En homme organisé, Lorenzo avait bien vite pris l'habitude de faire les courses tous les dimanches. Chaque dimanche matin, il établissait méticuleusement le planning des repas de la semaine, en compagnie de Summer, autour de leurs tasses de café. Une activité au début machinale, qui devenait peu à peu l'occasion de nouvelles complicités conjugales. Au début, Summer l'écoutait et acquiesçait, glissant une remarque ça et là sur ses préférences. Maintenant, Lorenzo la consultait pour connaître ses préférences, ses envies ... Un déclic naturel, il avait réalisé que faire plaisir à sa femme pouvait aussi signifier cuisiner les plats qu'elle aime.

Ainsi, chaque dimanche, ils se rendaient au supermarché ensemble, une véritable équipe : l'un avec le caddie, l'autre avec la liste. On pouvait les apercevoir dans les rayons, ils s'amusaient parfois comme des idiots, Summer encourageait Lorenzo à trouver tous les produits comme s'il était un pilote de formule un, Lorenzo qui faisait deviner chaque ingrédient à l'aide d'une devinette. Un rendez-vous habituel dans leur calendrier, qui n'étonnait plus le jeune homme. Pourtant, ce dimanche-là, Lorenzo dut faire les courses seul ... il réalisa alors que la présence de sa femme lui manquait. Il était presque nostalgique en choisissant la viande, alors que sa femme serait présente dimanche prochain. Elle avait été invitée par une amie à déjeuner, et Lorenzo n'avait pas eu le courage de refuser. Sa femme était tellement réservée, il se réjouissait qu'elle côtoie le monde extérieur en dehors de ses heures de travail. Même si ça signifiait faire les courses seul. D'un naturel rancunier, Lorenzo fut incapable de lui reprocher. Il choisit plutôt de lui faire une petite surprise, en achetant de quoi préparer une mousse au chocolat pour le dîner, dessert préféré de sa femme. Et pour mettre les petits plats dans les grands, il prit également de la crème entière pour une petite chantilly, et même des parasols en papier pour décorer le dessert. S'il n'avait pas 28 ans, il se serait bien qualifié de romantique niais. Au lieu de ça, il préféra imaginer d'autres stratagèmes pour surprendre sa belle. Perdu dans ses pensées, il revint soudainement à la réalité quand il reçut son caddie dans le ventre. « Putain ! » Sous l'effet de la douleur, mêlée à la surprise, il avait eu un mouvement de recul, portant sa main à son ventre. Aussitôt, il maudit le responsable de cela, qui que ce soit. Il détestait jurer, mais parfois le naturel revenait au galop et il laissait échapper les mots déplacés. Seulement en tant que professeur et modèle de ses élèves (sisi), il devait toujours présenter un vocabulaire remarquable. Il se redressa et leva les yeux vers l'auteur du crime, et n'eut pas de peine à reconnaître Alana, l'une des colocataires de Jennifer. S'il évitait Charly comme la peste, qu'il prenait Junie avec des pincettes et harcelait Jenny pour qu'elle le pardonne, il connaissait peu les deux autres colocataires, Alana et Tara. Cependant, la courtoisie était plutôt de mise, s'il voulait faire bonne figure auprès de la jeune femme, et par conséquent gagner des points auprès de sa meilleure amie perdue. « Ne t'en fais pas, je ne suis pas en sucre je m'en remettrai ! » Il lui lança un sourire bienveillant, comme pour prouver qu'il ne mentait pas ... ou presque. Honnêtement, la douleur le lançait encore un peu dans le ventre, mais la jeune femme n'avait pas besoin de le savoir. « C'est donc toi qui est de corvée courses cette semaine. Ça va, la liste n'est pas trop longue ? » Il connaissait l'organisation très méticuleuse des tâches ménagères chez les filles. Pour cause, il avait quelques fois accompagné Jenn quand elle était de corvée courses. Il se souvint d'une fois où la liste demandait un produit pour le corps introuvable, ils étaient passés plusieurs fois dans les rayons beauté sans succès, et finalement avait demandé à un vendeuse pour découvrir que le produit en question ne se vendait que dans les magasins spécialisés. Sans surprise, Jenn lui expliqua que l'écriture était celle de Charly, qui d'autre. Déjà à l'époque, il savait qu'il aurait dû se méfier d'une telle fille. Et pourtant ...

La douleur s'atténuait peu à peu pour n'être plus qu'un lointain souvenir, une anecdote amusante à raconter à sa femme durant le diner, de quoi égayer un repas d'habitude silencieux. Bien vite il afficha une figure normale, sans crispation, ni énervement. Il ne pouvait pas en vouloir à Alana pour s'y peu, il n'était pas si rancunier, contrairement à ses meilleures amies. Entre Jenn qui lui en voulait toujours d'avoir couché avec Charly, puis de s'être marié sans prévenir ; et Rose qui lui en voulait toujours d'avoir eu une relation sérieuse avec sa soeur, le pauvre Lorenzo ne savait plus où donner de la tête. Il n'était qu'un homme, pire, un italien, de ce pays où ce sont les hommes qui émettent les reproches aux femmes, pas le contraire. Il était totalement démuni face à ses problèmes, et ne pouvait pas non plus demander d'aide à Summer. De toute façon, ils n'entretenaient pas le genre de relation où on peut demander à l'autre des conseils sur comment retrouver une amitié gâchée. Faire les courses ensemble, oui. Confier ses secrets à l'autre, non.

En parlant de courses, il sortit de ses pensées quand Alana suggéra que Charly était malade. Il rit avec elle, de bon coeur, en repensant une nouvelle fois à cette scène cocasse, où Jenn et lui parcouraient tout le rayon minutieusement. « Ahah ne t'en plains pas, tu es chanceuse sur le coup ! Une fois avec Jenn, nous avons passé plusieurs minutes à chercher un produit introuvable ! » lui expliqua-t-il. Lorenzo n'était pas très enclin à la nostalgie. Il n'avait pas un coeur de pierre, simplement il n'était pas programmer pour éprouver des regrets en repensant à l'époque passée. Après tout, comme l'indiquait l'adjectif, une époque passée est passée, révolue, terminée, comme ils vous l'apprennent à l'école primaire. Alors parfois il ressassait ses souvenirs, mais simplement avec la joie de les avoir vécus. Pourtant, en évoquant ce souvenir à haute voix, il éprouva un petit pincement au coeur. Peut-être parce qu'il réalisa que, ce n'était pas avec Summer qu'il pourrait lire l'étiquette de chaque produit du rayon beauté, tout en s'amusant. « Non, elle avait quelque chose de prévu ce matin, une amie à voir je crois » Sans savoir pourquoi, sa phrase lui donna l'impression d'être dans un petit couple bien rangé, comme tous les autres du quartier, ou madame boit le thé avec ses amies pendant que monsieur regarde un match de foot à la télé avec ses amis à lui. Baah, il secoua la tête, ce n'était pas pour maintenant. « Donc je me retrouve seul, mais comme c'est moi qui cuisine à la maison, ça ne me dérange pas. » Alana n'était pas la première voisine qu'il croisait au supermarché. Et à chaque fois, les gens s'étonnaient de le voir un caddie à la main. Alors, patiemment, il expliquait, qu'il aimait la cuisine. Mais il gardait pour lui que c'était sa défunte mère qui lui avait transmis cette passion, et qu'elle disait toujours que l'on peut conquérir n'importe qui par son estomac. Non Lorenzo n'était pas nostalgique, sauf quand il pensait à sa mère, et à son Italie natale.

Il pouffa de rire quand Alana raconta cette anecdote. « Effectivement, ton histoire bat largement la mienne ! » Il se surprit à se demander pourquoi il ne connaissait pas Alana plus que ça. Peut-être parce qu'elle n'avait jamais pris position dans ses disputes avec Jenn, contrairement à Junie qui l'avait directement classé dans la catégorie des connards. En tout cas, elle semblait amusante, comme toutes les filles de cette maison d'ailleurs. Elles étaient toutes différentes, mais chacune avait son brin de folie à sa manière. Bien sûr, la palme revenait à Junie, il faut être sacrément dérangée pour se faire passer pour une aveugle. Mais Lorenzo savait aussi faire preuve se sagesse, et devinait qu'elle n'avait pas agi ainsi sans raison. Il n'était pas d'un naturel curieux envers ses voisins, contrairement aux commères qui enquêtent sur tout le monde comme un alcoolo en manque de sa bière. C'était logique, elles n'avaient rien d'autre à faire de leurs journées. Lui, n'était pas né avec un couvert en argent dans sa bouche, et avait mieux à faire que d'enquêter sur les histoires futiles de ses voisins. Il espérait seulement que Junie restait une bonne personne malgré tout.

Il fut sorti de ses pensées par la proposition d'Alana. D'abord surpris, il se ressaisit ensuite pour reconsidérer l'invitation. Il n'était jamais resté seule avec cette jeune femme, mais il ne disait jamais non à une occasion de connaître l'amie d'une amie. En tout bien tout honneur, bien sûr. Il regarda le contenu de son caddie, il avait prévu de manger une escalope de dinde milanaise avec quelques patates douces. Seul. L'idée de la jeune femme était donc bien sûr alléchante. Il examina sa liste de courses, il ne lui manquait que le jus de canneberges. Il était très pointilleux à ce sujet, jamais du jus d'airelles comme on en trouvait souvent dans le commerce. Le jus de canneberges était bien meilleurs, mais malheureusement il n'en avait pas trouvé aujourd'hui. Qu'importe, il lui restait quelques fruits frais chez lui, il pourrait supporter quelques smoothies pour les jours à venir. « Naturellement j'accepte, j'avais prévu de manger seul donc ta proposition est bien plus plaisante ! » Il observa alors le caddie de la jeune femme. « Tu as déjà prévu ton repas de ce midi ? Tu as des préférences ? » Il avait bien envie de lui faire goûter ses escalopes milanaises, mais préférait la laisser choisir. Du moment qu'il pouvait cuisiner, l'idée lui plaisait. En plus, partager sa passion était toujours intéressant. C'était comme inviter tout le monde à une grande table conviviale. « Je suis venu en voiture, si tu veux je te déposerai chez toi, le temps que tu ranges tes courses j'irai faire de même, et ensuite je reviens » Il était incapable - contrairement à certains - de laisser traîner des produits frais dans son coffre de voiture. Dès qu'il en prenait au supermarché, c'était la course : il se dépêchait de finir ses emplettes pour ensuite rentrer vite chez lui les placer au réfrigérateur.

Lorenzo avait prévu de ne rien faire aujourd'hui, et voilà que désormais il avait un repas de programmé ! Même si ça se faisait à la dernière minute, il était ravi de ce revirement de situation. Certes, il avait toujours besoin de tout planifier à l'avance, afin de tout garder sous contrôle, mais il n'allait pas dire non à un peu de mouvement et de distraction dans son dimanche. « Entendu, je dépose mes courses en trop chez moi, puis je te rejoins chez toi ! »

Il regarda la jeune femme disparaitre derrière un rayon, puis examina le contenu de son caddie une dernière fois. Il avait tout pour faire le dessert préféré de sa femme, et pourrait toujours le préparer en revenant de chez Alana, en début d'après midi. Le tout était de ne pas trop tarder, afin que la mousse prenne et ait la bonne consistance pour le dîner. En évoquant Summer, il réalisa alors que la moindre des choses était de la prévenir. Se dirigeant en caisse, il se positionna dans une file puis attrapa son téléphone pour envoyer un sms à sa femme. Il expliquait tout simplement avoir croisé Alana Kauffman au supermarché, une amie de Jennifer. Elle lui a proposé de déjeuner chez elle, et il a accepté. Sachant qu'il ne connaissait pas vraiment Alana quelques minutes auparavant, ce sms pourrait sembler louche. Mais Summer n'était jamais très soupçonneuse, ou du moins elle taisait ses éventuels soupçons. Il était vrai que, alors qu'il regardait son sms s'envoyer, il remarqua que cette histoire pouvait ressembler à un bobard bien foireux. Et comme ses antécédents ne jouaient pas en sa faveur ... Qu'importe, il n'aurait qu'à prévoir une double ration de mousse au chocolat !