Le temps avait filé à une vitesse vertigineuse depuis que Julian et Lucy étaient rentrés d'Atlantic City. Peu à peu, ils avaient officialisé les choses: ils s'étaient vus de plus en plus souvent, ils avaient parlé de leur relation à leurs proches et ils avaient même franchi l'ultime étape: l'annoncer sur Facebook. Ils étaient donc ensemble. Ensemble. Ce mot faisait un drôle d'écho aux oreilles de Lucy, habituée depuis longtemps à évoluer seule. Au départ, cela l'avait angoissée: elle n'était pas certaine de parvenir à tout gérer, elle avait peur que cette relation naissante soit un frein à ce qu'elle avait choisi de mettre en place en emménageant à Magnolia Crescent. Mais le plaisir procuré par sa romance avec Julian était bien trop délicieux pour qu'elle soit capable d'y mettre un terme. Et puis les choses s'étaient faites si naturellement depuis leur escapade qu'au fur et à mesure ses doutes s'évanouissaient.
Ce jour là, Lucy avait proposé à Julian de venir chez les Wainwright y passer l'après midi. Margareth et Satine étaient en déplacement dans le Texas pour un concert, Ginerva avait piano jusque 19h, Balthazar était sans cesse fourré chez Alistair après les cours et Marcus rentrait toujours extrèmement tard le mardi. Elle avait la maison de libre et s'était dit qu'elle pouvait y inviter Julian, pour une fois. Habituellement ils se voyaient à l'extérieur, mais le temps était détestable et la flemmarde qu'elle pouvait parfois être n'avait pas envie de se rendre en ville.
Lucy était allongée en travers de son lit et fixait un point imaginaire au plafond, en attendant l'arrivée de son petit ami. La sonnette ne fut pas longue à retentir et la brune ne fut pas longue à sauter sur ses pieds. Les escaliers furent bien vite descendus et c'est un peu essouflée qu'elle ouvrit la porte d'entrée.

Salut ! lança-t-elle tout en s'écartant pour le laisser entrer. Tu as fini par sortir le nez de tes bouquins ?

Lucy savait à quel point la rédaction de son mémoire stressait Julian. Il n'était même pas rare qu'il décale l'un de leurs rendez vous car il n'avait pas fini de travailler. Elle se permettait de le taquiner à ce sujet tout en sachant que dans quelques mois, ce serait à son tour de retourner sur les bancs de la fac. Une idée à laquelle elle avait encore du mal à se faire et pourtant, elle avait vraiment hâte !

Ossip Mandelstam a écrit : ❝ L'amour et la peur ne connaissent pas d'issues. ❞

Avoir une petite amie était un concept assez surprenant pour Julian. Il ne lui était pas inconnu, puisqu'il avait eu le privilège d'avoir quelques relations plutôt sérieuses avant le décès de sa mère, mais depuis... C'était le néant. Et à vrai dire, jusqu'alors et pendant ces trois années stériles, il n'en avait réellement eu envie. L'idée de s'enticher d'une demoiselle lui semblait déjà inenvisageable, et voir ces sentiments retournés encore moins. Mais pourtant, c'était arrivé. Et Lucy Roberts avait la chance -ou au contraire l'infortune?-, d'être celle qui occupait le cœur du King.
Leur relation avait été quelque peu originale, puisqu'après un échec retentissant lors de leur premier rendez-vous, les deux amants s'étaient retrouvés en bord de plage à savourer un instant intime, leurs deux cœurs à nus et ce bien plus qu'eux. Depuis, ils s'étaient souvent vus, avaient peu à peu accepté le regard du voisinage sur leur couple qui inspirait, apparemment, les commérages, et avaient fini par officialiser le tout sur le réseau social préféré au monde. Cependant, si Lucy semblait réellement amourachée du brun, Julian, lui, n'était pas moins sûr que c'était vraiment le cas. Il avait davantage l'impression d'avoir besoin de Lucy pour s'extirper des méandres et profondeurs de son âme, avait même un temps innocemment pensé qu'elle ne risquait rien à partager un peu de sa vie. Mais la réalité l'avait fauché en plein envol, et Il était revenu pourchasser son bonheur. Le King l'avait senti se trémousser gaiement, prêt à refaire surface, et la crainte l'avait submergé. Durant ces années d'errance, Julian s'était efforcé de n'avoir que le minimum à protéger, et c'était justement quand son cœur battait pour une autre que la noirceur que celle-ci s'agitait. Lorsqu'il avait compris que la Chose allait revenir, Julian avait immédiatement pensé à Lucy. Et lorsque Adrian l'avait emmené loin, il avait compris.
Il aimait Lucy. Il aurait bien du mal à le lui dire, mais il l'aimait. Et son amour n'avait d'égal que sa peur de la mettre en danger. Peut-être ne l'entendrait-elle pas de cette oreille, comme Lou, trop têtues, mais l'Autre ne décidait pas de quand Il venait glisser son corps de reptile parmi la foule. Alors mieux valait prévenir que guérir, et puis, le brun ne se pardonnerait jamais s'il devait arriver quelque chose à Lucy.
Ce jour-là, Julian était décidé à annoncer à Lucy qu'il avait trouvé un stage de deux mois pour l'été à Richmond. Certes, il prétextait que c'était pour le bien de ses études, mais le garçon était réellement rassuré de pouvoir mettre des kilomètres entre eux qu'il s'en fichait bien.
Elle lui ouvrit tout sourire, et il lui répondit avant de se glisser chez les Wainwright. Ils n'étaient jamais restés seuls ici, et il fallait avouer qu'il était un peu intimidé. Cependant, il ôta sa veste et s'approcha de la cuisine où Lucy s'était faufilée. Elle fit couler du café pendant qu'il cherchait à comment lui faire passer le message.

-Ouais, je commence à voir le bout, c'est bon signe ! Lâcha-t-il sans grand enthousiasme cependant. Et toi, t'as fini de faire ta Cendrillon ?

Déjà, préparer le terrain, répondre aux questions formulées à son encontre, paraître à l'aise et confiant. Il avait eu un sourire en coin assez représentatif de sa personne. Discrète mais maligne. Oui, Julian devait tout simplement tenter d'être comme d'habitude, en quelques mots.

Julian entra dans la maison, posa sa veste dans l'entrée puis la suivit dans la cuisine. Lucy se chargea de faire du café, sachant très bien le goût que le garçon avait pour cette boisson. Dans son dos, Julian se félicitait d'avoir bientôt fini son mémoire, et lui demandait si elle avait bientôt fini de faire sa Cendrillon. Lucy leva les yeux au ciel, tout en versant le café dans deux tasses. Certes elle n'était pas embauchée pour s'occuper de la maison de Wainwright, mais ils avaient la gentillesse de l'héberger et assister aux répétitions de Satine ne lui prenait pas tant de temps. Elle se sentait redevable et faisait tout son possible pour être utile à Margareth.

Et oui, j'ai presque retrouvé ma pantoufle de verre ! répondit elle pour poursuivre la métaphore. Je retourne à la fac le 5 juin pour le semestre d'été. La secrétaire m'a appelée ce matin.

Un sourire de joie et de fierté apparut sur son visage tandis qu'elle lui tendait sa tasse. Lucy avait attendu le moment de reprendre les cours depuis longtemps. Elle n'était décidément pas faite pour être femme au foyer et voulait plus que jamais devenir professeure. Elle fit signe à Julian de la suivre et se dirigea vers le salon.

Et toi, quoi de neuf ? lui demanda-t-elle.

Elle s'installa dans le canapé et leva les yeux vers lui, attendant sa réponse, bien loin d'imaginer ce qu'allait lui servir son copain. Elle ne remarquait même pas la confusion sur son visage. Ces derniers temps, aucune ombre n'était venue noircir le tableau de sa vie: tout se passait bien chez les Wainwright, Julian était adorable avec elle, ses plans pour reprendre ses études marchaient à merveille. Elle ne songeait pas un instant à ce qu'il lui annonce une mauvaise nouvelle.

Lucy était rayonnante. Comme toujours. Et Julian ne doutait absolument pas que c'était en partie pour cela qu'il l'avait choisie. Elle illuminait sa vie pourtant si sombre et tout devenait plus facile, plus évident. A se retrouver plongé dans le noir, on en perd ses repères.
Elle attendit que le café s'égoutte avant d'en servir une tasse à Julian. Il la remercia avant de porter le breuvage à ses lèvres et suivit la jeune fille jusqu'au salon. Ils s'installèrent dans le canapé, Julian rabattant une jambe pour faire face à Lucy. Elle venait de lui apprendre qu'elle comptait retourner à la fac pour le semestre d'été, et cette nouvelle le ravissait autant qu'elle. A vrai dire, il réalisait qu'elle serait bien occupée avec ses cours, et n'aurait diable le temps de se mourir de son absence. Du moins, c'était ce qu'il aimait croire.

-C'est vraiment cool que tu retournes à la fac ! Dit-il avant de boire une gorgée de café, je voyais bien que ça te manquait.

Le garçon soutint sa tête avec sa main, le coude directement posé sur le haut du canapé. Il s'était longtemps demandé comment formuler sa phrase, mais finalement s'était convaincu que la spontanéité serait son alliée. Il but une autre gorgée de café avant de lâcher :

-Oh, et tu sais quoi ? J'ai été accepté pour un stage à Richmond. Je commence début juillet et pour deux mois.

Julian s'était efforcé d'avoir l'air naturel, et sa figure lui avait rendu grâce. Il paraissait tout à fait décontracté, confiant et assuré. L'honnêteté même. En soi, il ne mentait pas. Du moment que Lucy ne venait pas s'inquiéter des raisons à cette soudaine motivation, Julian était en paix avec ses dires.

-C'est au St John of God Hospital Richmond. Je serai encadré par un chercheur très connu, bref : il me tarde.

Julian avait pensé qu'exprimer un peu plus son ravissement pourrait aider Lucy à accuser le coup. Deux mois, c'était long. Et avec ces kilomètres de distance, il leur serait difficile de se voir souvent. Vraiment, le King souhaitait que sa petite amie ne pose pas trop de question. Il préférait presque qu'elle acquiesce doucement, en silence, et ce même si la frustration et la douleur venaient à lui ronger l'âme. Mais en réalité, il était presque impossible que Lucy comprenne que les raisons qui avaient poussé Julian à chercher un stage étaient toutes autres. Sauf si elle remarquait ses doigts agités par la nervosité, qui pianotaient sur sa tasse. Car quiconque connaissait un tant soit peu Julian ne pouvait ignorer que le stress jouait avec ses phalanges. Et aujourd'hui ne faisait pas exception.

Julian vint prendre place à ses côtés sur le canapé, tourné vers elle, souriant. Il approuvait sa décision de reprendre les cours et semblait même enthousiaste à cette idée. Lucy accueillit ses paroles avec un sourire et porta la tasse à ses lèvres pour boire une gorgée de café. Julian reprit la parole: il lui annonça sur un ton guilleret qu'il partait en stage. A Richmond. Deux mois. Cette nouvelle pétrifia Lucy, la tasse resta en suspension. Elle déglutit, sentant la peur déferler à toute vitesse dans ses entrailles à la place du liquide, gagner chaque parcelle de son corps.

Ri-, sa voix s'étrangla, elle toussota. Richmond ?

Sa voix était hésitante, sa figure blème. Mentalement, elle tentait de visualiser la carte des Etats Unis afin de réussir à localiser Richmond. Malheureusement, elle avait toujours été mauvaise en géographie, et son programme de bac en France avait porté sur le Japon, pas les Etats Unis. Elle n'avait aucune idée de l'endroit où cela se trouvait. Richmond aurait très bien pu se trouver dans le New Jersey, à une trentaine de kilomètres d'ici, comme au Texas, à l'autre bout du pays.

C'est... c'est super ! Tu vas voir des trucs super intéressants... j'imagine.

Elle préféra se concentrer sur sa tasse, qu'elle reposa précautionneusement sur la table basse, plutôt qu'affronter le regard de Julian. Elle voulait se montrer contente pour lui et surtout, ne pas laisser transparaître sa déception et son angoisse. Déception car il la mettait devant le fait accompli: s'il avait été accepté, c'est qu'il avait fait une demande. S'il avait fait une demande, c'est qu'il avait ce projet depuis un moment. Il ne lui en avait pas dit un mot. Angoisse car s'il partait si loin (enfin, hypothétiquement loin) de Magnolia Crescent et s'il en était si heureux, c'était peut être parce qu'il ressentait le besoin de s'éloigner d'elle aussi. Une peur irraisonnée et irraisonnable l'avait gagnée: il voulait s'éloigner d'elle. Cette nouvelle lui porta un coup fatal. Elle repassa en vitesse les derniers mois qui venaient de s'écouler, tentant de se remémorer le moindre détail qui aurait pu prévenir cette annonce. Rien, rien ne lui avait semblé signifier une rupture - une pause ou peu importe ce que c'était -... jusqu'à aujourd'hui. Son regard se reporta sur Julian qui lui ne la lâchait pas des yeux, guettant sa réaction. Lucy réalisa qu'il ne l'avait pas embrassée en entrant tout à l'heure, et désormais ses doigts révélaient son anxiété. Il voulait la quitter, ou du moins mettre du temps et de l'espace entre eux, et ne savait pas comment faire.

Même un aveugle aurait pu voir la détresse de Lucy. Apparemment, l'annonce du stage de Julian avait du mal à passer. Le garçon fit la moue, en voyant la jeune fille répéter le nom de la ville en paniquant. Oui, Richmond. Et encore, il avait choisi une fille ni trop proche ni trop éloignée. Il aurait pu s'envoler de l'autre côté de l'Atlantique ; et retrouver l'Angleterre ou la France, mais non. Il n'avait pu se résoudre à quitter sa belle Liberté. Et pourtant, Lucy semblait désemparée. C'était étrange comme son orgueil grandit ; la fierté d'être important pour la brune rivalisant avec la crainte de lui être fatal. Leur couple était atypique, mais Julian n'avait guère de doutes, désormais. Ils s'aimaient, de la façon la plus pure et la plus malsaine qui soit.
Julian avait vu Lucy se décomposer, devenir livide devant lui, et pourtant faire l'effort de ne pas s'attarder sur ce sentiment qui devait la dévorer. Elle était adorable, et la voir si motivée à dissimuler ses tourments procura à Julian cette étrange envie de l'embrasser.
Il se redressa aussitôt, posa sa tasse encore pleine sur la table basse, et s'approcha de la jeune fille. Il avait ce sourire un peu déçu et amoureux qui lui seyait plutôt bien, et il enleva le café des mains de la demoiselle. Il réitéra son geste et les deux tasses furent réunies. Maintenant qu'il n'y avait aucun risque de brûlure, Julian pouvait s'en remettre à son intention primaire.
Le jeune homme glissa une de ses mains contre la joue de Lucy, jusqu'à croiser son oreille, et se camoufla dans ses cheveux. Son pouce vint caresser doucement sa tempe, et Julian plongea son regard de jungle dans la voûte clairement étoilée des iris de sa belle. Il désirait ardemment prendre ses lèvres, mais il avait d'abord à la rassurer. C'était comme si la vie d'un petit moineau tenait à sa seule volonté de faire les choses calmement et honnêtement.

-Hé, Lucy. Je ne pars pas au bout du monde. Richmond, c'est qu'à cinq heures en voiture. Je pourrais revenir souvent.

La question n'était pas s'il le pouvait, mais plutôt s'il le voulait. Car cet éloignement n'avait pour dessein que la protection de celles qui lui étaient chère, à savoir Joy, Lou et Lucy. Et revenir tous les quatre matins, se poster comme une fleur sur le perron de ses demoiselles, ce n'était pas raisonnable. Autant rester chez lui, à ce moment-là.
En guise de conclusion à ses mots doux, susurrés afin de rassurer sa petite-amie, Julian scella sa promesse dans un baiser. Rien de très appuyé, même plutôt furtif. Juste pour lui dire, sans parler, « je suis là ». Son souffle épousait celui de la jeune fille qui ne s'était guère débattue dans ses bras. Tendrement, il laissa tomber son front contre celui de la brune. Dans cette situation, Julian sentait qu'exprimer ses sentiments avec une clarté aveuglante pouvait faire la différence. Mais... ces trois mots étaient bien plus difficiles à dire qu'à penser.

Bien qu'elle ait tout fait pour dissimuler ses craintes, Julian ne tarda pas à deviner ses plus sombres pensées. Ses actes et non ses paroles avaient trahi Lucy. Il prit l'initiative de la rassurer. Sa main vint se poser contre sa joue et il rapprocha son visage, doucement. Tout aussi doucement, ses mots vinrent la réconforter à leur tour. Richmond, ce n'était donc pas si loin: qu'à 5 heures de voiture. Bon, Lucy fit la moue et fronça les sourcils, silencieuse. Ca fait quand même beaucoup, 5 heures de voiture ! Pour clore le tout, Julian vint déposer ses lèvres sur celles de Lucy. Déjà, c'était plus convaincant comme technique. La brune lui rendit son baiser. Lorsqu'il prit fin, bien trop tôt à son goût, Julian posa son front contre le sien. Lucy rouvrit les yeux et le regarda, la ride entre ses sourcils avait disparu. Elle était soulagée, certes, mais pas ravie de la nouvelle pour autant. Elle prit sa main dans la sienne et soupira.

T'aurais pu me prévenir avant, quand même.

Sans vouloir exagérer, Lucy ressentait quand même le besoin de lui faire un reproche. Pas celui de partir à 5 heures de route d'elle, non, c'était égoïste, mais au moins celui de ne pas l'avoir avertie de ses plans. Mais ce qui était fait était fait. Elle avait désormais la certitude qu'il ne partait pas dans le but de s'éloigner d'elle (enfin, c'est ce qu'elle pensait, pauvre petite). Par ailleurs, cela ne pouvait que lui être bénéfique: sans Julian et Ginny dans les parages pendant l'été, elle pourrait se consacrer entièrement à ses études !

En jouant aux sept différences, Julian ne put qu'apprécier ses efforts pour réconcilier la jeune fille. Ils s'étaient avérés payants. La ride du lion qui semblait s'imprimer entre ses sourcils avait disparu. Ses lèvres plissées par la déception avaient retrouvé de leur volume naturel. Tout dans le visage de Lucy semblait témoigner du calme qui venait de s'insinuer en elle. Tout, sauf son regard. Encore un peu terni par le noir du désappointement et de l'accusation qu'elle portait à Julian. Elle lui reprocha de ne lui en avoir parlé avant. Elle n'avait pas tort. Une attention comme celle-ci aurait pu mieux la préparer à passer son été seule, sans lui. Elle aurait reconsidéré ces quelques mois à venir, aurait pu se lancer dans divers projets personnels, aurait pu réserver ses week-ends afin de retrouver son tendre amant. Mais elle ne pouvait guère lui en tenir rigueur : il n'avait eu la confirmation de son stage que quelques jours auparavant. Et il n'avait envoyé sa demande que quelques nuits avant l'approbation. Le dossier de Julian était si bon, si assidu, si régulier, frôlant l'excellence, qu'il était difficile pour les professionnels de refuser un tel élève. Si certains doutaient des paroles moralisatrices de leurs parents, Julian n'avait jamais pu remettre en questions les demandes de son père. Daren avait souhaité de lui le meilleur, l'avait conditionné pour obtenir toujours le maximum, l'avait brusqué parfois ; mais grâce à cet homme dont le souvenir glacé n'était à pas à envier, Julian n'avait jamais été un tire-au-flanc. Maternelle, les mots s'alignaient dans sa tête alors qu'ils se désordonnaient dans celles de ses camarades. Primaire, additions et multiplications, français en seconde langue, tout était trop simple. Collège, la pression, l'oppression, n'avaient jamais eu raison de l'acharnement du King. Lycée, le latin un peu difficile à diriger ne suffisait pas à ternir la réussite de Julian. L'université l'avait accueilli comme le roi qu'il était, et il avait fait honneur à son nom, et à sa réputation. Même dans l'adversité, même assailli par ses démons et ses ténèbres, Julian n'avait jamais failli. Bien au contraire...
Seulement, le jeune homme ne pouvait rien dire, rien révéler à Lucy. Elle se serait doutée de la supercherie. Ce genre de stage ne se prévoyait jamais au dernier moment, et cela ne ressemblait guère à l'homme pour qui elle avait des sentiments. Alors, une fois de plus, ne se résolvant pas à mentir, Julian préféra ne pas surenchérir.

-Désolé, c'était... mieux comme ça.

Le King regretta ses mots, mais ils étaient prononcés sans amertume, et hormis le voile acide qui se glissa sur son visage, rien ne pouvait présager qu'il était inquiet. Il se rabattit sur sa tasse de café, qui avait légèrement tiédi, pour s'abreuver du liquide noir. Il se leva sans mal et jeta un regard sur quelques photographies qui ornaient un guéridon. Il ne toucha qu'avec les yeux, mais put apprécier la rousseur de Ginerva et Satine, et l'innocence de Balthazar. Il n'avait pas parlé avec la cadette depuis que sa mère était morte, et jamais, ça ne lui avait manqué. Il ne savait pas si c'était bon ou mauvais signe.

-Dis, tu aimes vivre ici ?

Julian reposa ses yeux de jungle sur Lucy, tout en sachant que sa question pouvait être interprétée. Ici, chez les Wainwright. Ici, à Magnolia Cresent. Ici, dans cette satanée Amérique. Ici, avec lui, aussi...

Désolé. Il se sentait désolé. De quoi au juste ? De la laisser toute seule deux mois ? De la prévenir au dernier moment ? Lucy se sentait un peu bête et trouvait sa réaction inappropriée. Mais il la prenait au dépourvu et elle n'avait pas réussi à cacher son malaise. Julian se voulait rassurant et elle lui en était reconnaissante. Cependant ses paroles la blessaient. Qu'entendait il par c'était mieux comme ça ? Mieux pour elle ou mieux pour lui ? Malheureusement dans un couple il faut savoir se soumettre à l'autre parfois et ne pas se montrer trop égoiste. Si cette fois elle trouvait Julian un petit peu injuste envers elle, elle s'appliquait à ne rien laisser paraître. Il serait donc à Richmond pour son stage et elle serait ici pour l'université. D'un coup, la vision enchanteresse qu'elle avait eu de ses vacances volaient en éclat. Elle avait compté s'épanouir en cours tout en profitant de l'absence des Wainwright pour voir Julian quand bon lui semblait, puisqu'il aurait fini son mémoire d'ici là. Mais elle s'était bien trompée et la désillusion était difficile à avaler. Lucy était déçue, c'est un fait, mais elle n'en tenait pas véritablement rigueur à Julian. Ses études et sa carrière passaient avant tout, elle en avait conscience. Elle même avait ses propres priorités.
Le garçon se leva et marcha dans le salon. Lucy le suivit du regard tout en s'installant en tailleur sur le canapé. Elle prit ensuite sa tasse et la porta à ses lèvres. Par habitude, elle souffla sur le liquide déjà refroidi et en but une gorgée. Julian la regarda et lui posa une question qui la laissa perplexe. Il lui demanda si elle aimait vivre ici. On lui avait souvent demandé si elle aimait le quartier, si cela se passait bien chez les Wainwright, si elle préférait Paris... Mais on ne lui avait jamais demandé si elle aimait vivre ici. Elle même se posait rarement la question: elle le devait, un point c'est tout.

Euh, répondit elle d'abord, hésitante, oui.

Sa réponse était ridicule mais elle n'avait aucune idée de ce qu'il lui fallait répondre. Etait ce un piège qui lui tendait ? Que cherchait il réellement à savoir ? Elle n'en avait aucune idée.

Je m'y suis faite et puis, il y a des avantages.

Ca, c'était la vérité. Il y avait le salaire, la grande chambre avec commode, bureau, lit moelleux et tapisserie lila ; il y avait la joie de vivre de Ginny, la tendresse de Satine et la maladresse de Balthazar ; il y avait Marcus et Margareth qui se comportaient avec elle comme un père et une mère ; il y avait ces voisins qui étaient devenus des amis ; et il y avait lui, Julian, qui commençait à compter beaucoup plus que le reste.

Pourquoi ?

Chercher des réponses. C'était une habitude désormais. Toujours, chaque seconde de cette existence tarie par quelques horreurs, Julian cherchait des réponses. Et plus encore que quelques définitions, que quelques raisons futiles ; il voulait la vérité. L'essence même des origines. Il voulait la sincérité d'un monde qui se vouait à mentir, même dans son plus simple appareil. Mais Julian se savait simplement condamné à poursuivre cette réalité. Et il courrait encore, des années, jusqu'à ce qu'enfin, on lui délivre les réponses tant désirées.
Ses questions, des plus simples aux plus profondes, superficielles ou philosophiques, rendaient ses jours meilleurs. Il ne tournait pas en rond comme un poisson à exécuter quelques pirouettes sympathiques, non. Il pensait, comme ce qu'on attendait de l'Homo sapiens sapiens. Sa réflexion, sa conscience de soi et du monde, son aptitude à reconnaître sa capacité à penser. Voilà ce qui diffère cette espère des animaux. Et en aucun cas, Julian ne voulait ni ne pouvait se résoudre à redevenir une bête. Il méprisait ceux qui jugeaient bon d'agir sans réfléchir. Ceux-là ne valaient rien.
La question qu'il venait de poser à Lucy n'avait en soi aucune importance. C'aurait pu être une interrogation comme une autre, dépourvue de sens et lâchée là pour satisfaire la conversation. Mais le King avait bien une autre idée en tête. Enfin, il avait eu, une autre idée en tête. Du temps où la peur s'était envolée, suite à l'arrivée en fanfare de Lucy dans sa vie, dans son âme et dans son cœur, Julian avait une seconde pensé à quitter le nid familial. Après tout, les études allaient prendre fin, il comptait démarrer sa vie d'adulte actif. Un appartement, loin du quartier trop classieux, loin des regards trop curieux, avec Lucy. Oui, il y avait songé. Mais évidemment, le temps ne se prêtait plus à de telles idioties. Et l'heure était désormais à fuir plutôt que réunir ces deux âmes tourmentées.
Il laissa un sourire furtif s'imprimer sur son visage avant de l'obliger à disparaître. Lucy y trouvait des avantages. Ah ça ! Le King leva les yeux et balaya le salon du regard. C'était certain qu'elle ne devait manquer de rien, ici. Et pourtant, il se doutait qu'un jour, passé, présent ou futur, elle exprimerait l'envie d'obtenir un « chez elle », comme lui ressentait le besoin d'avoir un « chez lui ».

-Je pensais... que peut-être, l'an prochain, je pourrais prendre un appartement. J'aimerai bien avoir un endroit où je suis chez moi, tu vois.

Le jeune homme se refusa à témoigner des idées qu'il avait eu en compagnie de Lucy. C'aurait été égoïste de sa part : partir deux mois comme un voleur et manifester l'envie de partager plus que quelques instants dérobés avec sa douce. Il fallait qu'il pense à la protéger, avant toute chose. Et peut-être, une fois la tempête passée, il saurait revenir à ses côtés pour lui proposer cela.

Suivant une logique bien particulière, que Lucy avait du mal à comprendre, Julian lui demandait si elle aimait vivre ici pour lui dire que lui souhaitait s'en aller. Etait ce une technique pour savoir si elle avait envie de partir avec lui ? Possible, mais elle n'en avait aucune preuve. Alors la brune se contenta d'écouter sa réponse tout en hochant la tête. Elle comprenait. Une fois qu'il aurait fini ses études, plus rien ne l'obligerait à rester à Magnolia Crescent, là où sa mère avait perdu la vie, là où beaucoup de gens le croyaient dérangé. Richmond n'était peut être qu'une étape avant le grand saut loin du cocon qu'était la demeure King pour le jeune homme. Cela compliquerait leur relation, c'était certain, mais pour le moment il n'y faisait pas allusion et son désir d'émancipation ne choquait en rien Lucy. La sienne, elle l'avait prise presque trois ans auparavant, en quittant Paris pour revenir vivre ici.

C'est une bonne idée, oui, tu deviens grand, répondit elle avec un sourire amusé.

Elle l'imaginait en petit homme, aller travailler, aller faire ses courses, aller chez le teinturier, aller faire sa lessive, toutes ces petits choses qu'il ne lui sont pas encore nécessaires de faire sous le toit de papa. Lucy avait déjà vécu seule, dans un appartement, et parfois la solitude lui avait pesé. C'était quelque chose qu'elle ne connaissait plus depuis son emménagement chez les Wainwright, la solitude !

Et puis comme ça, je pourrais venir squater quand bon me semble !

Elle ajouta cela d'un air insouciant, mais il s'agissait pour elle de relancer la discussion sur leur couple, histoire de savoir s'il l'incluait dans ses plans futurs. De toutes les façons, ses plans à elle étaient clairs: elle resterait encore un moment chez les roux, du moins le temps de finir ses études, c'est à dire encore une année de plus. Ensuite, elle aviserait. Certaines choses faisaient que sa place chez les Wainwright était précieuse et qu'elle n'était pas prête de la laisser tomber pour le moment.

Le jeune homme n'eut plus à feinter un sourire lorsque Lucy approuva son idée. Son ton était si condescendant qu'il eut la sincère impression de faire face à ses grands-parents et d'être un gamin qui choisit pour la première fois sa tenue. « Tu deviens grand ».
Il quitta les photographies de familles des yeux pour revenir physiquement auprès de la jeune fille. Il se rassit paisiblement à côté d'elle, dans le canapé. La culpabilité lui rongeait encore l'intérieur, mais il s'efforçait de ne rien laisser paraître. Il ne pouvait décidément se résoudre à lui dire toute la vérité, et ce même s'il ne doutait pas de sa discrétion. Il ne désirait pas faire de cette rencontre calme chez les Wainwright le point de départ d'un missile. La guerre devait se taire en présence de Lucy, c'était pour cette raison qu'il l'avait choisie. Parce qu'elle lui inspirait une clarté presque inespérée, et qu'elle lui était apparue comme une évidence, au moment où il avait le plus besoin d'elle. Le doute ne lui avait alors jamais été permis, mais il ne regrettait pas ses choix. Lucy était celle qui le regardait droit dans les yeux sans crier au loup ni être réellement effrayée. Elle le regardait lui, sa noirceur, son désespoir, toute la gentillesse qu'il avait incarné, sans se détourner.

-Oui, il serait temps que je quitte le nid, avoua-t-il avec un sourire, avant de glisser la tasse entre ses lèvres.

Il but un peu et réalisa qu'il venait à bout du liquide amer. Il reposa alors le récipient sur la table basse. Lucy ne fut pas longue à compléter sa réponse, pour proposer sa venue dans ce petit cocon futur et envisagé. Il sourit honnêtement et spontanément, avant de s'approcher d'elle et de l'embrasser doucement. Quand il rompit ce contact, il ne s'éloigna guère, plongeant dans le vert de ses yeux.

-Quand tu voudras, tu es chez toi chez moi.

C'était terriblement ironique : sachant qu'il fuyait Magnolia pour protéger cette même fille. Mais comme Lucy n'était absolument pas au courant, Julian pouvait paraître épanoui. D'une certaine manière, il espérait pouvoir un jour recevoir son tendre amour sans craindre leur rencontre ; alors oui, un jour, il en rêvait, son chez lui deviendrait également son chez elle. Et la création de ce nouvel univers où ils pourraient coexister en paix nécessitait au préalable quelques réponses que Julian trouverait certainement cet été.

Le désir d'émancipation dont témoignait Julian rendait presque Lucy jalouse. Une part d'elle aurait souhaité, comme lui, avoir son chez soi, ne dépendre de personne, profiter de sa vingtaine. Malheureusement, une autre part d'elle, à la fois plus sombre et plus forte, l'en empêchait. Elle n'était tout simplement pas maîtresse de ses choix: une force vengeresse choisissait à sa place. Et elle avait choisi qu'elle resterait ici, à Magnolia, jusqu'à ce que son objectif soit atteint. Quitter le nid n'était donc pas une option envisageable dans l'immédiat. En fait, ce qui préoccupait le plus Lucy pour le moment, était le départ de son petit ami à cinq heures d'ici, et ses projets de déménagement. La question était de savoir si elle, faisait partie de ces projets là. A peine soulevait elle ce problème qu'il s'appliquait à la rassurer, plus déterminé que jamais à faire taire ses craintes. Comme un peu plus tôt, il s'approcha d'elle pour l'embrasser. La première fois, c'était pour lui promettre qu'elle resterait dans son coeur, même loin de lui. Cette fois ci, il lui promettait de toujours avoir de la place pour elle, où qu'il soit. Forte de ses deux victoires successives, elle lui rendit son baiser. Une fois séparés, le visage du King n'était qu'à quelques centimètres du sien et il mit les mots sur sa promesse silencieuse: Tu es chez toi chez moi. Un sourire attendri naquit sur son visage et elle passa les bras autour du cou de son brun. Doucement, elle l'attira à nouveau vers elle et l'embrassa d'une manière plus appuyée cette fois. La peur qui grondait au creux de son ventre s'était calmée et avait laissé place à une douce appréhension. Ce qui devait arriver arrivera, elle n'avait pas envie de gâcher ce moment qui leur était donné avec ses craintes idiotes. Lucy relâcha son emprise et reporta son attention sur les tasses posées sur la table basse. Soudain, une idée lui vint telle une illumination.

J'ai un truc à te montrer, suis moi !

Ni une ni deux, elle était debout, attrapait les deux tasses pour aller les poser dans la cuisine, et montait les escaliers en direction de sa chambre. En moins de deux, elle était au premier étage. Mais elle dut attendre quelques instants que Julian la rejoignit. Ce dernier n'avait encore jamais pénétré dans ce lieu, elle ne voulait pas le voir intimidé. Elle le guida alors dans sa chambre et prit soin de refermer la porte derrière eux. La pièce était claire et lumineuse, un grand lit en chêne trônait en son centre, des affiches colorées et des cadres pendaient aux murs et de nombreux livres étaient éparpillés sur le bureau, la commode et la table de chevet. La pièce, bien qu'elle fut la plus petite des chambres de la maison, était assez vaste et était recouverte d'un parquet couleur chocolat.

Regarde ma nouvelle guitare ! s'exclama-t-elle tout en pointant du doigt l'instrument, à l'autre bout de la pièce, posée contre le bureau.

Elle ne précisa pas qu'il s'agissait d'un cadeau de Shawn, détail malvenu peut-être. En tout cas, elle était ravie de cette nouvelle acquisition et avait voulu la montrer à Julian. C'était aussi l'occasion de lui montrer sa chambre, de se dévoiler un peu plus au garçon qui, peu à peu, faisait tomber l'armure pour elle.

Lucy parut convaincue des mots de Julian, et il s'en rassura. Elle lui rendit son baiser avec une fougue multipliée, et cela traduisit mieux que quelques palabres ses sentiments. Julian ne put s'empêcher de sentir la chaleur de ce simple contact se propager dans son corps, mais il se refusa à demander plus. Il était venu pour une raison claire, précise et cruelle : annoncer à sa douce et tendre qu'il partait dans si peu de temps, et la voir acquiescer, déçue et triste. Et finalement, il lui racontait qu'à travers cette fuite muette et dissimulée, elle restait présente à chaque instant de sa vie, et conviée en tous temps. Ce n'était pas un mensonge, loin de là, mais quelque chose qu'il ne pouvait jurer. Et ses mots sonnaient comme une promesse, qu'il trahissait déjà à peine celle-ci annoncée. 
Mais comme sa révélation était bien prise, il s'en ravit et se tut. De toute façon, Lucy s'éleva et lui proposa de la suivre. Elle était soudainement imprévisible et cela provoqua quelque inquiétude chez le King, qui s'obligea cependant à obéir. Il se leva à son tour, observa la jeune fille se débarrasser des tasses et monter les premières marches de l'escalier. « Que... » osa-t-il penser légèrement perplexe. 
Julian s'immobilisa quelques secondes, incapable de penser à autre chose qu'à ça. Oui oui, à ça. Parce que monter à l'étage chez les Wainwright, tous absents, surtout maintenant qu'ils savaient tous deux que les moments de complicité n'étaient pas illimités, ça pouvait signifier ça. Et Julian n'était pas certain d'être prêt, ou d'assumer les conséquences de ça. Alors quoi faire ; fuir ? Certainement pas. Le King prit une grande inspiration et se décida de gravir à son tour les escaliers. 
Il rejoint Lucy dans ce qui semblait être sa chambre, et en ressentit quelques palpitations excitées et paniquées à la fois. Elle ressemblait étonnamment à la Lucy calme qu'il pouvait connaître. Mais bien vite, elle lui dévoila l'un de ses traits de caractères dont Julian ne savait rien. 

-Tu en joues ? Demanda-t-il réellement surpris. 

Le jeune homme s'approcha un peu pour venir prendre la guitare. Il hésita une seconde mais finit par passer la sangle autour de son cou, et de faire vibrer les cordes. Il ne put empêcher son sourire d'apparaître. La musique n'avait certainement jamais fait partie de sa vie, et il n'avait touché un instrument de musique depuis le collège et la flûte à bec. Oublié, le ça terriblement gênant et interrogateur. Mais pour bien longtemps ? 

-Je suis bien, en guitariste ? Lâcha-t-il sans aucune innocence. 

Il mima un peu les bêtes de scène dont il ne connaissait rien mais cependant, il n'eut absolument pas l'air ridicule, comme s'il avait répété son spectacle depuis longtemps. Il ne pouvait déplaire à Lucy ainsi, en nouveau rockeur.



Pour toi Babe, craque et croque-moi, chérie.:

Lucy réalisa alors qu'elle n'avait jamais dit à Julian qu'elle savait jouer de la guitare. Elle se surprit à sourire de pouvoir le surprendre encore, après plusieurs mois de relation.

Non je n'en joue pas, c'est pour décorer, répondit elle avec un sourire mutin. Je prenais des cours en France... Mais j'en joue rarement ici, juste avec Shawn de temps temps.

Elle avait pris des cours de guitare pendant 7 ans et avait même monté un groupe avec sa meilleure amie et le frère de celle-ci... Mais ça, elle préférait le taire, de peur qu'il la force à lui montrer leurs honteuses vidéos sur Youtube. Ses mèches blondes et son acné juvénile, il n'avait vraiment pas besoin de les voir ! Fort de sa découverte, Julian s'empara de la guitare et se mit à imiter une quelconque rockstar des années 70. Lucy s'approcha et s'assit en tailleur sur son lit. Amusée, elle ne lâchait pas le King du regard. Il n'était pas capable d'enchaîner deux accords, mais elle serait bien volontiers devenue sa groupie... lui arracher sa chemise, accrocher son médiator en pendentif autour de son cou et dormir avec sa photo sous l'oreiller, elle en aurait été capable.

T'es pas trop mal... acquiesça-t-elle. Mais il faudrait quand même penser à savoir jouer de la guitare... Il me semble que c'est un détail important dans le boulot de rockstar.

Elle se moquait gentiment de lui, préférant de loin cette ambiance à celle qui s'était installée au rez-de-chaussée après qu'il lui eut annoncé son départ. Il sembla qu'il suffisait qu'ils changent de pièce pour qu'ils changent aussi d'état d'esprit. Lucy se demanda alors ce que penserait Margareth si elle voyait un garçon dans sa chambre. Un simple coup d'oeil au réveil posé à côté la rassura: personne ne rentrerait de si tôt et la mère de famille n'en saurait rien.

C'était vraiment amusant de se prendre pour un guitariste. Maintenant que Julian avait pu expérimenter la chose, il comprenait nettement mieux l'extase des grands du rock on stage. L'histoire de quelques secondes, il s'était trouvée une groupie en la personne de Lucy, et s'était plu dans le rôle du musicien passionné et un peu dragueur. Mais la supercherie était trop grande ; Julian n'avait jamais fait vibrer les cordes d'une guitare. Et il n'était pas non plus aussi Don Juan qu'il essayait de le faire croire. Alors il profitait simplement de la présence de Lucy assise là en tailleur, sur son lit, pour se donner un genre et croire à un autre. Mais il n'était pas dupe, et le rêve prit fin rapidement. En effet, Lucy lui rappela qu'il serait bien mieux à savoir enchaîner les accords, et le King en convint.

-Oui, bon hein. C'est sûr que psychologue, ça fait moins d'envieux.

Il rit un peu en ôtant la guitare. Il la garda cependant dans les bras, comme une offrande précieuse que Lucy aurait pu lui faire, et s'assit à son tour sur son lit. Il s'arrangea pour faire face à sa chère et tendre sans mettre ses chaussures sur le lit de celle-ci. Il réussit d'ailleurs à se débarrasser de ses chaussures sans user de ses mains, et se félicita mentalement de cet exploit.
Il y eut un léger silence durant lequel Julian ne put s'empêcher de sourire tendrement, cependant sans regarder Lucy. Ses yeux restaient fixés sur la guitare, qu'il finit par poser sur le lit, un peu plus loin. L'ambiance n'était pas déplaisante, ni lourde, ni tendue. C'était un silence d'amoureux, un peu gênés, un peu pudiques. Mais le King n'en voyait aucun inconvénient. Ce genre de secondes laissées au destin, il était un habitué puisque pas bavard inutilement. Mais très vite, le seul sujet de conversation qui lui vint le fit rougir.

-Tu sais, toute à l'heure... commença-t-il avant d'hésiter un instant. Je voulais te dire...

Toute à l'heure, oui. Lorsqu'ils étaient tous deux posés sur le canapé des Wainwright, à se délecter d'un café noir ; lorsqu'il avait osé annoncer à Lucy qu'il voulait partir à Richmond ; lorsqu'il avait cherché à rassurer la jeune fille, il avait failli lui dire ces mots. Il avait été tendre, il l'avait embrassée, lui avait soufflé silencieusement ses sentiments, dans l'espoir qu'elle les comprenne. Et il avait failli le lui dire, lui exprimer clairement ce qu'il se passait dans son cœur. Il avait cru que ces trois mots pourraient faire la différence, et calmer la déception de Lucy. Et maintenant que la jeune fille avait enterré son amère surprise, son envie de révéler ses sentiments ne se calmait pas. Alors, il se décida.
Il s'approcha un peu plus, ramenant l'une de ses jambes sur le lit, et saisit l'une de ses mains pour entrelacer ses doigts. La gêne lui rougissait les joues, mais l'émotion était vive et présente, et elle le motiva à parler.

-Je m'en serai voulu de ne pas te le dire avant mon départ alors vu que je suis décidé... Il prit une grande inspiration, Je t'aime, Lucy.

Les mots eurent moins de mal que prévu à quitter la bouche du garçon, et sous l'impulsion des sentiments, il serra un peu plus la main de la jeune fille. Sa réaction l'effrayait un peu, puisque c'était une des rares fois qu'il se confiait de la sorte. De toute façon, il ne regrettait pas d'avoir saisi l'occasion pour se dévoiler. Aimer une fille comme Lucy Roberts, personne ne pouvait en avoir honte. C'était plutôt une fierté.

Julian finit par laisser tranquille cette pauvre guitare et vint s'asseoir auprès de Lucy. Ni l'un ni l'autre ne prit la parole, se contentant d'un silence doux et apaisant. La brune regardait le garçon qui se tenait à ses côtés, détaillant l'angle de sa mâchoire, l'ombre de ses yeux, la courbe de son nez. Absorbée par l'objet de sa contemplation, elle remarquait à peine le blanc qui s'était installé entre eux. Il ne la dérangeait pas, au contraire, elle le mettait à profit. Avec Julian, il n'y avait pas besoin de se forcer à parler et elle s'en réjouissait.
C'est pourtant lui qui finit par lever les yeux vers elle et prendre la parole. Il était soudainement sérieux, ainsi que mal à l'aise. Il voulait lui dire quelque chose mais semblait hésitant. Sa phrase resta en suspension, ce qui ne put qu'éveiller la curiosité de Lucy. Qu'avait il à lui dire, encore ? C'est alors qu'il lui prit la main, doucement, comme pour se donner du courage. Il semblait de plus en plus mal à l'aise et la suite de sa phrase donna quelques indices à la brune. Elle pensait savoir où est ce qu'il voulait en venir, et ce furent ses joues à elles qui s'empourprèrent en un rien de temps. Après avoir hésité encore un peu, il se lança à l'eau et prononça les trois mots tant attendus, ceux auxquels il semblait avoir déjà mûrement réfléchi. Elle, n'y avait pas réfléchi tant que ça. Lucy était tombée amoureuse de Julian, elle en était bien consciente, mais n'avait pas vraiment pensé au moment où cet aveu franchirait ses lèvres. Elle savait juste ça arriverait le moment venu. Et ce moment était finalement là.
Un grand sourire, à la fois soulagé et ému, apparut sur son visage et, de sa main libre, Lucy vint caresser la joue du jeune homme. Elle le regardait avec tendresse puis, préférant les gestes aux paroles, elle l'embrassa. Une fois le baiser terminé, elle passa son bras autour de son cou et l'enlaça. Dans un murmure, au creux de son oreille, elle lui dit qu'elle l'aimait aussi. S'il en doutait, les battements hystériques de son coeur dans sa poitrine finiraient de le convaincre.

Le livre s'ouvrit sur une nouvelle page. Celle de la chair et du désir. Celle que l'on cache aux enfants, ou bien que l'on récite sans détails ni précisions. Les mots et les images roses rendaient cet amour bien plus passionné, incontrôlable et incontrôlé. Les caresses romantiques et les mots doux susurrés au creux d'une oreille. Les baisers tendres mais douloureux, que l'on dépose contre une peau frissonnante. L'âme tiraillée et persécutée par cette envie dévorante d'abaisser toutes les murailles, de franchir toutes les frontières, et d'exploser ce carcan qui emprisonne.
Rien de tout cela n'avait été prémédité. Ni Julian ni Lucy n'avaient pensé poursuivre ainsi ce rendez-vous chez les Wainwright, mais c'était aussi ce qui rendait la chose si belle. Et dans cette maison d'ordinaire bercée par les mélodies classiques des symphonies, les deux amants avaient consommé leur amour en un opéra plus vivant que jamais.
Et dans l'ardeur de ce moment plus qu'intime, ils finirent par s'apaiser, délicat typhon de sentiments et d'allégresse. Le soleil vint alors les trouver, dévorant à petites canines leurs épaules nues et brillantes, s'amusant à travers les draps légers. Le jeu prit du temps, et ni les amoureux ni l'astre brûlant ne semblaient se lasser de ce silence ponctué par les piaillements de quelques moineaux curieux. Cependant, l'heure tournait, aiguilles rythmées, et bien vite, le rêve dut s'effacer.
Julian le premier quitta le berceau de son amour, pour enfiler quelques vêtements et se faire présentable pour qui aurait à le voir. Il jeta une main dans ses cheveux pour les coiffer ne serait-ce qu'un peu et réapparut auprès de sa belle. Il l'embrassa sur le front avec une tendresse qui, à l'habitude, l'aurait effrayé.

-Il est presque dix-sept heures. Ces chers rouquins ne vont plus tarder, n'est-ce pas ?

Sentant que Lucy avait bien du mal à émerger, Julian s'assit près d'elle. Il lui caressa les cheveux longuement, sans s'en lasser, sans réfléchir, l'esprit vide et entièrement heureux. Il ne savait ce qu'il était en réalité coutume de faire mais s'en fichait tout autant. Ses actions étaient spontanées, et ce trait de caractère était si rare ou si peu appréciable, dans le cas de son impulsivité, qu'il n'allait en rien s'en vouloir. Seulement, il savait intérieurement que désormais, maintes questions allaient affluer jusqu'à sa tête pensante. Et qu'à nombre d'entre elles, il ne trouverait aucune réponse. La plus importante néanmoins, était de savoir ce qu'il adviendrait de leur couple maintenant que le pas avait été fait. Mais cela, il se laissait encore un peu de temps pour le découvrir.
Une nouvelle page glissa.


RP TERMINE