D'ici un mois, ça serait fait. Dans trente jours exactement, il changerait de dizaine, entrerait dans une nouvelle décennie. Trente jours, comme le nombre de bougies qu'il soufflerait. Est-ce qu'il flippait ? A fond. Jamais il n'avait imaginé entrer dans la trentaine fraichement divorcé, sans enfant, et logeant dans l'ancienne maison d'un ami. il rêvait plutôt d'une famille, d'un foyer heureux et chaleureux. S'il dressait le bilan aujourd'hui, ce n'était pas glorieux.

Histoire de se consoler - mais c'était une excuse grossière - il avait décidé de s'offrir lui-même un cadeau pour son anniversaire. Il avait perdu sa gourmette d'enfance depuis quelques mois et, finalement résigné à ne pas la retrouver, il décida de s'en offrir une pour son anniversaire. Fouinant dans les allées de la bijouterie, il jetait un oeil ça et là sans que rien n'attire vraiment son oeil. Il n'avait pas de modèle exactement défini à l'esprit, il fonctionnait au coup de coeur. Même si ça n'avait pas toujours été fortuit par le passé. C'est alors qu'il remarqua le bon modèle, celui qu'il voulait, sans pour autant être capable d'expliquer pourquoi celui-la. C'était cette gourmette, c'est tout. Il rejoignit donc la caisse afin de solliciter une vendeuse et de connaître leurs offres pour une gravure, mais la caisse était vide. L'unique vendeuse disponible était déjà occupée avec une autre cliente. Il patienta quelques minutes avant que quelqu'un sorte de l'arrière boutique pour l'aider. « Bonjour, je suis intéressé par une de vos gourmettes » Mais quand ils s'approchèrent de la vitrine contenant son fameux cadeau, il découvrit que l'autre cliente avait déjà jeté son dévolu sur le même bracelet que lui ...

« Bonjour Lynn » Il n'y avait qu'à lui que ça pouvait arriver, ça. Un peu dégoûté, il regardait la gourmette d'un oeil absent. Tomber sur la seule du magasin, et en plus devoir se la disputer avec l'une de ses élèves. Il avait l'impression d'avoir une vie si inintéressante. Il ne fallait surtout pas que la jeune fille apprenne que, en plus, ce cadeau était pour lui même, de crainte que l'histoire ne fasse le tour du lycée et qu'il n'en devienne la risée. Pendant que la secrétaire batifole avec le prof de français, le prof de maths s'achète des cadeaux à défaut de se trouver quelqu'un qui lui en offrirait. Heureusement, il était tombé sur Lynn, et pas sur une des cheerleaders plus populaires. Il avait déjà remarqué qu'elle n'était pas l'élève la plus bavarde, il était peut-être sauvé. « J'ai vraiment eu un coup de coeur pour cette gourmette, oui ... » répondit-il, ne sachant pas ajouter. Il cherchait la solution miracle, en vain, à moins de la couper en deux, ou de trouver une imprimante 3D pour la dupliquer. Faire appel aux sentiments de Lynn, en invoquant qu'il s'agissait d'un cadeau pour ses 30 ans, était vraiment petit et pathétique. Mais il ne trouvait aucun autre argument valable. « Il n'y a aucune autre gourmette du même prix ? » demanda-t-il aux vendeuse, espérant qu'elles sortent par magie une gourmette de leur poche, qui double magie plairait à Lynn. Il avait conscience de faire une crise digne d'un petit garçon dans les jupes de sa maman. Mais il allait avoir trente ans, merde. Il allait fêter un anniversaire sans être heureux de le fêter, pourquoi personne ne compatissait à son problème. Il n'avait même plus d'épouse pour lui offrir un tel cadeau souvenir, et se retrouvait dans l'obligation de se l'acheter lui même. Face à tant de pathétisme, Lynn pouvait bien lui laisser la gourmette en guise de consolation. Sauf qu'il n'avait vraiment pas envie de lui confier tout ça et de voir son regard s'emplir de désarroi et de pitié.

Lynn a la bonne idée de demander s'ils n'ont pas le produit dans un autre de leurs magasins. Lorenzo ne dit rien, mais intérieurement, il se sent un peu idiot de ne pas y avoir pensé. Il était tellement obsédé par le besoin de gagner, qu'il n'avait imaginé aucune solution alternative. Ça ne lui ressemblait pas, pourtant, de voir le monde soit tout blanc soit tout noir.
Alors que les vendeuses s'activent, Lynn devient bavarde. Il manque de sursauter, elle le sort de ses pensées sans prévenir. « C'est pour moi » répond-il sans réfléchir. Après coup, il se dit qu'un tel aveu n'est peut-être pas très avisé, alors il ajoute. « J'ai trente ans dans quelques jours, je voulais marquer le coup » explique-t-il, sans préciser les économies qu'il claquait là dedans, et son impossibilité de mettre un seul centime de plus. « Et toi, alors ? » demande-t-il, par politesse. Elle a beau être son élève, il a beau la tutoyer tous les jours en classe, il a l'impression de parler à une inconnue, là. Et la tutoyer sonne presque faux. On ne tutoie pas les inconnus. Il espère d'ailleurs qu'elle ne le verra pas comme un pervers qui cherche des cibles faciles maintenant qu'il est célibataire. Il ne l'est pas, d'ailleurs, mais personne n'est encore au courant.
Les vendeuses les sortent finalement de leur discussion à demi mot. Il y a une autre gourmette, à dix minutes d'ici. Lynn le devance et lui demande s'il va à l'autre établissement. Il aurait presque ri de son audace. Elle s’accapare déjà la gourmette qu'ils se disputaient quelques minutes auparavant. Mais il n'allait pas se battre avec une adolescente. Il capitule. « Oui, je vais y aller. » Puis il reprend. « Ça te dit que je t'attende, et qu'on y aille ensemble ? On pourra aller boire un café, ensuite, si tu n'as rien à faire » Ces dernières années, il connaissait bien moins ses élèves qu'auparavant. Il vieillit, aussi. Il n'est plus le professeur de quelques années leur ainé. Une quinzaine d'années le sépare en moyenne de ses étudiants, maintenant. Il est vieux.

Lorenzo sourit, rassuré des propos de Lynn, même si ce n'est pas grand chose. Au moins, elle ne semble pas trouver ça pathétique. « Le 20 février » répond-t-il en se demandant pourquoi Lynn lui pose une telle question. Il ne s'attarde pas à le lui demander, trop curieux sur l'heureux élu qui recevrait la même gourmette que lui. Quand elle évoque Andrew, Lorenzo sourit à nouveau, sincèrement. « Ah oui ? C'est super ça ! » Il aurait bien voulu lui demander des nouvelles de son ancien élève préféré, mais les vendeuses viennent les interrompre. En adulte, il accepte d'acheter celle de l'autre magasin, et sans savoir pourquoi il propose à Lynn de l'accompagner. Elle est d'accord, heureusement, il avait peur de passer pour un vieux pervers. Il va avoir trente ans, merde, ce n'est pas vieux. Il l'attend donc pendant qu'elle règle l'achat. « Oh, ce n'est pas bête ça, je n'avais pas envisager de faire graver la mienne » Il se met à y réfléchir. Mais l'idée d'avoir son prénom à son bras, lui donne l'impression de pouvoir l'oublier. Peut-être la peur panique d'être vieux. Une gourmette simple ferait parfaitement l'affaire. « Au fait, comment connais-tu Andrew ? » demande-t-il pendant le trajet.

Ils arrivent vite au second magasin, qui fort heureusement ne se trouvait pas bien loin. Les vendeuses les attendaient déjà, prévenues par celles de la première boutique. Après avoir vérifié que la gourmette correspondait bien, il règle le prix, et demande un emballage cadeau, tant qu'à faire. Il essaie de faire au plus vite, puisque maintenant c'est Lynn qui attend après lui. Les vendeuses s'activent et ils sortent plutôt vite du magasin. « Ce café là te tente ? » propose-t-il en lui indiquant le trottoir d'en face. Ils s'y rendent et trouvent rapidement une table. Alors qu'ils choisissent leurs boissons, Lorenzo décide de faire un brin de conversation. « Alors Lynn, as-tu choisi ce que tu voudrais faire après le lycée ? »

Lorenzo décide de profiter de ce moment avec son élève pour apprendre à la découvrir un peu. Parler d'Andrew lui fait un peu bizarre, il réalise qu'il n'a pas vu le jeune homme depuis un moment. Il culpabilise, après tout DS a révélé les problèmes qu"Andrew traversait. Il s'était promis d'aller le voir, au final il s'était inquiété en théorie mais n'avait rien mis en pratique. « Andrew était un de mes meilleurs élèves, en mathématiques, on a gardé un bon contact » lui raconta-t-il alors qu'ils s'asseyaient dans le café. Il ne parla pas des échanges de recette de cuisine ou du fait que leurs chiens se connaissaient bien, pas besoin des détails particuliers. « Oh je suis certain qu'ils font toutes sortes de chocolats élaborés ! » Existait-il des cafés ne servant pas de chocolats chauds ? Lorenzo l'imaginait difficilement. Après tout, aujourd'hui, avec de la poudre et de l'eau chaude, il était possible de faire un chocolat potable. Pas très véritable, mais relativement correct pour ne pas servir que du café. Il saisit la carte qui se trouvait sur leur table. « Ils font bien des chocolats ! » Il repéra rapidement les cappuccino, choisit celui qu'il prendrait puis tendit la carte à Lynn, afin qu'elle puisse faire de même.
Un serveur vint finalement prendre leur commande, Lorenzo indiqua le nom du café qu'il souhaitait, et en bon gourmand demanda également une part de cheesecake. « L'informatique, c'est vraiment un bon domaine, naturellement de plus en plus demandé, je sais que nos anciens élèves qui se sont dirigés dans cette branche ont eu beaucoup de possibilités d'emplois, par la suite » Ils sont interrompus par le serveur. Une fois leurs commandes servies, Lorenzo s'empresse de s'attaquer à son cheesecake, il a faim. Il le trouve bon, pas non plus transcendant. De nos jours, ce dessert est tellement devenu une mode que n'importe qui s'improvise pour en faire, mais il y a cheesecake et Cheesecake. Celui ci ne mérite pas une majuscule. Il souffle un peu sur son café, il déteste boire chaud. « Est-ce que tu as déjà identifié des universités où postuler ? J'ai pas mal de brochures, je peux te donner celles qui concernent ce type de formation si tu veux » propose-t-il.
Peu après, Lynn reprend la parole pour changer de sujet ... et pas des moindres ! Lorenzo manqua de s'étouffer avec sa boisson ! Il tousse un peu puis se calme. Si ça ne tenait qu'à lui, la question aurait été éludée. Mais ne pas répondre équivaudrait également à une réponse. « Oui, c'est vrai. Pourquoi ? » Le dernier mot lui échappe, bien sûr qu'il le taraude, mais il appréhende encore plus la raison de sa question.

Alors qu'il dévore son cheesecake mais attend patiemment que son café refroidisse, Lorenzo décide de discuter un peu des études de Lynn. Aider ses élèves à s'orienter, à faire le meilleur choix possible, lui donne l'impression de remplir pleinement son rôle de professeur. Il n'est pas seulement là pour réciter les formules d'un livre de maths, leur expliquer quelques exercices puis vérifier qu'ils ont assimilé, sans se soucier qu'ils aient réellement compris ou non. Lorenzo aimait son métier jusqu'à la racine. Il avait l'impression d'avoir des centaines d'enfants, d'être un véritable conseiller qui pouvait également être fier de leurs réussites. Peut-être compensait-il un peu comme ça le fait qu'il n'était toujours pas père. Et qu'il ne risquait pas de l'être si tôt, avec une petite amie de dix ans de moins qu son âge.

« Je m'y connais beaucoup moins bien que toi, donc les noms des formations ne m'ont jamais rien évoqué » Il eut un sourire amusé. « Je ne me rappelle pas des contenus exacts du coup, mais je te retrouverai la documentation. Par contre, je me souviens qu'il y en avait même à la fac du coin. » Après le lycée, les élèves faisaient face à leur premier grand choix qui influençait massivement leur vie : continuer à la fac de Magnolia, ou s'envoler un peu plus loin et prendre son indépendance. « Tu penses rester par ici, ou alors t'éloigner du quartier ? » demanda-t-il, curieux. Ceux qui quittaient le domicile étaient bien souvent motivés par différentes raisons : ambiance insupportable à la maison, mésentente avec les parents, études prestigieuses, envie de rencontrer de nouvelles personnes, souhait de se débarrasser d'une mauvaise réputation de lycée ... Et à vrai dire, Lynn était tellement discrète qu'il n'aurait su statuer. Bien sûr, Harper étant souvent fourrée avec Summer, il avait eu vent de leur situation peu glorieuse. Devoir louer un appartement ne serait peut-être pas dans ses cordes.

« Alors ce chocolat au fait ? A la hauteur de tes attentes ? » Lynn avait tellement clamé son amour pour le chocolat qu'il espérait qu'elle ne soit pas déçu. Mais la jeune fille faisait preuve d'une toute autre curiosité. Il resta bouche bée, les yeux écarquillés, quand elle se permit une question aussi personnelle. Il aurait pu imaginer ça venant de bien des élèves insolents, mais pas de Lynn. Comme quoi les plus calmes cachent souvent leur jeu. « Euh, je me porte bien. Merci de t'en inquiéter Lynn »

C'est sans surprise que Lynn confia son souhait de rester proche de sa famille. Il était au courant des difficultés financières des Albright, via Summer qui lui racontait combien la vie d'Harper n'était pas toute rose. Il se nota intérieurement de chercher si des bourses étaient possibles pour les aider, mais n'en pipa mot à Lynn, ne préférant pas donner de faux espoirs. « Je te préparerai les brochures pour le prochain cours que nous avons ensemble alors » informa-t-il, il ne préférait pas attendre.

Il était lui aussi satisfait de sa collation improvisée. Il était rarement déçu par du café dans des lieux dédiés aux boissons chaudes. « Oui, oui. Je ne connaissais pas cet endroit mais il vaut le coup » Il mangea plutôt silencieusement. En fait, une fois le sujet d'études épuisé, on trouvait peu à dire pour communiquer avec une de ses élèves. En plus, Lynn n'était pas la plus commune. A en croire sa réputation, elle était accro aux jeux sur ordinateur, or Lorenzo n'avait rien à raconter à ce sujet. Il avait un smartphone plutôt récent et était capable de l'utiliser correctement, mais passé ce stade il n'y connaissait rien en ordinateur. Il venait d'un village où, lors de son enfance, il n'y avait pas internet. Alors pour lui, la technologie lui passait au dessus de la tête. Un cas impossible pour la génération d'aujourd'hui.

Lynn fut bien moins silencieuse. Mais Lorenzo n'avait aucune envie de parler de Summer. Il savait que son épouse était amie avec la famille de Lynn, mais il pouvait difficilement se figurer que la rousse confiait ses états d'âme à Lynn. Pourquoi insistait-elle ainsi ? « Je t'ai dit que je me portais bien » répéta-t-il sur un ton un peu brusque. Il vit alors une occasion d'écourter leur entrevue, il regrettait amèrement de lui avoir proposé cette petite ballade. Mais Lynn décida de profiter et commanda à nouveau. Il n'en dirait mot à personne, mais à ce moment précis il trouvait la jeune fille très étrange. « Et chez toi, tout va bien ? » Son cerveau tournait en accéléré, afin de trouver un autre sujet de conversation et clôturer définitivement le précédent. Il ne trouva rien de mieux et n'était pas très fier.

Lynn était une élève particulière. Surprenante convenait bien aussi pour la qualifier. Elle posait des questions à des années lumières de celles de Lorenzo, et se préoccupait de choses que Lorenzo ne considérait même pas. Il se retint de la taquiner et répondit plus sérieusement. « Ne t'en fais pas, j'ai des tas de brochures pour largement tous les lycéens » la rassura-t-elle, même si sa réponse lui semblait évidente. Son armoire ressemblait même à une usine à gaz, tant elle débordait de brochures en tout genre, sur toutes les formations de toutes les facs du coin. Toute cette paperasse datait du temps où il espérait encore changer le monde et éveiller l'intérêt de chacun des élèves. Aujourd'hui, il ne se préoccupait plus que de ceux qui comptaient, qui s'intérssaient et qui en avaient quelque chose à faire.

« Un travail ? Tu as des pistes du coup ? Je sais que quelques élèves bossent traditionnellement comme serveur ou vendeur, afin de financer leurs études » devoir jongler entre un job étudiant et les cours n'était pas tout rose, il en était un peu désolé pour Lynn. Tout le monde n'avait pas la chance d'avoir papa maman pour financer ses études. Et dire que bien des élèves favorisés gâchaient leur temps en enchaînant les piteuses, en se détournant des cours ... Certains pouvaient même se payer le luxe de prendre une année sabbatique et faire le tour du monde en bateau. La vie était mal faite.

Alors qu'il finissait son café, Lynn revient à la charge avec une question surprenante. Il ne s'en formalisa même plus, habitué au décalage. « Bien sûr, le lycée m'a toujours plu. Depuis tout petit je voulais être prof, je ne sais pas trop pourquoi »

Lynn accepta enfin ses brochures sans ne plus formuler aucune objection. Lorenzo commençait à croire que la cause était perdue, mais Lynn capitula enfin, pour son plus grand plaisir. Elle était l’une des élèves qui valait le coup, l’une de ceux encore motivés pour le futur, qui justifiaient son implication. Tout n’était pas perdu, quand il voyait des élèves comme elle. Son seul regret était que son comportement ne faisait pas majorité. La plupart de ses camarades acceptaient ses brochures pour les jeter ensuite dans la première poubelle venue.

« Oh, d’accord, je vois. C’est vrai que ça ne doit pas être facile. Il marqua une pause, hésitant à continuer. Tu peux peut-être en parler à Summer. Je sais que, parfois, au secrétariat, ils prennent des étudiants pour faire de l’archivage un jour ou deux dans la semaine. » Evoquer son épouse avec Lynn était risqué, étant donné qu’elle cherchait le moindre moyen de discuter de son mariage de façon inapproprié. Son envie d’aider ses élèves le perdrait un jour ou l’autre. Il but une gorgée de son café, et remarqua que sa tasse était vide. Mine de rien, leur petite discussion avait permis au temps de filer vite. « Je vais rentrer, je te raccompagne ou tu as encore des choses à faire en ville ? »