Fa, sol, ré. Mi-dièse, do, la.

Une note après l'autre, Amanda déchiffrait le nouveau morceau qu'elle avait déniché au fin fond de sa caisse à partitions.

Si, si la sol. Do ré, do, ré mi.

Dix heures et demie. Assise en tailleur sur son lit, dans un vieux survêtement d'un rose passé ayant appartenu à sa sœur Hayden, penchée sur sa guitare depuis une bonne heure, elle commençait sérieusement à avoir la peau des doigts qui parait en lambeaux, mais elle continuait, trop absorbée pour remarquer quoi que ce soit. En général, elle ne s'arrêtait que lorsqu'elle remarquait que du sang coulait sur les cordes, menaçant de tacher le bois de l'instrument. Alors, elle calait sa guitare dans le coin près du lit, appliquait du désinfectant aux endroits où la peau était coupée, sécurisait tout ça avec quelques pansements et se remettait à jouer.

Sa guitare, son instrument, son bijou. Encore un moyen de s'évader dans son monde, cet univers où tout était tel qu'il devrait être, cette planète à part où elle n'avait à demander de l'aide à personne, où elle était libre comme l'air. Quand elle commençait à gratter les cordes, elle se laissait emporter par la magie des notes, des rythmes et des accords. Et alors, c'était comme si les astres se renversaient, ne laissant la place qu'à cette sensation de chaleur qu'ont les gens amoureux lorsqu'ils se trouvent en face de l'objet de leur passion. Tout semblait vrai. Harmonieux. Exact.

Ding, dong.

Amanda sursauta en entendant la sonnette de la porte d'entrée et grogna. Elle était seule chez elle, il lui fallait aller ouvrir, pas moyen de hurler à quelqu'un de le faire. A regret, elle cala sa guitare dans son coin habituel, à droite de la fenêtre, et descendit l'escalier. Elle pensa bien qu'elle aurait dû enfiler une tenue plus correcte que cette espèce de jogging informe, mais elle n'avait pas le temps. Tant pis.

L'adolescente ouvrit la porte doucement, passant la tête à l'extérieur pour voir qui pouvait bien sonner chez elle à cette heure-ci. Elle sourit quand elle reconnut sa visiteuse.

- Lily ! Comment ça va ? Viens, entre. Qu'est-ce qui t'ammène ?

En général, elle n'était pas du genre à déverser ainsi des flots de paroles avec quelqu'un qu'elle connaissait somme toute assez peu, mais avec Lily c'était différent. Cette fille était triste, trop triste, mais surtout tellement en colère contre à peu près le monde entier. Amanda ne savait pas pourquoi, et après tout ce n'était pas ce qui comptait. En fait, elle aimait bien Lily. Elle était douce, calme, surtout en présence de la jeune Springs, et cette dernière appréciait ces moments de sérénité où elle pouvait prendre sa guitare et jouer ses morceaux préférés tandis que l'autre l'écoutait, attentive, yeux fermés. Ils faisaient partie, encore une fois, des moments d'évasion d'Amanda. Ceux où elle était dans son monde. Et c'était encore mieux quand elle savait qu'elle avait en face d'elle une personne comme Lily qui s'évadait dans le sien elle aussi.

- Au contraire, tu ne déranges pas du tout. Je suis toute seule ici, justement, je commençais à me sentir un peu seule. Tu tombes à pic.
Ce n'était pas tout à fait vrai, Amanda se sentait rarement seule, avec son univers à bâtir. Elle aurait bien continué à jouer de la guitare jusqu'au soir mais, de toutes manières, vu la tête de Lily ce jour-là, elle n'allait pas tarder à pouvoir s'y remettre. Les yeux gris semblaient l'implorer de façon muette. Les palabres conventionnels auraient vite fait de lasser les deux jeunes filles.
- Oh, mais, ce n'est pas la peine, tu sais. Rien ne t'oblige à venir les mains pleines.
Elle le pensait sincèrement. Tous ces gens qui s'obstinaient à apporter de quoi manger à chaque fois qu'ils débarquaient... C'était tellement inutile.

Elle invita Lily à monter dans sa chambre, toujours parfaitement rangée, avec son petit air nostalgique qui plaisait tant à Amanda. Elle se retint de prendre directement sa guitare et sourit à son interlocutrice.
- Je... Je jouais justement un peu de guitare... Tu veux écouter? Sinon, on peut faire autre chose, sortir, je ne sais pas... Comme tu veux.

En vérité, elle croisait les doigts derrière son dos pour que son invitée improvisée l'autorise à continuer de jouer. Ses mains la démangeaient, elle se sentait irrésistiblement appelée par les cordes de l'instrument qui ne demandaient qu'à vibrer sous ses doigts. Elle avait besoin de jouer. Là, maintenant. Elle commença à se mordre la lèvre inférieure, plus impatiente que jamais. Il fallait qu'elle se calme, l'énervement n'était jamais bon avec quelqu'un comme Lily en face.

Lily avait choisi la guitare, bien entendu. Amanda fit un immense sourire et attrapa l’instrument par le manche. Elle hésita à fouiller dans sa valise à partitions, mais elle opta finalement pour un morceau qu’elle connaissait par cœur. Son préféré. Celui qui racontait son monde à elle. Le soleil, le vent, l’été, l’automne, le printemps et l’hiver. L’odeur de la terre après la pluie, celle du béton sous la canicule. Les jours de rentrée de son enfance, l’éternité des vacances qu’elle avait tant aimées. La vie, la mort, le rêve et le désespoir, l’Amérique et l’Asie, l’Europe et l’Afrique. New-York et Rio, Magnolia Crescent ou un bidonville. Le monde réel comme celui qu’elle s’était forgé, à coups d’interrogations et de rêveries. Les deux se mêlaient, se séparaient. Ce morceau racontait tellement bien ses rêves éveillés. Il regroupait sa vie entière. C’était son morceau, le plus beau, le plus symbolique. Les notes savent parler. Et celles-là racontaient la plus belle histoire qui put exister, aux yeux d’Amanda.

Alors, elle se mit à jouer, et ce fut comme si plus rien n’existait autour d’elle, plus rien. Même Lily avait disparu. Amanda se perdit dans les notes, y fut engloutie, mais ça lui était égal, au contraire, elle voulait que cette magie continue. Sa magie à elle. Mais il fallait que cette magie prenne fin, un jour ou l’autre. Tant pis. Elle recommencerait. Encore et encore, jusqu’à atteindre encore mieux que sa définition de la perfection musicale. Elle reposa sa guitare à sa place. Elle vit Lily, la tête appuyée contre le mur, les yeux fermés, et décida de ne pas la déranger.

Cette fille était intimidante, en fin de compte. Mystérieuse. Insaisissable. Amanda avait l’impression de la comprendre sans toutefois la connaître, de saisir sa peine et sa colère sans réussir à en mesurer la profondeur cependant.

Elle décida de rompre le silence.
- Ce n’est pas moi qui l’ai composé. Pourtant, parfois… J’ai l’impression qu’il est de moi. Il me ressemble. Je crois que tu devrais trouver quelque chose qui te ressemble, à toi aussi. Ca réconforte. Ca rassure.