Lorenzo avait rassemblé ses affaires lentement, en regardant ses élèves sortir. Bon nombre d'entre eux affichaient une moue piteuse. Les yeux rivés sur le sol, cherchant la bonne excuse pour justifier auprès de leurs parents la piteuse note qu'ils avaient obtenu aujourd'hui. Le professeur éprouvait de la gêne, à briser leurs rêves de la sorte. Dans un sens, constater que leurs études signifiaient encore quelque chose pour ses élèves le rassurait, ravivait sa foi en l'humanité. Il était malheureux de devoir recevoir une mauvaise note pour prendre conscience de l'urgence de leur situation. Le maître rangea son matériel dans son sac puis quitta la salle, dépité. La leçon sur les algorithmes était la pire de toutes pour les élèves, chaque année. Mais aujourd'hui certains avaient battu des records. Au détour du couloir, il reconnut Ruth, l'une de ses élèves, le visage dans les mains. D'abord surpris, il décida néanmoins de s'arrêter. Ruth était un cas désespéré, Lorenzo avait arrêté de s'intéresser à son élève. Pour cause, son rêve était fait de défilés et de couronnes. Rien à voir avec les mathématiques, et la jeune fille le lui faisait bien savoir dans ses copies. Qu'elle ait choisi sa matière en option relevait même de l'incohérence la plus suprême. Peut-être était-elle de celles souhaitant prouver qu'elles réussissent sur tous les fronts ? En tout cas, il s'agissait d'un échec. Pourquoi alors, Lorenzo choisit de l'aborder ? La réconforter serait vain, Ruth était suffisamment maligne pour connaitre les raisons de sa mauvaise note : si on ne travaille pas, on ne réussit pas. Du moins à l'école c'était le cas. Peut-être que les défilés et concours de beauté ne nécessitaient pas de préparation particulière, à part se maquiller et mettre ses atouts en avant. Lorenzo était mauvaise langue, mais Ruth tendait la perche. Le professeur n'avait que peu de considération pour son "métier", malheureusement. « Ruth, quelque chose ne va pas ? »

Les mauvaises notes de Ruth la mettaient dans cet état, Lorenzo ne sut que répondre au début. Ses yeux écarquillés laissaient échapper sa surprise évidente. Jamais il n’aurait pensé que les résultats scolaires comptaient autant pour son élève. Même comptaient tout court. Et ses concours, ses diadèmes, ses robes et ses titres ? Il aurait juré que là étaient les seules motivations de Ruth, qu’elle n’accordait aucune importance à ses études. Quoi choisirait le diplôme, plutôt que la couronne ? Pourtant, elle n’avait rien à gagner à lui mentir. Elle possédait certainement un don pour charmer un jury, mais Lorenzo doutait qu’elle se joue de lui là tout de suite. Il découvrait une Ruth dont il n’avait pas soupçonné l’existence, une Ruth dont il ne comprenait pas le fonctionnement. Puis, elle eut la petite phrase lourde de sens. Sa mère ? « Ruth, tu veux dire que ta mère t’oblige à avoir de bonnes notes ? » Il se retint de tout commentaire supplémentaire. Faire peur à son enfant était tout sauf la bonne solution pour l'aider à progresser. Or, au vue de ses pleurs, il semblait bien que la jeune fille était traumatisée par sa mère.

Lorenzo écouta son élève, estomaqué. Il ne pouvait pas croire que Ruth racontait la vérité. Cette histoire le terrifiait presque. Comment une mère pouvait-elle ainsi contrôler sa fille, personne ne lui avait expliqué que les enfants ont besoin de s'épanouir ? Mme Danielson-Dikens manipulait sa fille comme une poupée. Il avait déjà croisé des parents exigeants avec leurs enfants, ils les forçaient à être premier de la classe, ils compartimentaient leurs vies en unité de temps, autant pour réviser, et si peu pour profiter. Mais l'histoire de Ruth dépassait l'entendement. Il ne souhaitait pas démoraliser la jeune fille un peu plus alors il garda pour lui bon nombre de pensées. Mais que ferait-elle quand sa beauté fanée ne lui permettrait plus de gagner les concours adorés de sa maman, quand des jeunes filles plus jeunes et plus fraiches prendraient la relève ? Lorenzo avait déjà entendu parler de ces concours, où il faut presque être pédophile pour aduler la beauté de filles si jeunes, si peu vêtues. Encore des enfants. « Ta maman n'a pas le droit de contrôler ta vie Ruth » Que pouvait-il faire ? Car il ne resterait pas impassible. Hors de question. Mais il imaginait déjà la mère de Ruth, envoyant valser les implorations du professeur. Sa fille était belle, elle n'avait pas besoin d'apprendre trois langues ou de connaître la formule du volume d'un cylindre pour réussir dans la vie. « Est-ce que tu voudrais que je la rencontre, pour lui parler ? Ou sinon, je peux lui dire que tu dois obligatoirement assister à des cours de soutien. Ils te donneraient le temps de réviser à ton rythme » Il ne précisa pas que les dits cours étaient normalement payants, puisque Lorenzo donnait de son temps personnel. Il était bien trop impliqué dans la réussite de ses élèves.

Il se désolait que Ruth repousse ainsi son idée. Surtout, il n'en avait aucune autre. Il tournait et retournait la situation dans sa tête mais la solution de ce problème impossible ne lui venait pas. Il n'en revenait pas que Mme Danielson Dikens soit ainsi capable d'évincer l'opinion de sa fille. Ne remarquait-elle pas que Ruth était dotée de parole ? Il était persuadé qu'on devait accepter son enfant tel qu'il était, qu'il soit gay ou décidé à faire du cirque. Il n'aurait jamais imaginé qu'une femme au foyer puisse être aussi déterminée, elle n'était pas comme toutes ces autres qui passent leur temps à commérer autour d'une assiette de gaufres. Une de moins, mais au détriment de Ruth au final.

Lorenzo hésitait à insister un peu plus pour vendre son idée. Il était tenté de lancer un petit interrogatoire exploratoire afin de connaître un peu mieux la jeune fille. Car même s'il la comprenait, il ne pouvait s'empêcher de s'interloquer devant ses pleurs. Il osa même se demandait si elle ne surjouait pas un peu, afin que sa note se voit ré évaluée. Après tout, le professeur n'était pas né de la dernière pluie, Ruth renvoyait clairement l'image d'une fille superficielle et sans difficulté financière, soit le cliché de l'élève n'ayant que faire de ses études. Pourquoi s'embetait-elle à étudier ? Peut-être était-ce simplement un caprice de jeune fille en pleine crise d'ado. Elle souhaitait justement faire le contraire de ce que sa maman souhaitait. Il devrait avoir honte de penser ainsi, mais la réputation de Ruth la précédait un peu. « Tu sais, si les cours de soutien se déroulent juste après les cours, tu n'auras qu'à lui dire que tu termines plus tard. Elle ne viendra pas te chercher dans la salle de classe en te trainant devant tout le monde, si ? » dit-il en refreignant un sourire. Si les Danielson étaient si superficiels, ils éviteraient un tel étalage et le tour était joué. « Tu as une autre idée ? » finit-il par demander à cette fille qu'il ne semblait pas convaincre.