Mike rangea dans l'ordre alphabétique les jeux vidéos que son carton contenait. Tout ça ne servait à rien. Il avait beau tout bien ranger, tout bien faire, les clients arrivaient et déplaçaient tout, créant un énorme désordre, allant jusqu'à mélanger les jeux sur WII avec les jeux sur Xbox et lui n'avait plus qu'à tout recommencer. Connaissant le peu de patience de Mike pour ça et son don à se mélanger les pinceaux entre toutes les boites de jeux, il avait vite fait de perdre patience. À quoi bon se donner du mal ? C'était la même chose que pourquoi faire son lit si c'était pour le défaire le soir venu ? Mais Mike n'avait pas vraiment le choix alors il le faisait quand même. De toute manière, s'il ne le faisait pas, il s’ennuierait, voire se ferait virer. Et Dieu savait combien il avait besoin de ce travail. Il était même allé jusqu'à demander une petite augmentation dans sa paye pour ses efforts. Qui lui avait été sèchement refusé. Quels efforts ? avait rétorqué le patron. C'était vrai que Mike n'était pas à fond dans son travail mais il évitait autant que possible les retards - qui étaient malheureusement incontournables et sûrement la cause de ce refus d'augmentation -, faisait tout pour être le plus aimable possible avec les clients - et Lou savait combien c'était dur pour lui de faire ne serait-ce mine d'être intéressé par les demandes incessantes des joueurs. Bref, oui, Mike n'était pas le meilleur employé mais il avait besoin de cette paye. Et tout ce qu'il avait pu servir à son employeur ; les taxes et autres machins à payer qui avaient augmentés, la petite sœur malade, le... de tout ceci, rien n'avait fonctionné. Puisque c'était ça, il n'aurait qu'à prendre des heures supplémentaires, s'était-il dit. Mais pour le moment, Mike avait préféré éviter le sujet, trop déçu pour se faire rabâcher d'autres reproches.
Coup de chance, cet après-midi il n'y avait pas la foule à la boutique de jeux vidéos ; le Huntington était donc plutôt tranquille. Prenant place derrière la caisse, il avisa les quelques clients présents qui semblaient avoir du mal à faire un choix entre deux jeux très intéressants. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas lui-même joué à la console et ça commençait à lui manquer... Il se souvenait encore des journées passées, une manette entre les mains, à hurler de joie comme de rancœur parce qu'il avait gagné la partie ou qu'au contraire, le Boss l'avait killé. Ensuite, Johan venait éteindre la télévision sous les protestations de ses fils et, parfois même, de son mari pour les envoyer au lit. C'était le bon vieux temps, comme on dit. Mike cessa aussitôt de penser à tout cela lorsque son esprit l'amena à son père. Il connaissait bien ses réactions lorsqu'il se rappelait un peu trop de lui et il n'était pas conseillé d'avoir ce genre de comportement sur son lieu de travail, que ce soit par rage ou par tristesse.

Le brouhaha qui s'était quelque peu calmé pour la pause déjeuner reprit dans les couloirs du centre commercial, amenant avec lui une nouvelle vague de clients avides d'acheter le nouveau jeu vidéo.

Orson Welles a écrit : ❝ Nous sommes nés seuls, nous vivons seuls, nous mourons seuls ce n'est que par notre amour et l'amitié que nous pouvons créer l'illusion d'un instant que nous ne sommes pas seuls. ❞

Son sourire en coin, Philipp avait une idée derrière la tête, Julian en était certain. Comme pour le dissuader d'aller jusqu'au bout de son étrange dessein, Julian le fixa longtemps en plissant les yeux, tout à fait méfiant. Cela ne gêna pas le moins du monde Philipp qui fit disparaître son sourire pour tenter le regard de chien battu avec une crédibilité étonnante. Julian, en bon samaritain, finit par craquer, et demander à son camarade ce qu'il souhaitait, tout en soupirant.

-J'ai ma thèse à finir, mais il faut aussi que je passe à la bibliothèque. Tu veux pas aller faire passer ce questionnaire aux gamers du centre commercial ? S'il te plaaaaaaaaaaît.

Par dépit, Julian accepta donc d'interviewer une quinzaine de personnes et saisit le porte-document de Philipp. Il n'était pas en mesure de batailler : il travaillait souvent avec le jeune homme et celui-ci avait à plusieurs reprises sauvé sa thèse d'aléas plutôt dérangeants. Entre l'ordinateur qui plante au plus mauvais moment, ou la perte de documents importants, Julian n'avait pas été épargné. Mais à chaque fois, Philipp avait été présent pour le soutenir et l'aider à ne pas prendre trop de temps.
C'est donc sa besace à l'épaule et la chemise cartonnée dans les mains que Julian grimpa dans sa voiture. La perspective de se rendre au centre commercial ne l'enchanta soudainement pas. La présence de ces groupies amatrices de chaussures à talons trop hauts et de ces commères, mères au foyer, le dérangeait au plus haut point. Mais Julian était déterminé à ramener les résultats du sondage préparé par Philipp. Il se gara et s'introduisit dans le bâtiment. Ses souvenirs n'étaient pas très bons et le jeune homme erra un peu avant de voir une devanture tout à fait singulière. On y lisait très clairement « Assassin's Creed III, la sortie de l'année ». Sans hésiter, Julian se dépêcha d'atteindre la boutique. Il dégaina aussitôt ses questionnaires et interrogea le premier garçon sorti. Cheveux en batailles, cernes légères sous les yeux, allure défaite, le jeune homme semblait être le préjugé même du geek. Malgré tout plus social que prévu, il répondit volontiers aux quelques questions de Julian. Le test réalisé sous l'anonymat se terminait en quinze questions sur sa possible addiction à l'écran. Sitôt le papier complété, le King remercia l'interviewé et attendit un peu. Quelques secondes après, un gosse d'à peine quinze ans quitta le magasin à son tour. Excité par la jaquette du jeu qu'il tenait entre les mains, il renvoya balader Julian en le snobant presque.
Au bout d'une demie-heure, il avait rempli neuf questionnaires et s'en voyait ravi. D'ordinaire, les passants préféraient ignorer ce genre d'interruption et poursuivre leur chemin. Mais ces adolescents ivres d'essayer enfin le nouveau jeu, tout sourire aux lèvres, étaient plutôt réceptifs. Tant mieux ! Il n'aurait pas à attendre trop longtemps pour revenir à la faculté. Il avait du travail, lui aussi ! Son rictus presque commercial collé au visage, Julian reçut une jeune fille qui répondit très brièvement à ses questions. Elle s'échappa à la fin de la dernière question sans demander son reste. Le King eut un air surpris et décontenancé, qui fut aussitôt remarqué par un garçon immense. Son costard et ses chaussures luisantes contrastaient avec sa présence dans un tel lieu. Pour autant, le jeune homme n'était pas du tout dérangé par ce paradoxe. Il vint d'ailleurs interroger Julian sur le test qu'il faisait passer. Ce à quoi le brun lui répondit qu'il avait une thèse en psychologie comportementale à finir et que le protocole obligeait un sondage. L'air intéressé, le géant avoua qu'il faisait un doctorat d'économie et qu'il devrait avoir recours à cette méthode également, dans les mois à venir. Il discuta sans gêne avec Julian de sa passion pour le RPG et voyant que le King ne comprenait rien à ses dires, il l'invita à voir directement dans la boutique. L'économiste parlait des premiers jeux, initiateurs, qui avaient bercé son enfance, avant de le diriger vers un écran plat aux dimensions rêvées. Relié à une manette maniée par un gosse, on y voyait un personnage tout en 3D se mouvoir et attaquer des ennemis. Julian trouva l'illusion parfaite, la technique était sans défaut. Il resta un instant ébahi avant d'être tiré à nouveau par le type immense. Il lui présenta le jeu à l'écran, le nouveau Assassin's Creed. Il bavarda de son envie de se le procurer, mais également de la quantité de travail à fournir pour obtenir sa dernière année d'économie. Bref, Julian n'en avait trop que faire. Regardant les dizaines de jaquettes qui s'alignaient devant lui, il fut surpris lorsqu'une main vint déplacer un jeu. Julian se recula pour ne pas gêner et découvrit le bras, le torse, le visage reliés à cette main.

-Mike ? Demanda-t-il.

Le visage se tourna vers lui et Julian eut la confirmation de son hypothèse. C'était bien Mike Huntington, le frère aîné de Lou, sa meilleure amie.
Le garçon immense, se rendant soudainement compte de... on-ne-saura-jamais-quoi, avança qu'il devait partir. Il souhaita du courage à Julian avant de disparaître. Le King n'avait rien répondu, même pas réagi. Dans sa tête, il ne se posait qu'une question : que devait-il faire ?

Spoiler:

Mike était retourné à ses cartons de jeux vidéos à ranger. Quitte à occuper son temps, autant se décharger en travail. Assassin's Creed, Call of Duty, il se consola maigrement en repensant aux prix qui lui étaient offerts grâce à son travail à la boutique. Il se promit que dès qu'il les aurait achetés, il y jouerait avec quelques potes, les finissant en deux temps trois mouvements, comme à leur habitude. Pourquoi pas Aaron Hamilton tiens, ça faisait longtemps qu'ils ne s'étaient pas fait une petite partie ensembles. Mais tout ceci attendrait sûrement un peu, parce qu'en ce moment ce n'était pas ça qui lui prenait la tête. Mike posa une boite, prochainement la sienne, dans un bac quand il entendit distinctement qu'on l'appelait. Il se retourna et croisa le regard de...

« Julian. »

Voir le King dans le coin l'étonnait. Aux dernières nouvelles, Julian n'était plus très jeux vidéos ces temps-ci. D'ailleurs, dans les souvenirs de Mike, il ne l'avait jamais beaucoup été ; il y avait un réel fossé entre l'attention du Huntington pour les jeux vidéos et celle du King pour ses études. Non pas que Julian était nul une manette entre les mains (mais presque) mais Mike était quand même plus doué que lui. Et Julian, lui, était plus fort que Mike dans ses études ; combien de fois Mike aurait aimé être toujours pote avec lui pour qu'il l'aide dans son devoir de philosophie ? Ça ne se comptait plus sur les doigts d'une main en tout cas !

« Tu viens acheter un jeu ? »

Mike continuait de faire son travail ; à la manière dont il rangeait les jeux dans le bac qui séparait les deux hommes, on aurait pu penser qu'il les présentait à Julian - ce qui pouvait être un moyen de vendre, en effet. Il remarqua la pochette cartonnée que son ancien poto tenait à la main. Un devoir, peut-être ? Il ne posa pas la question oralement, déjà parce que ça l'importait peu, ensuite parce qu'il avait vu du coin de l'oeil son patron sortir de la réserve. Mieux valait se montrer comme un bon employé attentionné plutôt qu'un curieux, si Mike voulait toujours espérer avoir cette augmentation.

C'était presque étrange comme Mike fut surpris de la présence de Julian. En même temps, le King n'était pas un de ces adeptes de jeux vidéo, et il était vrai que le voir traîner dans une telle boutique pouvait s'avérer suspect. Si les adolescents avaient presque tous eu un penchant pour la console, Julian s'était bien gardé de poser ne serait-ce qu'un doigt sur une des manettes. Tirer à vue sur des inconnus, voire des innocents, même des policiers, non merci. Ce n'était pas sa tasse de thé. Il préférait encore les jeux typiquement féminins où l'on reproduisait à en suer une chorégraphie. En plus d'éviter l'addiction, cela lui permettait de se défouler un peu physiquement. Enfin, évidemment, toutes ces précisions étaient à mettre au passé. Depuis qu'il avait commencé ses études, Julian n'avait pas beaucoup fixé d'écran. L'ordinateur de la bibliothèque universitaire, ou de sa sœur, rapidement, lorsqu'il fallait mettre en page ses recueils. Mais même ses prises de note, ses rédactions, Julian préférait les réaliser à la main. Il n'avait jamais compris pourquoi il n'était pas fanatique de la technologie. Mais il ne s'était jamais étalé sur la question non plus.
Le jeune Huntington, passé l'étonnement de cette rencontre improbable, se remit à ranger les jaquettes de jeux vidéo. Julian incapable de regarder trop fixement Mike pour des raisons encore floues, jeta un coup d'oeil aux couvertures diverses des jeux. Finalement, le King confirma ses premières impressions : les jeux de guerre n'étaient vraiment pas faits pour lui. Rien qu'au graphisme trop réaliste, le jeune homme se sentait mal à l'aise. Il ne comprenait pas la folie qu'il prenait aux parents d'acheter de tels amusements à leurs mômes. On voyait de plus en plus tôt les gamins plantés devant ce genre de divertissements, s'acharnant tout sourire à détruire, tuer, annihiler, voler... Vraiment, Julian se demandait où allait le monde. Bientôt l'on verrait les enfants une bière et le nunchuk dans l'autre, prêts à exploser des crânes.
Mike prit la parole, ce qui eut pour conséquence d'interrompre les pensées de Julian. Tant mieux, imaginer un futur si déplaisant n'était pas agréable du tout. C'en était désespérant de voir ce que le laxisme de certains parents provoquait chez leurs enfants innocents. Le jeune Huntington demanda au King s'il venait acquérir un jeu vidéo. Julian ouvrit une seconde des yeux immenses, prenant le temps d'analyser cette question si étrange. Mike pensait-il réellement que le meilleur ami de sa sœur puisse être un fanatique de playstation ?
Sans la moindre hésitation, Julian avança sa chemise cartonnée et son questionnaire. Se rendant compte alors que ce simple geste n'apportait aucune réponse à son ancien ami, il décida d’agrémenter celui-ci de quelques précisions orales.

-Non, je dois... faire passer un questionnaire pour la thèse d'un de mes amis.

En réalité, Julian ne savait même pas si c'était vraiment légal de squatter comme il le faisait la boutique. Peut-être le patron, ou même Mike, pouvaient-ils le mettre dehors sans un seul état d'âme. Mais Julian avait juré à Philipp de revenir avec le sondage effectué, et il n'était pas du genre à faire des promesses en l'air.
Alors que devait-il faire ? Poursuivre un semblant de conversation avec Mike, en dépit de sa gêne et de son absence d'inspiration, ou continuer d'interroger les clients du magasin ?

Ça aurait étonné Mike que Julian vienne vraiment acheter un jeu vidéo. En tant que meilleur ami de Lou, le King avait passé du temps dans la maison des Huntington, quand ils étaient plus jeunes, ce qui l'avait amené à sympathiser avec le grand frère. Et combien de fois ce dernier avait-il été scandalisé de s'entendre refuser une partie de Playstation ? Sûrement trop pour le dire ; il avait même abandonné sa mission "familiariser Julian aux jeux vidéos". Si celui-ci voulait rester avec les filles, qu'il reste avec les filles ! C'était d'ailleurs ce que Julian avait plus ou moins fait ; depuis que Mike lui avait bien fait comprendre que cette relation de pote solidaire et présent pour les coups durs le faisait plus chier qu'autre chose, Julian avait abandonné et s'était tourné vers Lou exclusivement.
En voyant la fiche de questions qui lui était tendue, Mike posa au sol son carton et s'empara de la pochette, la parcourant du regard. Une thèse sur les jeux vidéos ? Bizarre. Mais après tout, peut-être que lui aussi pouvait y répondre. Il n'était pas un fana des jeux vidéos depuis tout petit pour rien !

« Ah. »

La moyenne d'heures passées à jouer par semaines, puis par jours, le type de jeux vidéos préférés, le lieu d'achat... Tant de questions dont Mike ne voyait pas bien l'utilité, mais après tout pourquoi n'y répondrait-il pas ?

« T'as un stylo ? Je sais pas trop à quoi ça va te servir mais bon. »

Aussitôt, Julian dégaina un crayon. Mike le prit, répondit à la première question un peu au pif - ce genre de questions, ça n'avait jamais été trop son truc - tout en gardant le King en vue du coin de l'oeil. Ils n'étaient plus potes ; d'ailleurs leur dernière vraie discussion commençait à très sérieusement dater, mais ça ne l'empêchait pas de rendre service. Lorsqu'il eut fini la fiche et sa petite dizaine de questions, il la rendit accompagnée du bic au jeune homme et reprit son rangement des boites de jeux. Le patron l'observait, comme toujours, mais surtout depuis qu'il avait remarqué ce client avec qui Mike semblait discuter. Par manque de confiance, le boss gardait souvent un œil sur ses faits et gestes, de même lorsqu'il conseillait un client, pensant qu'il ferait une gaffe. Ce qui arrivait plutôt rarement puisque Mike s'y connaissait sûrement plus que son chef en matière de jeux vidéos.

« Alors, Julian. Toi aussi tu étudies les jeux vidéos en cours, ou tu es resté philosophique ? »

Mike, qui n'avait jamais rien compris aux cours de philosophie du lycée, avait gardé un souvenir de Julian qui se passionnait pour cette matière. Et même éloignés que les deux hommes étaient devenus, ça ne lui avait pas échappé. Après tout, Julian était le meilleur ami de sa sœur, avec qui les confidences allaient bon train. Combien de fois avait-il entendu que cet après-midi, soirée, journée passée avec le King avait été superbe ? Combien de fois s'était-il fait sermonné par sa propre petite sœur pour avoir envoyé balader Julian alors qu'il faisait son philosophique au sujet de la mort de son père ? Et puis, depuis deux ans, ces discussions avaient changées. Ce n'était plus d'amusement et de vents de la part de l'ainé des Huntington dont il était question, mais de l'absence d'un ami. Parce que sa mère était décédée, Julian pensait pouvoir couper les ponts avec tous ses proches. Avec Lou, notamment. Et ça non plus ça n'avait pas échappé à Mike. Qu'il arrête de venir lui parler de deuil et d'autres réflexions poussées sur la mort d'une personne, c'était bien, c'était mieux, pour tout le monde. Qu'il arrête de rendre visite à Lou, de passer du temps avec elle, d'être un ami comme il l'avait toujours été depuis que les deux jeunes gens se connaissaient, ça l'était moins.

Pourquoi se mettre subitement à parler à une personne que l'on ne comptait plus dans son entourage depuis longtemps ? Bonne question. Mike, en tout cas, n'en savait rien. Peut-être parce qu'ils étaient sur son lieu de travail et que, dans ces moments là, le client est roi. Or, c'était précisément Julian qui avait lancé la discussion en l'interpellant. Obligé de répondre, il n'allait pas lui mettre un vent. Et ce n'était pas comme si l'époque où Mike en voulait à quiconque se préoccupant de lui était encore d'actualité. De plus, s'il faisait mine de s'entendre à nouveau avec Julian, ça ravirait sûrement Lou, qui ne s'était pas gênée pour faire remarquer que leur coup de gueule était des plus débiles. Débile, certes mais pas assez pour que Mike reprenne cette amitié là où ils l'avaient laissé. Il était sûr de lui, il n'avait pas besoin de Julian. Mais aujourd'hui, des années plus tard, il acceptait de se lancer dans une discussion, se fichant bien des conséquences ; un ton moqueur sur le bout des lèvres lorsqu'il avait abordé la question des études. Comme il s'y attendait, Julian ne s'intéressait toujours pas aux jeux vidéos. Il n'avait décidément pas changé. Lui, c'était les actions compulsives.

« C'est ce qu'on appelle être foodophile, nan ? La fille qui peut pas s'empêcher de manger. »

C'est ce qu'il avait cru comprendre, en tout cas. Fast-food, foodophile, accro aux fast-food, pourquoi pas hein. Quant au fumeur, il ne lui semblait pas qu'il y ait de mot pour le décrire. Fumeur addictif, voilà tout. Mike se sentit soudainement visé et ne put s'empêcher de lever un œil soupçonneux vers Julian. Il se foutait de lui, là ? Il y avait bien une centaine d'actions compulsives et il fallait qu'il choisisse celle-là. Comme si le fait d'être sur son lieu de travail et qui plus est, dans une maison habitée par des non-fumeurs ne suffisait pas. Un regard vers sa montre suffit à impatienter Mike. Il n'aurait sa pause que dans une heure, d'ici là ça laissait largement le temps à Julian de poursuivre ce qu'il avait commencé. Le Huntington préféra se détourner un moment, faisant mine de devoir ranger quelque chose de particulièrement compliqué. Impossible de se faire remplacer, il allait devoir affronter Julian.

Ils ne s'étaient pas parlés depuis des lustres et engageaient soudainement une discussion en plein milieu d'un magasin. Ce qui pouvait paraître bizarre pour certains ne semblait pas déranger Julian et Mike. Tout ce qui avait paru suspect à Mike, c'était le fait que le garçon lui parle de maladies compulsives, dont un exemple bien particulier. Mais Julian n'avait pas dû le faire exprès, pensant simplement répondre à la question du Huntington et c'était Mike qui devenait paranoïaque. Par soucis de sécurité, il lui avait donc tourné le dos, mimant un rangement de boites de jeux le temps d'oublier ce mal-entendu. Il se faisait des films ; c'était stupide. Julian essayait juste d'être sympathique, tout comme Mike s'efforçait de l'être avec lui. Un bon échange entre deux anciens amis, rien de plus rien de moins. Mike se tourna vers son interlocuteur qui prenait des nouvelles de son job à la boutique de jeux vidéos. Il ne lui demandait pas si ça lui plaisait toujours, non, il l'affirmait d'office. Eh bien Julian avait tord.

« En fait non. Dans le genre patron, on peut trouver mieux. »

Il lança un regard rapide à l'homme en costard qui s'était désintéressé de lui pour régler quelques affaires administratives. Depuis le temps qu'il était là, ce bonhomme devait se plaire. Mike en tout cas ne voulait pas rester toute sa vie vendeur de jeux vidéos, merci bien.

« C'est juste un job temporaire, le temps de trouver autre chose. »

Il s'adossa à un bac et croisa les bras. Il ne voyait pas trop ce qu'il y avait à dire maintenant, déjà qu'à la base les longues discussions animées ce n'était pas son truc, mais avec Julian King ça l'était encore moins. Il songea cependant à Lou et imagina sa réaction s'il lui disait qu'il avait parlé avec son ami. Elle serait certainement surprise, peut-être curieuse aussi. Autant avoir quelque chose à lui dire s'il fallait lui rapporter leur dialogue.

« T'as vu Lou récemment ? J'crois qu'elle est pas mal captivée par ses cours, non ? »

demanda-t-il l'air de rien, en faisant mine de s'intéresser à ses ongles. (a) Ou alors c'était Lou qui avait convaincu Julian qu'il pouvait converser avec les voisins sans que cela ne parut bizarre ; elle qui était l'une des rares personnes à pouvoir tenir toute une discussion avec lui, elle pouvait aussi insinuer que Mike, ou quelqu'un d'autre, ne le repousserait pas s'il essayait de sympathiser.

Parler de Lou et plus particulièrement de ses cours n'était pas un hasard. Par cette question, aussi innocente pouvait-elle avoir l'air, Mike était en train de tester Julian. Il savait que pendant un moment les deux amis s'étaient éloignés, mais n'avait plus eu de nouvelles depuis et voulait simplement s'informer de la situation. Pas de la manière la plus subtile qui soit, certes. S'il avait interrogé Lou, elle aurait dit une part de la vérité, omis le reste et excusé Julian pour ses écarts de conduite. Alors Mike allait demander à ce dernier. Même lui, qui n'était pas souvent à la maison, avait pu constater que Lou faisait des efforts dans ses études, sans pour autant perdre contact avec ses proches. Elle savait conjuguer les deux sans que cela ne pose de problème, ce qui n'était pas le cas de tout le monde...

Julian répondit négativement. Ils avaient donc eu quelques malentendus, certes réglés aujourd'hui, mais n'avait pas assez discuté pour se mettre au courant de leurs nouvelles respectives. Les études n'étaient peut-être pas un sujet captivant, Mike connaissait Julian comme un garçon soucieux du bien-être de ses proches, assez attiré par le travail scolaire pour en parler avec n'importe qui. Visiblement le Huntington se trompait, ou du moins n'était pas à jour. Il savait que la mort d'Alicia King avait fait passer le fils de cette dernière par de dures épreuves, qu'on avait dû le forcer à sortir de son abattement et que aujourd'hui encore rien n'était terminé. Mais de là à ce qu'il se contente de régler ses soucis sans rien demander de plus, et qu'il s'excuse ensuite pour ce qu'il infligeait à ses proches, ça, Mike ne s'en était pas douté. Sa première réaction fut de penser qu'il s'était vraiment passé quelque chose entre les deux amis, quelque chose qui aurait attristé sa soeur et forcé Julian à venir s'excuser auprès de lui. Mais quoi ? Le Huntington se redressa et scruta le visage de Julian. Il avait baissé les yeux. Il se sentait donc coupable.

« Comment ça "tout ce qu'elle doit enduré" ? Qu'est-ce qui s'est passé ? »

Il aurait bien sauté sur Julian pour lui faire avouer, mais l'endroit n'était pas vraiment propice à ce genre de gestes.

Julian essaya de calmer Mike, de revenir sur ses mots trop précipités. Alors que le Huntington était en train de s'imaginer que la situation des deux amis, déjà bancale depuis quelques années, avait fini par vraiment dérapée, Julian tenta d'expliquer qu'il regrettait simplement de ne pouvoir être plus réactif. Que Lou avait fait des efforts pour lui, mais qu'il ne lui avait rien donné en retour. Mike soupira. C'était à la fois un soupir de soulagement – il ne s'était rien passé de grave – et d'agacement. La situation avait avancé d'un petit pas ; maintenant Julian s'excusait. Mais il n'était pas plus enclin qu'avant à voir le bon côté des choses, ça, ça n'avait pas changé. Et s'il tenait à s'excuser, c'est qu'il avait vu la tristesse de Lou le concernant, c'était déjà ça.
Mike baissa les yeux vers ses mains. Il avait serré ses doigts si fort contre sa paume que lorsqu'il les déplia, de petites marques apparurent pendant quelques secondes sur sa paume avant de disparaître. Un peu comme le dieu Neptune, il avait aussitôt réagi et était même prêt à se battre pour sa soeur ; comme un tartare défendrait son roi. Si ça ce n'était pas de l'amour. Il se dit cependant que s'il voulait réjouir Lou, il ne faudrait pas inclure une bagarre avec son meilleur ami dans le récit, ni rentrer avec des joues de hamster parce qu'il aurait filé et reçu quelques coups de poing.

« Et pourquoi ça n'irait pas ? »

L'étudiant en psychologie était soudainement passé de Lou à Mike, s'égayant du fait que tout aille bien pour lui. Il se préoccupait de ça, c'était gentil de sa part, mais pas nécessaire. Déjà parce qu'il n'avait aucune raison de s'en faire pour Mike, ensuite parce que celui-ci n'aimait pas qu'on s'inquiète pour lui, comme s'il n'était pas assez grand pour se charger de lui-même tout seul. Ca lui rappellait le début du froid entre lui et Julian, à la mort de son père, lorsque le King le conseillait, faisait son philosophique pour le faire relativiser. Il avait détesté ce comportement qu'avait eu le garçon et n'était pas sûr de vouloir le revoir aujourd'hui, alors que ce n'était pas lui qui avait besoin de relativiser.

« Qu'est-ce que tu racontes, Julian ? »

Il n'était pas sûr d'avoir tout suivi. D'un côté, Lou, qui certes désespérait devant le changement radical de son ami mais ne l'aimait pas moins pour autant. Et de l'autre, Julian, qui disait à peu près la même chose avec en bonus qu'il devait absolument s'éloigner d'elle. Mike ne comprenait plus la logique de cette histoire. Julian ne pouvait pas remettre la situation comme avant ? Ca non, c'était sûr ; comme tout le monde il ne le pouvait pas. Rien ne ferait revenir Alicia King, ni même Oliver Huntington, Mike s'était fait à cette idée depuis le temps. Mais que Julian projette de s'écarter de Lou, sous prétexte qu'il l'aimait, ça il ne comprenait pas. Lui aussi avait remarqué la métamorphose du garçon, et sans même le vouloir, et il ne pouvait le nier : Julian avait vraiment changé, oui. Mais de là à en avoir peur pour ses proches ? N'était-ce pas en faire trop ? Mike aussi avait peur pour sa soeur, certes pour des raisons différentes de celles du King, mais il ne se permettrait jamais de la laisser tomber.

« Tu vas pas la laisser en plan ? »

Mike avait relevé la tête et scrutait le visage de Julian. Il connaissait Lou depuis qu'ils avaient appris à marcher, ils avaient tout partagé, en avaient vu de toutes les couleurs, ensemble. L'un après l'autre, ils s'étaient soutenus dans toutes les épreuves qu'ils avaient du affronter, dont celle, énorme, de la perte d'un parent. Et pour ce que Mike en savait, jamais Lou n'avait parlé de s'éloigner de quique ce soit. Et si ça avait été le cas, il était sûr à 200% que Julian ne le lui aurait jamais permis. Alors pourquoi pensait-il que lui en avait le droit ? Mike devinait déjà la suite : il devrait prendre soin de Lou, comme il l'avait toujours fait depuis toujours, ou du moins avait-il essayer. Et il le ferait, avec ou sans Julian il continuerait de veiller sur sa soeur, de lui tirer les vers du nez quand il voyait que quelqu'un chose n'allait pas aussi bien qu'elle le prétendait. Si c'était ce que Julian voulait, alors il respecterait son choix et ne protesterait pas. Julian n'était plus qu'un ami d'enfance désormais, plus particulièrement celui de Lou. Mike n'avait pas à s'immiscer dans leurs histoires, tout ça ne le regardait pas. Lui il était là pour Lou, seulement pour ça.

Mike ne semblait prendre à sa juste mesure les changements en Julian. Pouvait-il simplement se poser quelques questions ou bien était-ce trop difficile ? Qu'est-ce qui avait poussé le King à avoir peur pour ses proches ? A les savoir plus en sécurité loin de lui ? C'était pourtant mathématique, totalement logique. Julian n'osait croire qu'aucune cellule en Mike ne se sentait menacée par sa présence. Parce que c'était ainsi : il était le prédateur, et tous ces braves gens des potentielles proies. Sans le savoir, sans le vouloir, Julian avait enfilé une peau de mouton sur son pelage de nuit. Loup aux crocs acérés face à brebis égarée.
Et c'était pour éviter ce genre de risques qu'il préférait tout simplement éloigner les proies, ne plus être tenté, ni dangereux. S'isoler, se laisser crever de faim. Manger de la viande renne séchée.
Julian ne répondit rien lorsque le jeune homme tenta de le faire répéter. Il n'avait rien d'autre à dire, tout était suffisamment clair pour lui, et si Mike ne pouvait accepter la perspective, alors telle était le cas.
Un sourire légèrement forcé en guise de réponse, il attendait en silence, sa mâchoire contractée à lui faire mal. Il ne ressentait pas le besoin de s'expliquer davantage, il trouvait même en avoir trop dit. Autant il souhaitait que ses amis proches comprennent et le laisse mener sa barque comme il l'entendait, autant il savait qu'un mot de trop et sa vie basculait plus encore.

-Sans Lou, je ne suis rien, lâcha-t-il pour unique réponse à l'inquiétude de Mike.

Et c'était exactement pour cette raison qu'il ne pouvait mettre sa vie en danger. S'il devait la perdre, elle aussi, comment survivrait-il ? Mais d'ailleurs, en avait-il seulement le droit ? Peut-on espérer une vie lorsqu'on chasse la brebis égarée, les griffes prêtes à déchirer la chair ? Doit-on envisager des années d'une existence sous l'apparence d'un mouton innocent alors qu'on se connaît féroce ?
Finalement, Julian retombait dans ses travers : doutes, questions, absence de réponses concrètes. Il détestait ça, mais sa nouvelle vie l'obligeait à toujours préparer toutes les éventualités. Et une fois encore, il y avait trop d'alternatives, d'arguments contradictoires, de détails penchaient tantôt la balance d'un côté, tantôt de l'autre.

-Je ne veux pas que tu lui dises tout ça, invoqua soudainement Julian, s'il te plaît Mike.

Le King ne voulait pas que Lou soit mise au courant de cette conversation. Pour autant, il était presque sûr que cela ne servait à rien, et que Mike irait lui raconter exactement ce qu'il s'était passé. Alors, jugeant bon de ruser un peu, et pour le toucher un peu plus, Julian titilla son rôle de grand frère qu'il s'efforçait de remplir à la perfection.

-Si tu veux la protéger, ne lui dis rien, s'il te plaît.

C'était réellement mieux ainsi. Après tout, Lou gardait comme idée qu'ils n'allaient pas se séparer, et qu'elle avait réussi à convaincre Julian de ne pas s'éloigner. Et là, le jeune homme revenait sur sa décision, sans en convenir avec elle.

hrp: désolée, ce post est minable. --'

Mike ne dirait rien à Lou. Puisqu'avec elle, mentir était plus difficile qu'omettre, il ne ferait qu'omettre toute cette discussion. Il ne raconterait pas qu'il avait croisé Julian à la boutique, qu'ils avaient vaguement discuté, que Julian lui avait fait remplir un questionnaire et était ensuite reparti, comme si de rien n'était. Il ne dirait rien, même pas ça. Lou découvrirait le pot aux roses tôt ou tard, ça, Mike en était sûr. Et peut-être penserait-elle qu'il lui avait menti, l'avait trahi. Elle serait triste, pensant que son meilleur ami et son frère l'avaient lâchée en même temps. Mais elle reviendrait, parce que Mike était son frère et qu'elle ne pouvait faire autrement que revenir. Et il lui expliquerait qu'il avait fait ça pour elle. Qu'elle pouvait penser ce qu'elle voulait, se faire autant de films qu'elle le souhaitait, il avait fait ça pour elle. S'il ne lui avait rien dit, ce n'était pas pour Julian, pas parce que celui-ci le lui avait demandé, mais pour Lou. Si elle savait que son ami comptait s'éloigner d'elle, elle ferait tout pour l'en empêcher. Mike ne comprenait pas pourquoi Julian entretenait de tels projets, mais ce n'était pas à lui de comprendre. Seulement à Lou.

« Je ne dirais rien. »

Il avait promis. Peut-être pourrait-il convaincre Julian de ne pas faire ça, mais il ne pourrait pas batailler indéfiniment. Mike aussi avait voulu s'éloigner de tout à la mort de son père, et ça lui avait pris du temps pour ne serait-ce que mettre de côté ces idées. C'était aujourd'hui au tour de Julian, ça mettrait le temps que ça mettrait, mais il n'avait aucune excuse.

« Mais Lou aussi t'aime, et ce n'est pas en t'éloignant que tu la protégeras. Tu la connais, elle va vouloir te revoir et elle fera tout pour ça. »

C'était une amitié meurtrière, un amour impossible, incompatible. Les deux êtres s'aimaient, s'adoraient, se connaissaient depuis si longtemps qu'ils faisaient la paire. Mais quelque chose les empêchait de vivre comme ils le souhaitaient, et si l'on en croyait les propos de Julian se battre pour cette vie, contre cette chose turait plus qu'elle ne satisfairait. Et Mike était entre les deux, reconnaissant de la compagnie que le King avait porté à sa soeur tout au long de ces années, mais soucieux de l'avenir de cette dernière. Julian disait être dangereux ? Ces mots lui donnaient un aspect de fou plus qu'autre chose. Même Mike ne pouvait croire un mensonge pareil, Lou encore moins.