J'enfilai tant bien que mal un slim avec des gestes maladroits. Évidemment, il fallait que je n'y arrive pas quand j'étais pressé. Je réussis enfin et referma la boucle de la ceinture, puis fila dans la salle de bain où je remis en vitesse du maquillage sur mon visage. Chose faite, je descendis l'escalier en trombe, sauta dans mes docs et ouvrit la porte en criant :

- Je sors !

La porte claqua derrière moi et je me mis à marcher d'un pas rapide vers Justice Street, mes chaussures faisant un bruit d'enfer sur les dalles du trottoir. Le temps s'était joué de moi et j'étais en retard de dix minutes. Habituellement, je m'en fichais - dix minutes franchement, ce n'est pas beaucoup - , mais cette fois-ci , je ne voulais pas que mon retard influence la personne à qui j'avais donné rendez-vous. C'était important et j'espérais qu'il ne serait pas déjà parti. Normalement non, on avait convenu vingt heure cinquante et il savait que je ne lui poserais pas de lapin. Comme je savais qu'il ne partirait pas si vite.

En quelques secondes, je fus dans les rues de Justice Street. Il n'y avait pas grand monde dehors ce soir, je repéra donc facilement celui qui m'attendait, adossé contre la vitre d'un tabac encore ouvert. Oui, c'était bien Zach.
Je m'approcha, rajustant mon pull tricoté noir qui avait une légère tendance à tomber sur le côté...

- Hé. Désolé pour le retard. (Je me baissa pour lui faire la bise.) Bin dis donc, t'en fais une tête, ça va ?

Je m'assis à mon tour sur le rebord de la fenêtre et chuchota :

- Tu l'as ?

Ça m'aurait étonné que non, pas venant de la part de Zach. Mais c'était toujours mieux de poser la question.

Zach jeta sa cigarette sur le bord de la route, me donnant envie d'en fumer une moi aussi. Sa main se glissa dans la mienne et lorsqu'il la retira, j'enfouis aussitôt la mienne dans la poche de mon slim. Bien. En y regardant de plus près, je constatai que je n'avais pas amené mon paquet de clopes, resté dans ma cachette dans le mur de ma chambre. Et merde. Je n'avais plus envie de lui en demander une, vu le ton que sa voix avait pris. Je n'avais pas rêvé, il m'avait répondu sèchement. Et maintenant, il essayait de le camoufler en se préoccupant de moi. Je plissai les yeux et écarta mes genoux, sur lesquels il avait posé ses mains.

- Ça va, comme d'habitude, répliquai-je d'une voix toute aussi froide que lui.

Je démarrais au quart de tour mais tant pis. S'il pensait pourvoir m'amadouer comme ça, il se mettait le doigt dans l'oeil.
Je regardai ailleurs, les bras croisés sur ma poitrine. Il commençait à faire frais dès que le soleil se couchait ; j'aurais peut-être dû mettre quelque chose de plus chaud que ce pull fin. Zach m'avait énervé mais je ne voulais pas partir, pas déjà. Et dire que ça avait plutôt bien commencé.

- T'étais pas obligé de venir tu sais, si t'étais mieux chez toi.

Il pouvait toujours annuler, ça m'aurait posé un petit problème mais j'aurais compris. Au lieu de me dire en face que ça l'embêtait d'être là.

J'aimai bien que Zach me tourne autour comme ça, qu'il montre des signes d'affection ; et puis ça m'amusait de faire pareil pour ensuite me dérober. Et Zach revenait toujours, il ne s'en lassait pas - comme je ne m'en lassais pas, bien sûr. Son écharpe ne me réchauffait pas tout le corps mais c'était toujours ça pour le cou - on aurait dit qu'elle était passé au four tellement elle était chaude. Mais les paroles de Zach me restaient en tête et je n'arrivais pas à m'empêcher de bouillonner. Et puis le coup du "J'aime pas quand tu t'énerves" et du bisous sur le front, ça ne marchait pas avec moi.

- Tu dis que des conneries. C'est pas parce que Monsieur est fatigué que Monsieur doit le faire partager à tout le monde, c'est ça qui me fatigue moi. Et n'espère pas être pardonné par des câlins, j'ai plus envie.

Moi aussi j'étais fatiguée ; la fête d'hier soir m'avait carrément exténué ; au lieu de se droguer on s'était saoulé et avait dansé jusqu'à pas d'heure et j'étais si épuisée que je n'avais pas réussi à bien dormir ensuite. Mais je ne lui avais rien dit, pour ne pas l'embêter avec ça. Et voilà que maintenant on s'engueulait pour ça. C'était idiot. Mais d'un autre côté, je n'avais pas envie de m'excuser la première ; ce n'était pas moi qui avait commencé. Je voulais que ce soit d'abord Zach qui regrette. Et surtout, je ne voulais pas que cette soirée se finisse sur un point négatif - j'avais espéré aller à une fête ensuite mais visiblement c'était mal parti pour y aller avec lui. Alors je ne partais pas - encore, parce que ça me démangeait -, dans l'espoir qu'il s'excuse.

Zach se reprit une cigarette et ne dit rien pendant un long moment, m'envoyant sa fumée dans la gueule. Je ne bougeais pas, ne voulant pas lui faire ce plaisir, persuadée qu'il allait revenir sur ses mots. Il avait l'air calme, à fumer et à regarder le gérant du tabac fermer boutique. Ni vexé ni en colère. Rien. Je me trompais. Zach était dans une fureur noire et ses paroles me firent l'effet d'une baffe. Plus que ça, j'avais envie de pleurer mais les larmes ne venaient pas. J'ouvris la bouche pour répondre quelque chose mais aucun son n'en sortit. J'étais incapable de bouger ni même de répondre quoique ce soit. Je n'aurais jamais pensé qu'il serait un jour capable de dire des choses pareilles ; comment pouvait-il me balancer ces insultes en pleine figure, comme ça ? Je continuai de le regarder dans les yeux alors qu'il se détournait pour à nouveau me refaire face.

– Je n'aurais pas dû venir, soufflai-je enfin.

Sur ce, je partis. J'aurais dû y aller avant, pour éviter ça.
Une dizaine de mètres plus loin, je me rendis compte que j'avais encore son écharpe. Je l'enlevai et la jetai par terre. Je n'en voulais plus.
Je continuai d'avancer, les yeux rivés sur le sol pavé, sans faire attention là où j'allais du moment que je m'éloignai de Zach. Je n'étais plus en colère mais terriblement blessée ; je ne l'avais jamais vu réagir comme ça, ni avec moi ni avec personne d'autre. Je revoyais encore l'expression de son visage changée avant et pendant qu'il me gueulait dessus et cette pensée m'incita à courir.

Je ne vis rien de ce qu'il se passa ensuite.

En une seconde j'étais par terre, une vive douleur se transmettant de mon nez jusqu'à mes genoux ainsi que dans mes jambes. Je sentais déjà le sang qui coulait ; mes yeux me piquaient et, cette fois-ci, les larmes arrivaient à flots.
Une main m'attrapa par l'épaule et me retourna sur le dos. Je pensai tout de suite à Zach, mais la poigne était trop dur. Et aussitôt renversée sur le côté, un poids sur ma poitrine me coupa la respiration.

– Alors ma jolie, qu'est-ce qu'on fait dehors à cette heure ? Tu veux t'amuser, c'est ça ?

Et cette voix susurrante que je ne reconnaissais pas me fit brusquement comprendre ce qu'il m'arrivait. Le type se mit à jouer avec mes cheveux en me m'écrasant de tout son poids avant d'effleurer doucement de ses doigts mon nez, d'où le sang affluait.

– Arrêtez.. Laissez-moi, je gémissais.

– Chhttt, murmurait l'autre à quelques centimètres de mon visage, son haleine fétide me parvenant aux narines.

Alors que je gigotai dans tous les sens, la vue brouillée par les larmes, il les essuya tant bien que mal, puis passa sa main dans mon cou avant de glisser le long de mes côtes jusqu'à ma hanche. Et dans ma tête je hurlai. Je criai pour que quelqu'un m'entende et vienne m'aider, pour que Zach m'entende et qu'il accourt malgré qu'on se soit engueulé.

– ZAAACH !!!

– Tais-toi, idiote !

L'ivrogne me couvrit la bouche et je mordis sa main le plus fort possible pour continuer d'appeler Zach, même si ce n'était pas aussi fort que je l'aurai voulu. Entends-moi, entends-moi quand même ! Le type me gifla d'une telle force que je m'arrêtai aussitôt, tournant de l'oeil. Ne tombe pas dans les pommes Julia, ne t'évanouis pas ! Qu'est-ce qu'il se passerait si je perdais connaissance et que personne ne m'avait entendu ?

Je n'étais qu'à demi-consciente ; luttant pour garder les yeux ouverts même si je n'y voyais quasiment rien. Je la sentais encore, plus que tout dans ce monde flouté. Sa main. Et je la détestai, la haïssais, espérai lui avoir fait mal en le mordant.




La main se crispa. Le poids qui m'écrasait disparu, me laissant enfin respirer librement. Ca faisait du bien, même si j'y arrivai difficilement avec tout le sang que j'avais dans la bouche. Et surtout, je ne sentais plus rien ; tout avait disparu, la main y compris. Est-ce que c'était fini ? Est-ce qu'il était..parti ? ... Un puissant sanglot me remonta dans la gorge et je tremblai encore plus fortement qu'avant.
Je ne savais pas combien de temps s'écoula ainsi, quelques secondes ou peut-être bien quelques heures, avant qu'on ne me reprenne. Dans un accès de panique, je pensai aussitôt à l'ivrogne. Il était revenu, ce n'était pas fini. Je commençai à me débattre quand je reconnu cette étreinte.




Je m'apaisai aussitôt en sentant son souffle dans mon cou. Il pleurait, comme moi ; les spasmes avaient soudainement cessés mais les larmes ne s'arrêtaient pas de couler en flots continus. Je regardai la lune se dédoubler puis redevenir unique, essayant à peine de comprendre les paroles de Zachary qui me parvenaient par bribes lointaines, me laissant aller dans les bras de Morphée, maintenant sûre d'être en sécurité.
Mais avant de partir, je levai lentement la main vers celle de Zachary, la détachai de mon cou d'un effleurement comme pour lui dire je suis là. Je la ramenai vers moi, liai nos doigt et serrai. Fort, autant que je le pouvais.

Parce que je t’avais entendu Zachary. Pas tout, mais juste assez.
Je t'aime.