À quoi pouvait ressembler un quartier résidentiel la nuit ? À un paysage calme où la lumière chaude des réverbères venait se refléter contre le bitume, où les volets se fermaient progressivement pour laisser place à l'intimité familiale ? Non. Magniola n'était pas ce genre de quartier tranquille, ni le jour, ni la nuit.

Le quartier s'était doucement endormi laissant un porche éclairé au bout de la rue, au numéro 39 l'heure n'était pas au sommeil. La famille s'était dispersée aux quatre coins de la ville, des parents dont on ne remarque plus l'absence, un frère et une soeur prenant doucement leur envol, une soeur gisant probablement dans le caniveau et une âme n'appartenant à aucune famille, éclairée, assise sur les marches, l'espoir de voir une ombre étant devenu aussi vain que celui d'une vie meilleure elle avait décidé de ne plus rien attendre.

Elle avalait un verre de whisky sans conviction, détestant l'alcool mais le jugeant plus réconfortant qu'une épaule contre laquelle pleurer, et l'accompagnait d'une cigarette fermement tenue entre ses doigts. La haine s'était confortablement installée dans son maigre corps, grandissante à chaque fois que le visage de Julia venait à apparaître. Le poing hasardeux qu'elle avait lancé une heure auparavant était un obstacle de plus contre l'oubli, il lui laisserait un souvenir de marque. Chaque gorgée s'infiltrait dans sa plaie, lui piquant vivement la lèvre mais elles anesthésiaient son âme, c'était le prix à payer pour oublier pendant quelques heures. En attendant, son regard se perdait entre les maisons.

Jaylann s'était installée dans un silence confortable, elle appréciait le vent qui caressait doucement son visage et apaisait l'alcool qui avait fait rougir ses joues. Le temps ne signifiait plus rien pour elle, de nombreuses cigarettes s'étaient glissées entre ses doigts, autant que de gorgées qui lui avaient brûlé les lèvres. Son regard se perdait entre les fenêtres des maisons, puis dans les feuilles s'envolant et se brisant contre les trottoirs.
Mais un bruit vint briser sa "joyeuse solitude". Ses oreilles attentives furent attirées par des bruits de pas, ses yeux scrutèrent alors la rue jusqu'à la vue d'une ombre qui au rythme des pas finissait rapidement par devenir corps. Au dessus de celui ci des nuages de fumée se laissaient entraîner par le vent et quelques pas suffirent à Jaylann pour identifier Julian King, inconsciemment amusée, un sourire s'était dessiné sur son visage, il préfère la nuit tombée pour sortir de sa tanière se disait-elle. Mais à mesure que les pas se rapprochaient d'elle son sourire se dissipait, le jeune homme n'avait pas cet air qui incite les autres à lui sourire ni même à lui montrer une quelconque politesse. Julian avait un air accusateur et dans ses yeux elle voyait un tas de questions qui se bousculaient, plus il avançait plus son estomac se serrait, elle entendait déjà toutes ses questions, toutes ses accusations, ses yeux s'assombrissaient, ses poings se serraient.

Suffisamment proche, la voix de Julian bourdonna dans les oreilles de Jaylann et ce qu'elle venait d'entendre ne lui plaisait pas, pas du tout. Sans même le regarder, baladant son regard à gauche à droite, d'un ton sec elle lui répondit.

- Personne.

Elle hésitait mais en y réfléchissant suffisamment elle se doutait qu'il n'avait aucune envie d'être vue avec elle et que pactiser avec le diable serait alors une bien mince affaire en comparaison.

Indifférent à son venin il était sans crainte venu s'asseoir auprès d'elle, pas le moins intéressée elle continuait à regarder le vide autour d'elle. "Ca a pas l'air d'aller..." Perspicace, pensa-t-elle sans daigner le regarder. Même si ils se connaissaient depuis quelques mois déjà, leurs rencontres seraient inlassablement les mêmes, il fallait casser les barrières une à une pour qu'ils se retrouvent et puissent profiter de ce qu'ils apprécient chez l'un et chez l'autre. Julian lui tendit une cigarette qu'elle accepta sans chiner et lui répondit en guise de merci.

- J'ai pas envie d'en parler.

Et dans sa tête elle se jura de ne jamais en parler, cela ne devait pas avoir plus d'importance. Mais à peine eu-t-elle le temps d'étouffer une question, qu'une autre venait à la charge et celle ci, elle ne pouvait la cacher. Sans réfléchir elle alluma sa cigarette, avalant à grosses bouffées elle se mit à sourire seule.

- Ca... ?

Ses doigts s'étaient portés à sa lèvre, la frôlant, la touchant, appuyant pour raviver les picotements et lui rappeler que cette plaie la marquerait à vie.

- Tu ne vas pas me faire croire que t'as jamais vu ça !

Elle eu un léger rictus, l'alcool assurément, la réponse à la question de Julian semblait pourtant si évidente, le rapport entre sa lèvre ouverte et l'article de DS était si... évident. Il était clair qu'il ne cherchait pas à savoir quoi mais qui, mais Jaylann n'avait pas envie de ressembler à une de ces gamines tristes qui profondément blessées n'hésitent pas à dénoncer les autres pour se sentir mieux, ni à quelqu'un qui chercherait à s'apitoyer sur son sort en estimant l'avoir bien mérité, elle ne voulait rien mis à part qu'il comprenne, seul. Prononcer son prénom, ne serait-ce qu'y penser relevait désormais du suicide.