Toujours le même bar, toujours les mêmes gens, toujours le même petit sachet de coke dans sa poche, toujours les mêmes bouteilles de vodka de l'autre côté du comptoir, toujours le même verre de coca devant lui. Andrew répétait la même scène depuis quelques mois maintenant, car il n'avait rien de mieux à faire. Il s'était acharné pour récupérer Lou sans succès. Il concevait que tout en lui devait lui rappeler l'enfant qu'ils avaient perdu, à commencer par son comportement de gosse. Mais lui aussi, souffrait, lui aussi avait perdu quelqu'un.

Alors il réglait ses soucis seul, puisque de toute façon il n'avait plus personne. A trop s'offrir à Lou, à tout lui donner, son coeur son corps sa maison et même sa vie entière, il en avait tiré une leçon : C'est totalement débile, de s'attacher. Car maintenant, il souffrait comme un dingue, et ça faisait quand même un peu mal, mine de rien. Alors que dans sa vie d'avant, celle où l'alcool et la drogue effaçaient tous remords et tous regrets, l'herbe était tellement plus verte. Pourtant, il était incapable, soir après soir, de sniffer ce petit rail de coke, de boire ce petit shoot de vodka, d'emprunter l'un ou l'autre chemin pour retourner dans l'autre monde. Peut-être parce que, au fond, il voulait se garder en vie. Pour Lou.

Andrew sursauta quand une fille qu'il connaissait trop bien s'assit à côté de lui. Il leva les yeux vers elle, sa chevelure l'avait déjà fixée sur son identité. La douce et petite Nora Jane, il était incapable de se souvenir de leur dernier après-midi passé ensemble. Il avait pris la mauvaise habitude de s'éloigner de ses amis, et la récente mauvaise nouvelle avait plutôt aggravé la situation.

Il fut surpris d'apprendre qu'elle le cherchait. Cette rencontre n'était donc pas le fruit du hasard, Nora Jane se trouvait là devant lui parce qu'elle voulait le voir. Pourquoi ? Une seule façon de le savoir « Pourquoi tu me cherchais, en fait ? » lança-t-il avant de jouer avec la paille de son verre. En vérité, il avait du mal à supporter son regard. Sans rien faire, Nora Jane le culpabilisait, car elle lui renvoyait en pleine figure les erreurs qu'il commettait depuis quelques mois : il oubliait ses amis, ceux qui avaient besoin de lui, il ne se souciait plus d'eux, il jouait l’égoïste dans son petit monde. « Je te paye un verre ? Bonsoir, d'ailleurs, malpolie va ! » Il se surprit à dire tout ça sur un sourire. Ça faisait longtemps, qu'il n'avait pas souri.

Voir Nora Jane dans un bar à une telle heure ne le laissait pas de marbre. Comprendre qu'elle était là simplement pour lui, par inquiétude et amitié, lui plaisait encore moins. Ce geste le touchait, naturellement, mais il s'en voulait d'autant plus d'emmener la petite NJ dans des lieux si inhabituels pour elle. Pire, le spectacle qu'il lui montrait n'avait rien de glorieux. « Oh, Scuse, j'étais perdu dans mes pensées j'écoutais pas. Non je ne suis pas encore sourd. » expliqua-t-il sur la défensive.

Nora Jane n'y allait pas par quatre chemins. Elle sauta directement sur le problème, le confrontant à ses soucis. Lui qui assumait si peu d'être là, était encore moins en mesure d'en parler à haute voix. « Ah ouais ? Peut-être que je ne l'entends pas non plus. Je deviens peut-être vraiment sourd alors. » Il se surprit à mimer un visage effrayé, une ancienne habitude qui consistait à exagérer ses réactions, parce que c'était drôle. Et oui, c'était surprenant, car Andrew n'avait rien fait de drôle depuis bien longtemps. « Nan, c'est juste que je n'ai plus envie de parler, à personne. C'est nul, les gens, tu sais. On s'attache, ils nous lâchent, c'est de la merde. Alors j'ai décidé d'arrêter, avec les gens. » Tenir un tel discours pouvait le faire passer pour bourré, pourtant aucune goutte d'alcool ne parcourait son corps. Tels étaient simplement les mots d'un jeune homme désabusé, et pas mal dégoûté de la vie. Et puis des gens, aussi.

Il sirotait son coca avec attention, regardant les bulles éclater dans le liquide noir, les glaçons s'entrechoquer, la paille se remplir. Il aurait pu passer la nuit à assister à ce spectacle, sans faillir. Juliet disait souvent qu'il avait un don pour se passionner des choses inintéressantes. Ça lui faisait passer le temps, plus vite que ce qu'on pourrait croire. Les gens trouvaient souvent cette activité encore plus ennuyante que de ne rien faire, mais en se concentrant suffisamment, Andrew réussissait à ne pas voir le temps passer, et c'était cool. Plus vite 2h sonnait, plus vite le bar fermait, plus vite il rentrait ... pour revenir le lendemain.

Nora Jane réussit cependant l'exploit de le sortir de ses pensées. Surpris par une phrase pourtant si courte, il s'étrangla avec son coca et se mit à tousser. Après quelques coups donnés dans sa poitrine, il se calma, pour la regarder sans comprendre. A croire que dernièrement, beaucoup de gens s'amusaient à lui parler chinois. Il comprenait, encore une fois, les mots employés. Mais la phrase ... Pourquoi NJ était-elle suffisamment débile, naîve, pour ne pas le lâcher ? « Tu devrais pourtant, NJ, quitte le bateau avant qu'il ne coule, c'est plus sûr » Il hocha la tête, comme pour signifier qu'il était en accord avec ses propres propos. « Vas y file, je payerai ton verre. » Et il se concentra à nouveau sur son verre, quelques longues secondes, avant de regarder à nouveau son amie qui se tenait là, immobile. « Ben alors ? » il lui avait donné l'autorisation de partir, sa bénédiction pour l'abandonner à son tour, comme les autres. Que voulait-elle de plus ? « Tu sais, tout le monde est au courant, pour Lou et moi. Dirty Secret en a parlé, ça a fait le tour du quartier. Tu crois que Christian, Lukas ou Greg seraient venus voir comment je vais ? Mais nooon, ils ne s'inquiètent pas pour leur ancien pote, avec qui ils ont tout partagé, mais de qui ils n'ont plus rien à foutre. » Enervé par cet abandon, il reposa très brutalement son verre sur le comptoir.

Nora Jane ne bougeait pas, elle restait à côté de lui immobile. En jetant un oeil sur elle, il lisait dans son regard l'éclat de la détermination. Elle ne partirait pas. Du moins, pas tout de suite. Andrew était sincèrement touché par cette amitié. Si, dans ses instants de solitude, il avait parfois imaginé quelqu'un venir le sauver du naufrage, jamais il n'avait pensé à Nora Jane pour tenir ce rôle. La trop fragile Nora Jane, comment pourrait-elle supporter le poids qu'était Andrew, alors qu'elle peinait bien souvent pour s'affirmer ? Une personne était un exploit pour elle, pourtant elle était là, pour s'encombrer d'Andrew. Pourquoi ? La question à 100 milliards. Alors, plutôt que d'imaginer dans sa tête mille et une raisons plausibles, Andrew décida d'aller au plus simple : il lui demanda. « Mais pourquoi ? Pourquoi tu insistes et tu restes là ? » Pourquoi le sauver ? Il n'était pas destiné à sauver le pays, à inventer le remède du Sida ou à éradiquer la fin dans le monde. Il était plutôt l'un des mecs les plus banals au monde, Nora Jane n'aura pas de mal à lui trouver un remplaçant. Et il se détestait un peu plus de penser ainsi, c'était si pathétique. Mais maintenant qu'il ne représentait plus rien pour Lou, il avait l'impression d'être inutile pour tout le monde. Elle avait toujours été son roc, sans le savoir. Maintenant, il n'avait plus rien pour se raccrocher. Mais surtout, il ne trouvait aucune raison valable pour le faire. Relever la tête, se hisser hors de l'eau ... et croiser Lou, passer devant sa maison tous les jours. Ça tenait du suicide, il n'en était pas capable. Et qu'on ne lui sorte pas que les dix filles du dicton n'attendaient que lui : il se fichait royalement des dix filles qu'il retrouverait après celle qu'il avait perdu : il voulait Lou, et personne d'autre. Il voulait son rire, son visage, sa franchise, sa détermination, son courage ... Seulement elle.

Andrew aurait voulu lui dire de se taire, il ne souhaitait pas entendre tout ça. D'abord gêné par une telle franchise, mourrait d'envie de se boucher les oreilles, afin de ne pas entendre ce défilé de rose et de bonbon et de soleil et de bisounours. Mais en même temps, il était si fier, son petit togepi était devenu un grand pokemon très puissant, capable de dire ce qu'elle avait sur le coeur sans peur ! S'il n'avait pas été si tristes, ses yeux auraient pu briller, même ! « Han, c'est si beau ce que tu dis, tu es devenue une grande fille ! » Il se surprit à lui caresser les cheveux comme à un toutou, pour rire. Elle réveillait des choses en lui, son humour, sa vitalité, alors qu'il les croyait mort à jamais. Mal à l'aise, il enleva brusquement son bras et se concentra sur son verre encore. A croire qu'il ne voulait pas guérir. Pas sans Lou.

Mais Nora Jane lisait ses pensées, sans le savoir. Elle reprit de plus belle, lancée dans son élan de courage. Andrew aurait bien voulu savoir ce qu'elle avait pris, malheureusement il était interdit de toute drogue. Néanmoins, elle lui avait transmis ce courage bizarre. « NJ, je sais pas si j'en suis capable, je ne sais plus qui je suis, maintenant que Lou n'est plus là. » Dans la confidence, il lui adressa un regard implorant, en quête d'une réponse.

Quand Nora Jane se recroquevilla sur elle-même, honteuse, Andrew s'en trouva d'autant plus attendri. Elle était tellement attendrissante, c'était fou. Si Andrew avait un jour une fille, il la voulait aussi choupi que la jolie rousse. A cette pensée, il se stoppa net, immobile, comme s'il venait de voir un fantôme. Il avait failli en avoir un, d'enfant, ça aurait même pu être une fille. Elle aurait même pu être choupi (mais pas rousse, heureusement). Il se trouvait là à un moment déconcertant, crucial. Allait-il s'écrouler à terre, dans un déluge de larmes ? Certainement pas devant NJ. Mais il pouvait en exprimer quelques symptômes, se replier sur lui même à nouveau, repousser la jeune fille, puis s'enfuir chez lui, à l'abri, où il pouvait s'exprimer autant qu'il le souhaitait. Ou alors, il pouvait faire face, être un battant, être un warrior, s'il se souvenait encore de la définition de ce mot qu'il avait tant de fois prononcé dans le passé ...

Elle était là, elle restait avec lui, pour le guider dans sa procession, pour le soutenir, pour l'aider à porter sa lourde croix. Il devait accepter, même s'il détestait ça. Il aurait voulu la repousser et continuer à plonger, parce que c'était plus facile, plus simple, parce qu'il ne voulait pas sortir sa tête hors de l'eau sans Lou. Mais il était incapable de la repousser, parce que c'était Nora Jane, cette fille qui ferait pâlir de jalousie les pokemon les plus kawai. « Alors vas-y, dis moi ton idée ! » C'était un test, certainement. Si elle bluffait, il aurait une occasion en or pour la renvoyer chez elle et rester seul à jamais.

Il soupira. Honnêtement, il n'avait pas la foi pour chercher qui il était. Etait-il gentil, sympathique ? Quelqu'un qu'on adore ou quelqu'un qu'on méprise ? Cette interrogation sur lui même ne serait certainement pas un succès. Mais pour Nora Jane, afin de ne pas la décevoir, il se devait d'essayer. Un instant, il se demanda pourquoi elle gardait son opinion pour elle. Peut-être que ses joues rosiraient à nouveau si elle dévoilait ce qu'elle avait sur le coeur. Et rien que pour cette raison attendrissante, il se devait d'essayer. « Pff, t'es chiante. Alors voyons, qui je suis qui je suis ... » Il sonda son esprit, mais il l'avait laissé en friche depuis trop longtemps. Des souvenirs trainaient ça et là, écrasés sous le poids de nombreuses idées noires. Il devait défricher tout ça, faire du tri, ranger les souvenirs, les regrets et les remords, laisser de la place pour le présent et pour le futur. « Je crois que je suis, du moins j'étais, un mec drôle, qui aimait bien faire le con pour faire rire les gens. Un fana de pâtisserie aussi. Et quelqu'un qui cherchait une solution impossible pour ne pas reprendre la boîte de son père plus tard. Et encore avant ça, j'étais un drogué et alcoolique, qui couchait avec plein de filles, sans me souvenir de la moitié d'entre elles parce que j'étais soit trop stone soit trop bourré. Mais ce n'est pas cet Andrew là que je devrais redevenir. » Le souci, c'est que chaque mot, chaque caractéristique, chaque part du bon Andrew le renvoyait à Lou. Les blagues vaseuses qu'il lui faisait, les moments où il jouait la comédie et qu'elle marchait, les petits plats qu'il préparait pour elle, et sa façon qu'elle avait de le soutenir dans ses études qui lui plaisaient si peu. « Quand je suis revenu ici, j'ai été rapidement branché sur Lou. Elle faisait partie de ce que j'étais, tu vois. Sans elle j'aurais peut-être replongé. » Y'a tellement de meufs opés, ici. Sa soeur, par exemple. Andrew n'avait jamais dit à NJ qu'il avait couché avec Elin. Il y avait prescription, c'était avant qu'ils se connaissent, avant qu'il parte à Londres, du temps où il était un "mec comme ça", un mec qui traîne en soirée pour pêcher n'importe quelle meuf. Mais et si lui avouer pour Elin était la solution miracle ? NJ, trahie, s'enfuirait sur le champ. Et il pourrait enfin choisir sa solution de facilité.

Malheureusement, Nora Jane n'avait pas tort. Ce travail de recherche sur lui même ne se ferait pas en une soirée dans un bar. Ça demandait du temps et de la réflexion. Tout ce qu'Andrew détestait. Il souhaitait déjà baisser les bras, tant pis, il avait fait un bel essai mais le ballon n'était pas entré dans le filet. Il la regarda, bien évidemment elle n'avait pas besoin de savoir qu'il abandonnait, qu'il se résignait.

Mais en la regardant, il réalisa qu'il ne voulait pas laisser tomber. En voyant sa petite bouille toute gentille, ce petit ange qui était là pour lui alors qu'il n'était qu'un gros égoiste qui ne voulait pas se bouger dans la vie, il culpabiliser. « Raaaah » Il râla, parce que rien n'était simple, parce qu'il ne trouvait pas le chemin à emprunter pour remonter la pente, parce qu'il ne savait pas s'il devait rester dans sa spirale infernale ou non. « Je vais m'en sortir, promis » Il posa sa main sur la sienne et la serra, en souriant. Il savait qu'elle était là. « Je suis désolé de t'avoir lâché pendant plusieurs mois, NJ. » Il réalisait qu'il avait peut-être raté beaucoup de la vie de la jeune fille. « T'as pas rencontré ton prince charmant en mon absence, j'espère ? Je m'en voudrais d'avoir manqué ça ! » Il changeait de sujet, assez parlé de lui, il rêvait d'histoires un peu plus jolies.

Il soupira. La réponse de Nora Jane était prévisible, et le contraire l'aurait grandement étonné. Il avait simplement cru au miracle un instant, et espéré que la jeune fille se soit enfin ouverte. Mais la petite restait inlassablement fermée, trop peureuse pour se lancer. Il s'en voulut un peu plus d'avoir pointé aux abonnés absents, la disparition de son Hitch momentané avait dû forcer NJ à régresser. Déjà qu'avec lui, elle ne se lâchait pas facilement, alors sans ... « Baaah, je parie qu'ils sont tous pourris dans ta classe, c'est pour ça ! » dit-il, comme pour excuser ses erreurs.

Il secoua son verre où les glaçons s'entrechoquaient. Il n'avait même pas percuté que son coca était terminé, trop surpris de tenir une conversation, dans ce bar, où il était resté seul depuis des mois. « Je te ramène ? Je passe devant chez toi avant d'arriver chez moi de toute façon. Par contre je suis à pied. » Il haussa les épaules dans une moue gêné, il détestait conduire. Il avait passé son permis car ses parents ne comprenaient pas qu'il souhaite rester dépendant, et depuis le jour où il avait reçu le fameux document, sa mini dormait silencieusement dans le garage, et n'en sortait que pour de très rares occasions.