Lors des premiers jours de cours, Lorenzo avait eu un peu de mal. Au début. Retrouver ses marques dans le lycée, croiser quelques têtes connues qu'on avait oublié ... Retrouver une nouvelle vie n'est jamais agréable. Mais rapidement, il avait chassé ces appréhensions de son esprit, les avait rangé dans un coin en se persuadant que tout se passait bien, que tout était normal. Il était revenu, et alors ? Se plaindre serait égoiste. Sa petite pause new yorkaise avait été agréable, mais tout cesse un jour. Il y a toujours un jour où l'on doit revenir sur ses pas, atterrir. Sur Terre. Désormais, Lorenzo était sur Terre. Et à quoi bon s'en plaindre, c'était ainsi, c'était comme ça. Alors, il s'était habitué, de nouveau. A Magnolia, au lycée. A certaines personnes, à certains souvenirs. Agréable, ou pas. Magnolia n'était vraiment pas the place to be quand vous voulez mettre de côté quelques passages de votre vie. Pas du tout. Au contraire. Et Enzo commençait à en faire les frais.

A la fin d'un énième cours de mathématiques, devant des élèves qui avaient envie de tout sauf d'être là, Lorenzo effaçait une énième fois ce tableau noir de tout chiffre, tout calcul. Tout instrument de torture. Les soupirs des élèves flottaient encore dans l'air. S'ils savaient, lui non plus n'était pas enchanté de répéter toute la journée la même chose, pour recommencer l'année suivante, et encore. Et encore. Soudainement, il prit peur. Quelle perspective. Que fais-tu dans la vie ? Je suis prof ... Pardon, Je suis prof dans une petite banlieue chicos ennuyante. Désormais, son métier lui plaisait beaucoup moins. Rien de très glorieux. Pas très enrichissant. Mais il ne pouvait plus partir, ne pouvait plus faire comme avant. Annoncer son départ pour New York, hurler de bonheur, intérieurement. Se dire que c'était ça, la vraie vie. Dangereux, Inconnu, Captivant. Non, la vraie vie, maintenant, était composée de fonctions exponentielles et d'équations differencielles. En fait, sa vie pourrait remporter un prix sur le site viedemerde.com, youpi. Il ne s'y passait rien, tout n'était que répétition. Mais putain, lui voulait vivre. Il voulait ... ah non pardon, il ne voulait plus, il ne pouvait plus maintenant. Certaines choses lui étaient désormais interdites, comme le sucre pour les diabétiques, le sport pour les tétraplégiques. Chienne de vie. C'était comme retirer un bonbon des mains d'un enfant, une jolie poupée des mains d'une petite fille, une console de celles d'un ado de 15 ans, une carte gold de celles d'une accro au shopping. Il voulait son cadeau, son gadget, son précieux ... Tu parles, Chienne de vie. Il se plaignait. Intérieurement. Passait ses journées à ça même. Mais pour lui, toujours. En parler à Tiff ? Hors de question. Il ne voulait la blesser. C'était fou, quand il la voyait triste, inquiète, préoccupée ... il culpabilisait. Elle était rousse un petit bout de femme qu'il fallait protéger. Alors il se taisait. Mais à l'intérieur, Lorenzo hurlait.

Lorenzo, ayant fini d'effacer le tableau, se retourna pour ranger ses affaires. Et quitter cet enfer. Au plus vite. Mais alors qu'il reposait la brosse, il entendit derrière lui une voix qui lui glaça le sang. Difficilement, il se retint de sursauter. Pourtant, Dieu sait qu'il était surpris. Même s'il n'en avait aucune envie, il se retourna, doucement. Comme si faire durer ce moment pourrait changer quelque chose. Mais non. Quand il eut fini son demi tour, elle était là. Devant lui, statique. Elle bougeait à peine, à vous glacer le temps. Elle était toujours comme ça. Bizarre. Fantomatique.

Leah ▬ Bonjour, prof’

Une ombre, un esprit ... Au début, elle l'impressionnait. Le fascinait même. A la fois féminine, affirmée ... et si effacée. Il ne put s'empêcher de sourire en y repensant. Mais ce sourire s'effaça si bien de ses lèvres. Il se souvenait la première fois où il l'avait vue, dans sa classe. Elle ne l'avait pas interpellé, avant. Mais là, il avait suffit d'une fois. Elle serait la prochaine. Mais il se souvenait aussi "l'après". Après les cours particuliers, après le premier baiser volé, le premier rendez-vous secret ... S'il avait su. En y repensant, Lorenzo passait son temps à se dire ça. "S'il avait su". Sa vie aurait pu être totalement différente. Il soupira, bien sûr que les choix qu'il avait pris - aussi mauvais fussent-ils - avaient eu une raison d'être ... mais il avait beau chercher, il ne trouvait aucun sens à toute son histoire avec Leah.

Lorenzo ▬ Leah, quelle surprise ! ... Qu'est-ce que tu fais là ?

Cette question était idiote, n'avait aucun sens. Ce n'était pas elle qui était partie, c'était lui. Elle était toujours restée là, alors il était normal qu'elle soit là. D'ailleurs, cette réflexion était tellement idiote que Enzo ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel, agacé par lui même. Il perdait ses moyens et n'aimait pas ça. A cause d'elle, forcément. A cause de son air si innocent, alors qu'elle était diabolique. Il respira un grand coup puis souffla. Elle saurait qu'il n'était pas à l'aise. A cause d'elle. A cause de son air si innocent, alors qu'elle était démoniaque.

Lorenzo ▬ Tu deviens quoi depuis tout ce temps ... depuis un an ?

Il voulait que cette discussion perfide cesse, vite. Mais en même temps, Leah l'intéressait toujours autant. Une centaine de questions lui brûlaient les lèvres, se bousculaient, ne demandaient qu'à être posées ... Mais sa raison, elle, lui ordonnait de partir. Sans qu'il bouge pour autant.

Leah ▬ C’est vous qui êtes parti, pas moi, je vous rappelle

Ce vous résonnait comme une insulte aux oreilles du jeune homme. Il y a bien longtemps que Leah avait cessé ces convenances, alors pourquoi recommençait-elle aujourd'hui ? Il la connaissait, il savait comment elle était. Naturellement, elle le faisait exprès, tout était toujours calculé chez elle. Alors, ce vous, ça lui faisait peur. Lorenzo restait sur ses gardes, attentif au moindre mouvement de la jeune fille. Toujours. On ne savait jamais ce qu'elle prévoyait, ce qu'elle allait faire. Et elle savait que c'était en partie à cause d'elle qu'il était parti.

Lorenzo ▬ Je me souviens très bien de mon départ, Miss Jones, ainsi que des motivations qui m'ont poussé à partir.

Il jouait avec le feu et en avait conscience. Pire, il s'y jetait délibérément, dans le feu. Car provoquer Leah, c'était ça : c'était se jeter dans le feu la tête la première. Il avait fait attention à chaque mot avant de les prononcer, avait réfléchi, méthodiquement, choisissant avec attention comment tourner sa phrase. Mais le pire, c'est qu'il savait que ça ne serait peut-être pas suffisant. Leah y trouverait forcément une faille, où elle pourrait le frapper et jubiler. Elle lui en voulait, il s'en doutait. D'être parti il y a un an ? De ne pas être parti plus tôt ? D'être revenu ? C'était ça le problème avec elle : impossible de savoir ce qu'elle pensait, ressentait ... à croire qu'elle ne ressentait rien, peut-être. En tour cas, son visage restait inlassablement impassible.

Leah ▬ Pas grand-chose. Je suis toujours nulle en math…

C'était fou. Pas un petit sourire malicieux ou un regard plein de sous-entendus. Rien. Mais le pire, c'est que 'Enzo n'avait pas besoin de ça, pas besoin de signaux, pour comprendre. Les maths était la matière qu'il lui avait enseigné en cours particuliers ... au début. Il poussa un long soupir qu'elle remarquerait forcément. Elle comprendrait, qu'il ne voulait pas reparler de ça. Et il savait qu'elle apprécierait, qu'il soit gêné. Elle était comme ça, c'était même exactement ce qu'elle voulait.

Lorenzo ▬ Ah oui ? Il est vrai que cette matière n'est jamais très appréciée des élèves.

Que pouvait-il faire ? Lui dire que c'était de sa faute ? Lui proposer de nouveaux cours ? Impossible, il était déjà assez brûlé comme ça. Il avait envie que cela cesse. Alors, quand il la vit se diriger vers la porte, il eut une lueur d'espoir. Il se retint de lui demander ce qu'elle trafiquait, espérant de tout coeur la voir passer le pas de la porte ... Quel fut sa déception quand il vit la vit se contenter de la fermer. Pire, ils étaient désormais tous les deux. Seuls. Sans personne d'autre. Il se sentait pris au piège, et n'arrivait pas à dire ce qu'il en pensait.