Il n'y avait pas foule, aujourd'hui, à l'agence. En fait, c'était même une loi qui tendait à s'imposer, ici. Katarina, impuissante, regardait son agence stagner. Ce n'était pas faute d'avoir fait de la pub, affiché des pancartes un peu partout, et même abordé plusieurs voisins dans la rue. Mais ici, les gens n'étaient pas réceptifs à l'amour. Pourtant, beaucoup d'entre eux étaient seuls, voire désespérés. Mais il avait trop à faire. Ou alors, peut-être ont-ils tous trop de cadavres dans le placard pour oser inviter quelqu'un à partager leur domicile. La jeune femme soupira. Elle était biens sûr confuse, l’emménagement dans cette banlieue chic était son idée, bien loin de la grande ville. Oh elle regrettait, sa popularité et son succès de Baltimore, où elle était telle une pipole, qu'on arrêtait dans la rue pour féliciter, demander une carte de visite ou un rendez-vous. Ici, les gens préféraient vivre seuls. Beaucoup ne pouvaient plus vivre à deux. Prenez tous ces veufs et veuves, la mort de certains voisins ne semblaient pas nette. Alors penser à trouver quelqu'un d'autre, quelle idée. Et croire qu'on pouvait réussir à monter une agence n'importe où était une idée encore plus idiote.

Oui, Katarina s'en voulait, ce sentiment l'agaçait. Mais comment créer des couples amoureux quand les profils étaient trop peu nombreux pour s'accorder. Certes, elle pouvait toujours recourir à certaines méthodes. Mais cette fois-ci, elle voulait réussir dans les règles de l'art. Même si elle était incapable d'être aussi rassurée que son mari. Ce n'était pas plus mal - d'ailleurs - qu'il se soit absenté quelques jours, pour rendre visite à ses parents en Californie. Elle n'avait d'autre choix que de se concentrer sur son travail, et la situation lui convenait ainsi. Tous deux adoraient leur agence, mais elle avait parfois l'impression que son mari était moins ambitieux qu'elle. Comme il lui répétait souvent, ils n'avaient rien à prouver. Leur vie était déjà réussie et tranquille, grâce à leur précédente agence de Baltimore. Et puis, si Katarina avait réclamé une petite banlieue, c'était pour mener une vie tranquille, voire fonder une famille. Résultat des courses, après 9 mois ici, son ventre était toujours aussi plat, et elle passait le plus clair de son temps au boulot. Une situation compliquée qui pourrait venir envenimer leur couple d'ici peu, mais la jeune femme préférait ne pas y penser. Elle se replongea dans ses notes. Elle avait longuement examiné la plupart de ses voisins, et cherchait lesquels pourraient être susceptibles de se faire séduire, d'intégrer l'agence et de correspondre à un client.

Le bruit de la porte finit par la tirer de son étude. Se levant brusquement, elle parvint dans la pièce principale, pour y trouver la petite Shelby, tout sourire. Katarina appréciait énormément cette fille, et pas seulement parce qu'elle lui avait ramené une cliente supplémentaire. Débrouillarde et déterminée, comme elle à son âge, elle reconnaissait chez Shelby la même envie de réussite qu'elle avait éprouvée, plus jeune. Dès lors, elle misait énormément sur son potentiel. " Bonjour Shelby, vas-y entre et mets toi à l'aise " dit-elle en lui indiquant son bureau qu'elle connaissait bien désormais. Katarina prit place et attendit que la jeune femme soit correctement installée avant de poursuivre. " Qu'est-ce qui t'amène ici ? " Sur son ordinateur, Katarina ouvrit le dossier de la mère Seavers. " Ah oui, ta mère a décommandé son dernier rendez-vous au dernier moment. Elle va mieux ? Malade, je crois que tu m'as dit. " Honnêtement, Katarina soupçonnait plutôt la jeune femme d'être encore trop timide pour se lancer. " En tout cas, tu pourras lui dire que son rendez-vous a hâte de la rencontrer. "

Cette femme qui déclinait rendez-vous sur rendez-vous commençait à inquiéter Katarina. D'une part, parce que ses prétendants étaient parfois mécontents. L'excuse de la timidité ou de l'appréhension fonctionnait la première fois, mais ensuite l'impression d'être pris en dérision les tourmentait forcément. Pour l'entremetteuse, le problème était clair : la mère de Shelby manquait clairement de confiance en elle. Pour preuve, elle n'était jamais venue à l'agence ! Sa fille avait servi d'intermédiaire depuis le début, sa peur était flagrante. Ce qu'il lui fallait, avant tout, c'était un cours de confiance, un coaching. Katarina, avec le temps, avait appris à parer à toutes les peurs, toutes les excuses, de ses clientes. Et même de ses clients. "Je n'ai aucune conversation", se solutionnait par le fait que leurs profils étaient similaires, leurs loisirs se correspondaient. "Je suis mère célibataire", n'était pas valable car les hommes choisis pour ce type de femmes n'avaient pas de problème avec les enfants. Ainsi, quel que soit le problème de Mme Seavers (dis moi son prénom d'ailleurs xDD), Katarina savait qu'elle pourrait y mettre un terme. Taire ses peurs, et révéler une personnalité dont elle pourrait jouer. Mais pour ça, il fallait nécessairement la rencontrer. « Shelby, de toi à moi, nous savons très bien le problème de ta mère. Un air patraque n'est qu'une excuse, elle a peur, elle appréhende de rencontrer le premier homme. Mais ce n'est pas un cas isolé, beaucoup de femmes n'osent pas se lancer, la première fois. Pour cette raison, je pense que je devrais coacher ta maman. L'aider à prendre confiance et à faire disparaitre sa peur. Mais pour ça, il faudrait qu'elle vienne en personne, ici. Faire venir sa fille à sa place est une preuve criante de ce que j'avance » Les coudes posés sur les accoudoirs de son fauteuil, elle affichait un sourire bienveillant. Cette vérité ne s'écoutait pas toujours très facilement, son air gentil signifiait qu'elle ne souhaitait pas vexer son interlocutrice, mais aider simplement.

Pour excuser sa mère, Shelby avança alors que les profils choisis ne lui avait pas convenu à 100%. Une surprise que Katarina garda pour elle, mais quand même. Les hommes sélectionnés correspondaient en bien des points au profil de Mme Seavers. Plusieurs valeurs en commun, des loisirs, même âge ... L'un deux avait même un fils de l'âge de Shelby. Des préoccupations semblables, en somme. Alors, Katarina sourit, subitement. Elle avait compris. « Tu es sûre qu'ils ne lui ont pas plu ? Moi je pense que nous revenons plutôt à ce que je te disais : ta maman a peur, alors elle gagne du temps en nous demandant de chercher d'autres profils. Ceux-ci sont sélectionnés pour correspondre le mieux à ses critères. Nous ne pouvons pas choisir quelqu'un au hasard parmi la banque de données de l'agence. »

Et finalement, Shelby répondit dans son sens. Sans surprise, la jeune fille confirma les propos de l'entremetteuse, Mme Seavers avait peur. Quelle chance avait-elle, avec une fille si bienveillante. Peur d'adolescentes prenaient à coeur la vie sentimentale de leur mère, bien trop occupées avec les dramas se déroulant dans les leurs. Un instant, Katarina observa Shelby, silencieuse, à peine une minute. Quelle pouvait être l'histoire amoureuse de cette fille, Katarina aurait bien donné un penny pour la connaître. Mais chaque chose en son temps.

Mais cette histoire fut bientôt le cadet de ses soucis, quand Shelby fut plus explicite, et glissa sans gêne qu'elle avait pris l'initiative d'inscrire sa mère. « Pardon, Shelby, tu as inscrit ta mère ici sans son consentement ? » En voilà une nouvelle, à laquelle la gérante ne s'attendait pas. Elle soupira, dépitée, son naturel soupçonneux n'avait vraiment pas vu passer cette manigance, pour le coup. Elle qui répétait sans cesse que le premier ingrédient clé, pour retrouver l'amour, c'était la motivation. A contre coeur, la mère de Shelby n'irait pas très loin. « Shelby, ton intention est louable, mais tu ne peux inscrire ta mère ici contre sa volonté ? » Pourtant, la jeune fille campait sur ses positions. Alors finalement, Katarina s'aventura dans son sens. « Ecoute ... laisse moi réfléchir une minute à tout ça, veux-tu ? » Elle attrapa sur son bureau le profil que Shelby avait dressé de sa mère, afin de le relire et de trouver un argument pour changer son avis. Elle était sur le point de demander à la jeune fille les raisons du refus de sa mère; afin de les invalider, quand celle-ci la devança. « Les toilettes ? Bien sûr, à gauche puis au fond du couloir »

Katarina ressentit un immense soulagement quand Shelby lui expliqua qu'elle s'était trompée. Dans sa tendance à tout dramatiser, l'Estonienne imaginait toujours le pire. A croire que son cerveau était programmé pour capter la moindre irrégularité, la multiplier puissance mille et en faire un catastrophe atomique. Finalement, Mme Seavers était ouverte à ce genre de pratique, et heureusement.

Alors que Shelby s'absentait pour gagner les toilettes, Katarina profita du laps de temps pour se pencher à nouveau sur le dossier de sa mère. En professionnelle, l'entremetteuse connaissait la plupart de ses clients sur le bout des doigts. Avec Harrison, ils se permettaient même parfois de s'interroger, afin de se tester. Ce genre de business nécessitait une connaissance parfaite des goûts et activités des clients. Cet avantage se transformait souvent en atout, quand une personne comprenait que l'agence ciblait exactement ses attentes. Pourtant, Katarina relit à nouveau le profil de Mme Seavers, silencieusement. Parfois, la lecture d'un mot lui provoquait un flash, une idée lumineuse, connectait un profil avec un autre, alors que le lien ne lui apparaissait pas avant. Elle était visuelle, comme on disait, elle avait besoin de voir, et entendre ne suffisait pas. Pour cette raison, elle prenait toujours des notes, de tout. Et c'est en voyant l'intérêt de Mme Seavers pour les accessoires de mode, et en particulier les sacs à main, que Katarina eut un déclic. Pourquoi n'avait-elle pas pensé plus tôt à ce tanneur, client chez eux depuis peu ? Son chic et sa classe s'accorderaient parfaitement au profil de sa cliente, et ils avaient une passion commune, incongrue certes, mais dans l’inattendu se forment souvent les plus belles histoires.

Impatiente de l'annoncer à Shelby, elle s'apprêtait à se lever pour aller à sa rencontre, quand la jeune fille revint aussitôt. « Shelby !! Je pense avoir trouvé un homme qui s'accorderait avec ta mère : deux ans de plus, il est tanneur, enfin il gère une grande boîte maintenant, dans un quartier non loin du notre, bien éduqué, bonne image, tu ne trouves pas que ça colle à merveille ? » s'enthousiasma-t-elle. « Si tu veux je l'appelle tout de suite ! » Encore une fois, elle cédait à l'ivresse de l'amour.

Katarina, persuadée d'avoir créé là le couple du siècle, était incapable de se calmer. Elle avait patiemment appris à se contenir, afin de garder une image professionnelle et un sérieux convenables. Cependant, son excitation se lisait facilement dans ses gestes, s'entendait dans sa voix. Elle se trahissait toute seule, mais c'était plus fort qu'elle. Ces deux là étaient fait pour être ensemble, et elle était idiote ou aveugle, pour penser à cette association si tard. Heureusement, elle n'avait pas déjà trouvé d'autre partenaire à chacun. Enfin, si, mais Madame Seavers avait intelligemment repoussé chacun d'entre eux. Katarina interprétait aujourd'hui ce comportement comme un signe du destin. Celui-ci faisait en sorte que la dame repousse chacun des prétendants, puisque le sien l'attendait encore sagement à l'agence. Pour Katarina, les grands couples ne tiennent pas du hasard, mais du destin. Ils sont faits pour se rencontrer, être heureux, et marquer l'Histoire des relations amoureuses, avec un amour si grand et si fort, dont tout le monde se souviendrait. Comme Roméo et Juliet, Elisabeth et Mr Darcy, Katarina et Harrison. Et maintenant Mme Seavers et Monsieur le Tanneur.

Pourquoi, Shelby lui coupa les ailes, brisa son élan. Le combiné de téléphone déjà à la main, Katarina se retint au dernier moment de composer le numéro. Son regard perdu se posa sur Shelby, attendant avec impatience une explication logique, à ce frein innattendu. Et finalement, elle comprit que la jeune fille voulait d'abord parler à sa mère. Peut-être la raisonner, la pousser. Et avec un tel prétendant à la clé, Mme Seavers ne pourrait qu'écouter les bons conseils de sa fille bienveillante. Dès lors, elle viendrait enfin à l'agence, et la Magie Greene pourrait alors opérer. « Tu as raison, procédons dans l'ordre cette fois-ci » Et raisonnable, elle reposa le combiné sur son socle, non sans un léger soupir déçu. Déjà, les films romantiques qu'elles avaient imaginé s'effaçaient. Mais ce n'était que partie remise. Pour l'heure, il n'y avait plus grand chose à faire, et Katarina s'apprêtait déjà à prendre congé de la jeune fille, quand leur conversation fut interrompue par un coup de fil téléphonique de Shelby. Katarina la regarda sortir en hochant la tête. Avec un peu de chance, peut-être était-ce sa mère ! Mais la jeune fille signifia ensuite que c'était important ... C'est alors que Katarina eut une nouvelle idée ! Et si elle profitait de la courte absence de la jeune fille pour téléphoner chez elle, et se présenter enfin à Mme Seavers ? Revigorée, elle attrapa son dossier et tapa le numéro, l’excitation la gagnant à nouveau. Malheureusement, elle tomba sur un jeune homme, qui n'avait pas l'air très frais, et répondit par un Allo assez ensommeillé. Katarina se présenta poliment et demanda à parler à Mme Seavers ... C'est alors que le jeune homme lui rit au nez. L'entremetteuse n'eut même pas le temps de s'offusquer, qu'elle se vit expliquer que Me Seavers ne vivait pas du tout ici, et que si Shelby avait encore fait des conneries ce n'était pas de sa faute. Sur ce, il raccrocha sans laisser à Katarina l'occasion de répondre. Interdite, elle se leva aussitôt pour questionner Shelby sur cette histoire sans queue ni tête, mais elle ne trouva pas trace de sa cliente dans le couloir. La surprise la stoppa un instant, elle tourna la tête à droite à gauche ... Et remarqua alors que la salle d'archives était ouverte. Deux trois pas plus tard, elle découvrit une Shelby, penchée sur l'ordinateur. « TU m'expliques ce que tu fais ? » demanda-t-elle en se rapprochant.

Katarina écoutait sa version, interdite. Elle était paumée et détestait ça. Malgré les explications de Shelby, L'Estonienne était incapable d'y croire. L'impression d'avoir été dupée lui restait en bouche. Et le goût était bien trop amer pour qu'elle l'apprécie. Une gamine de même pas vingt ans s'était jouée d'elle, plus maligne. Et Katarina s'était laissée avoir comme une débutante. Son honneur offensé lui dictait mille et unes réponses folles et énervées. Mais elle avait au moins un avantage sur cette blonde prétentieuse : sa maturité. Alors, d'abord, elle se calma. Comme Harrison lui conseillait souvent, car ses emportements allaient parfois (souvent) trop loin.

Shelby profita de ce laps de temps pour gagner la sortie, telle une voleuse s'enfuyant gaiement avec son butin. Désormais, tout chez elle sonnait louche. Katarina exagérait probablement, mais elle laissait aller sa suspicion désormais. Et celle-ci pouvait partit à l'occasion dans des contrées délirantes. Après tout, son grand-père n'avait pas fait partie des services de renseignement du KGB sous l'ère soviétique pour rien. « Attends un petit peu, Shelby » dit-elle tout en faisant volte face, pour la retenir. « Le dossier de ta mère est actuellement ouvert sur mon ordinateur, dans mon bureau, il n'est donc pas possible de l'ouvrir sur un second ordinateur. » A vrai dire, Katarina n'en savait rien, l'informatique et elle faisait trente six mille (comme moi et le temps convenable à accorder à la course à pied). Cependant, son visage restait ferme, son regard dur, elle affichait une persuasion déconcertante, qui aurait pu la surprendre elle même, si son égo n'était pas encore blessé d'être dupé par cette petite. Alors oui, peut-être que son intuition se trompait totalement, aliénée par cette hantise d'être trop vieille, une peur panique que venait raviver la jeunesse et la fraicheur de Shelby. « Par ailleurs, j'ai voulu contacter ta maman. Et chez toi, on m'a dit qu'elle n'habitait pas du tout ici. » Katarina dévoilait ses cartes doucement, une à une, afin de restait maîtresse du jeu. Elle ne quittait pas Shelby du regard, afin de capter la moindre réaction, le moindre mouvement, qui indiquerait qu'elle était en mauvaise posture. « Est-ce que je cherche des partenaires possibles pour ta mère pour rien ? Est-ce que les rendez-vous sont sans cesse annulés parce que ta mère n'habite pas ici ? » Elle n'en demandait pas plus. Si Shelby répondait par l'affirmative, elle serait forcée de s'expliquer ensuite. Ah moins de se mettre à courir subitement afin de s'échapper. Seulement elle devait d'abord récupérer son sac à main dans le bureau de Katarina, où cette dernière pourrait alors la bloquer. Et puis, il ne fallait pas oublier, aussi - si jamais Shelby décidait d'abandonner son sac et son pauvre contenu, tels des dommages collatéraux - que Katarina pratiquait régulièrement la course à pied (à un temps très approprié). Shelby ne devait donc pas la sous estimer.

Katarina plongea de longue minutes dans un mutisme. Les révelations de Shelby la laissaient sans voix, elle qui n'avait jamais eu aucun doute, jamais émis aucune réserve, à l'égard de la jeune fille. Elle se sentait dupée, et ce sentiment était fort désagréable. Après avoir retrouvé une certaine contenance, la gérante daigna enfin reprendre la parole, plus blessée que jamais. « A Londres, rien que ça, elle n'est même pas sur le même continent ... » Elle s'adossa au mur, comme si la révélation pesait de plus en plus et devenait trop lourde pour ses petites épaules. Elle regarda longuement cette vicieuse Shelby. Aucune honte, aucun regret, ne se lisait sur son visage. Au contraire, toujours la même indifférence totale. Quelle psychopathe.

« Curieuse ? Des hommes célibataires inscrits à l'agence ? Ne te moque pas de moi plus longtemps, je ne suis plus dupe. Je ne vois pas en quoi des célibataires quarantenaires attisent la curiosité d'un fille comme toi. Ah moins que tu ne sois ce genre de filles ... » Elle ne termina même pas sa phrase, tant ce genre de pratiques la répugnait. Sa mine exprimait son dégoût, pour cette possible attirance envers les hommes plus âgées, et puis pour toute cette mascarade.

Katarina restait perplexe, partagée entre colère et douleur. Colère provoquée par le culot de Shelby. Douleur suite au coup que se prenait son égo, d'avoir été dupé par une petite gamine. Elle sentait également un sentiment de déception naître à l'intérieur d'elle même, d'un naturel amical, Katarina s'était prise d'affection pour la jeune fille, qu'elle avait vue déterminée, comme elle autrefois. Et si elle n'avait pas été le dindon de la farce, probablement Katarina aurait elle exprimé son admiration. Mais là, Shelby s'était jouée d'elle, la donne changeait totalement.

« Journaliste ? Etudiante en journalisme tu veux dire ? » demanda-t-elle sur un ton plus doux. Elle ne pouvait garder ses traits durcis fort longtemps, pas contre une fille comme Shelby. Peut-être était-ce de la naïveté, mais elle préférait croire la petite blonde, et retenir son déterminisme plutôt que son culot. « Pourquoi t'intéresses-tu aux célibataires du quartier alors ? L'un d'eux peut avoir fait quelque chose de mal ? » Elle préférait se persuader que cette curiosité mal placée avait simplement pour but de s'assurer de la sécurité de ses clientes. Après tout, si un des célibataires était dangereux, ses clientes pouvaient courir un danger. Mais à vrai dire, elle mourrait d'envie de connaître un bon potin, Shelby avait éveillé sa curiosité, malgré elle. « Je m'inquiète seulement que l'un d'entre eux soit dangereux pour l'une de mes clientes » ajouta-t-elle, plus pour se persuader elle même que pour persuader Shelby.

Shelby marquait un point, elle soulevait un point que jamais Katarina n'avait envisagé. Oui, elle lisait le journal et se tenait au courant des faits divers. Oui, elle lisait les articles de ce blog Dirty Secret et avait conscience que ses voisins n'étaient pas blancs comme neige. Elle même n'était pas une petite blonde innocente, et cette Shelby ne devait sûrement pas l'être, non plus. Mais des tueurs, des ravisseurs ? Katarina n'avait jamais réalisé que leurs dark sides pouvaient être si ... darks. Elle s'était imaginé des vols de pommes à l'épicerie, des triches à un examen, le déguisement d'une vache laitière dans un pré en vache Milka ... les conneries de l'adolescence quoi. Mais des meurtriers ? Katarina tombait des nus. "Vraiment ? Mais qu'est-ce qu'un meurtrier ou un ravisseur viendrait faire dans une agence de rencontres, tu crois que .. oh mon dieu !!!" Quand elle réalisa qu'une telle agence pouvait être l'endroit idéal pour rencontrer de nouvelles victimes, elle manqua d'air. S'appuyant sur le mur le plus proche, elle tentait de se calmer, mais la panique lui montait déjà à la tête. Elle devait vérifier tous les dossiers de ses clients, les recouper avec les suspects de toutes les affaires glauques non résolues qui ternissaient ce joli quartier. La polonaise (oui bon elle est Estonienne mais c'est pas ma faute si les mots on préféré un autre pays de l'Est) se rassurait comme elle peut, argumentant intérieurement que aucun de ses clients ne la troublait dans ce sens, aucun n'avait jamais paru douteux. "Honnêtement, je ne pense pas que ce genre de personne fréquente mon agence, je connais bien mes clients. Et d'ailleurs, dans ce quartier, la plupart étaient plutôt réfractaires à l'idée de faire appel à nous" dit-elle, plus pour se rassurer elle-même que pour informer Shelby. Même si c'était vrai, le concept plaisait peu dans ce quartier si guindé.

Katarina préférait oublier ce sujet, oublier l'incident de Shelby et fermer les yeux. Mais quand celle-ci suggéra que se la jouer inspecteur Gadget devait être génial, Katarina fut incapable de garder le silence. "Passionnant ? Alors là non, pas du tout Shelby, je n'ai aucune envie de cotoyer le danger de la sorte" répondit-elle sur un ton réctificateur. "Nous sommes en Amérique, ici la police se charge des enquêtes." Et la petite blonde ne devrait pas s'en plaindre, elle n'avait pas connu la pauvreté des pays de l'Est, où chacun règle ses comptes à sa manière.

Katarina réalisait qu'elle était tombée dans le guet-apens de Shelby comme une débutante. Passionnée de séries télévisées policières, ce sujet évoqué par Shelby ressemblait à du caviar, sur lequel l'estonienne s'était jetée avidement (je ne sais pas si le caviar est monnaie courante en Estonie en fait, si c'est le cas disons que ce sujet était un Big Mac, doit pas y en avoir beaucoup là bas). Maintenant, elle le regrettait. En bonne adulte responsable, le bon comportement consistait à dénoncer Shelby, auprès d'un avocat, de la police ou d'un procureur, elle n'avait jamais compris le fonctionnement de la Justice ici (faut dire que en Estonie, ça consistait à se venger à coup de pelles ... je déconne ... ou pas ... Ta peur hein !). Mais elle devait admettre que Shelby excellait dans l'art d'effrayer et de semer le doute. Elle affirmait que le meurtrier avait de grandes chances de figurer parmi ses clients, et Katarina la croyait sur parole.

Pour autant, elle hésitait à dévoiler les informations quémandées par la jeune fille. Entre avoir peur et trahir sa conscience professionnelle, se trouvait un grand pas qu'elle hésitait à franchir. Finalement, Shelby reformula sa question, pour se concentrer sur Daren King. Katarina resta quelques minutes silencieuse, intriguée. Pourquoi Daren ? Shelby le soupçonnait-il d'avoir assassiné sa femme ? Katarina cacha sa surprise et se retint de poser toute question, mais bien sûr ça la démangeait. Comment Shelby avait pu en arriver là, quels étaient ses indices et où en était son enquête ... Cette fois-ci pourtant, elle agit comme une femme et ne se laissa pas dépasser par sa curiosité. « Hmmm ... Non il n'est pas inscrit. Voilà, maintenant s'il te plaît je te demande d'arrêter et de partir, c'est contraire à mon éthique de te faire lire les dossiers de mes clients, ils contiennent des informations confidentielles, et de vrais informations, pas des fausses comme celui de ta mère ... » elle lui rappela son affront, espérant que Shelby ressente de la honte et cesse son manège qui mettait Katarina mal à l'aise.

Le mal être de Katarina ne désemplissait pas, elle espérait que personne n'apprenne un jour ce manque de fortune. La honte ne la quittait pas, comment Shelby avait combiné sans vergogne pour se jouer d'elle, et Katarina nécessiterai certainement du temps pour s'en remettre. Elle se sentait néanmoins partagée, car elle se reconnaissait quelque peu dans le déterminisme de Shelby. Journaliste d'investigation, un métier qui lui aurait bien plu, quand elle y pensait ... mais trêves de plaisanteries, Shelby s'était décidée à partir, au grand soulagement de Katarina. Cette dernière commençait à être fatiguée, après tous ces rebondissements. « Oui, oui » répondit-elle, espérant que Shelby croirait que la gérante ne lui tenait pas rigueur. En réalité, la pilule n'était pas encore tout à fait ingérée, mais c'était la réponse la plus appropriée pour le départ de Shelby.

Katarina la regarda scrupuleusement, pensive. Et si elle ne l'avait pas surprise, et si la jeune fille s'en était tirée sans redressement ? Déjà, Katarina avait froid dans le dos, pensant à tout ce qui pouvait se trouver sur cet ordinateur. Elle nota pensivement de supprimer toute information personnelle compromettante, maintenant qu'elle connaissait la nature de ses voisins, des rapaces prêts à tout. Car si une petite jeunette décérébrée était aussi culottée, elle n'osait imaginer les capacités de ses voisins commères plus âgés.

« Au revoir » Katarina la suivit jusqu'au pas de la porte, la regardant partir comme pour vérifier qu'elle ne faisait pas demi tour.