une maison égayée par les cris de tant d'enfants. Ah, non, pardon, ça c'était sa situation à elle. Gloria se souvient la maison, dix ans auparavant, Gabriel et Jackie qui jouaient avec Blaine et Celia, leurs rires qui raisonnaient à en briser les vitres. Gloria et Victor regardaient les deux derniers courir sous la table afin de se cachés de leurs aînés. Oh, comme ce temps était lointain. Gloria avait regretté un peu plus, à chaque départ d'un de ses enfants. Mais pouvait-elle les blâmer ? Elle leur avait probablement transmis le gêne de l'aventure. Elle leur souhaitait de revenir plus tard, avec une jolie histoire comme la sienne et une bague de fiançailles. Mais ils ne revenaient pas, tout court.

Aujourd'hui ils étaient de retour, alors que Victor était parti à son tour. A croire que sa vie ne pouvait être composée que de départs. Elle avait toujours craint que l'ordre des choses aurait continué. Après Blaine, Celia aurait pris le vent, puis Cordelia. Son coeur pincé envisageait cette éventualité qui semblait inévitable trop souvent. Pas une seule fois elle n'avait pensé que Victor était le suivant sur la liste. Gloria lui en voulut, il n'avait pas le droit de l'abandonner ainsi. Mais elle s'en voulait encore plus, de trouver un baume attendrissant dans tout ce malheur. Elle osait se réjouir que cette perte lui ramenait ses enfants près d'elle. Comment osait-elle voir un aspect positif dans la perte de son époux ? Elle se mit à pleurer de honte. Heureusement, en un tel jour, tout le monde n'y vit que du feu. C'était bien le seul jour où elle pouvait pleurer en plein jour sans prendre garde des ragots autour d'elle. Alors elle pleura, tandis qu'une nouvelle voisine lambda la réconfortait avec des paroles aussi creuses que ses condoléances. Elle aurait voulu hurler, mais quelle déconvenue. Alors, elle hurla en silence, dans sa tête. Elle hurla contre Victor, contre ses enfants, contre l'injustice divine, contre le monde. Elle hurla sur la pizza della Signora, elle hurla aux statues et dans les jardins. Juste dans sa tête, car il n'en était pas permis autrement, dans ce quartier.