Ce soir-là, Lorenzo fut pris d'un élan de romantisme, comme il n'avait pas eu depuis longtemps. Quand il rentra chez lui, après une journée de travail arasante, il alla trouver Summer pour l'inviter au restaurant. Oui, il invitait sa femme à sortir. Ces derniers temps, il s'était beaucoup remis en question, et il avait finalement remarqué avec honte qu'il était un mari en carton depuis un moment. Il décida donc de faire plaisir à Summer, et de s'afficher avec son épouse en public. Certes, les quelques rumeurs d'infidélité qui couraient à son sujet y étaient pour quelque chose, mais c'est surtout l'intention qui compte non ?

Histoire de mettre les petits plats dans les grands, il se changea même pour revêtir une tenue plus élégante que ses fringues de travail fatiguées. Summer en fut de même, elle était ravissante et Lorenzo se surprit à la regarder, ne comprenant ce qui lui prenait. Vite, il se ressaisit et ils partirent au restaurant.

Il avait réservé une table, afin d'être sûr que la soirée ne soit pas semée d'embûches. Ils arrivèrent vers 20h et le serveur les mena à leur table. Peut-être était-il parano mais Lorenzo avait l'impression que quelques regards se tournèrent vers eux, à leur passage. Il choisit de ne pas y faire attention, même si cette tâche était difficile. En gentleman, il lui présenta sa chaise, puis s'assit à son tour. Pour tout dire, il ne savait pas ce qui lui prenait. Peut-être que la conversion avec Rose lui avait fait l'effet d'un électrochoc. Peut-être voulait-il sauver les apparences. Lorenzo cherchait rarement les raisons qui motivaient ses actes, surtout quand les réponses risquaient de ne pas lui plaire.

Voudrais-tu une coupe de champagne pour commencer ?

Lorenzo se rendait rarement au restaurant, préférant habituellement cuisiner lui-même (et impressionner ainsi les filles avec ses talents culinaires). Mais sa relation avec Summer n'était pas du même ordre. Les choses auraient pu en être autrement, si les circonstances de leur rencontre eut été différentes. Bizarrement, cette idée rendait Lolo amer, à croire qu'il regrettait un peu. Mais éprouver des regrets étaient une chose que Lorenzo détestait, une pratique bonne pour les loosers. La situation était ainsi, il devait s'en accommoder. Apprendre à l'apprécier, tout faire à l'envers en fait. À 28 ans, Lorenzo n'était pas naïf, il n'était plus rêveur. Ce n'est pas parce qu'une situation ne nous convient pas que l'imaginer autrement suffit pour la changer. Penser ainsi était triste, certes, Lorenzo avait parfois l'impression d'être un de ces adultes aigris qui peuplent le quartier. Mais on lui avait fait entendre raison, récemment, et il l'acceptait. Pourtant, il fut bien ravi que le serveur apporte leurs apéritifs et le tire de ses pensées déprimantes.

Santé chérie !

Peut-être avait-il parlé plus fort qu'à son habitude, pour les autres. Il trinqua avec sa femme puis but une gorgée de sa coupe. Il regretta qu'aucune mise en bouche ne fut apportée avec l'apéritif. Lui, préparait toujours quelques antipasti, mais il se garda de faire une remarque à ce sujet, ne voulait insuffler dans cette soirée aucune pensée ou parole négative. Ils étaient un couple heureux et il voulait que ça se sache.

As-tu déjà une idée de ce que tu souhaites commander ?

Tout en parlant il prit sa carte et commença à y plonger ses yeux. Déjà, une chose était sûre pour sa part : il ne choisirait ni pizza, ni pâtes, ni tout autre plat italien. Lorenzo se cachait souvent derrière une fausse modestie, mais une chose était certaine : ces plats seraient sûrement moins bien réussis que les siens.

Au fur et à mesure que le temps s'écoulait, Lorenzo était tantôt pris de regrets d'avoir eu cette idée, tantôt fier d'avoir invité sa femme. Quand il commanda le champagne, il pensa que tous les deux ne sauraient pas avoir une conversation durant tout un repas, que la situation deviendrait vite gênante et alimenterait les ragots à son sujet. Quand il eut trinqué avec sa femme et qu'il commença à lire la carte des plats, il se blâmait intérieurement de ne pas avoir proposé cette sortie plus tôt. Dans son esprit, l'ange et le diable se menaient une guerre sans fin, Lolo ne saurait jamais vraiment si au final, cette soirée était une bonne idée. A part en mettant son cerveau sur pause et en la regardant se dérouler, suivre son cours, comme toute soirée normale. Il ne réussirait jamais à trancher, de toute façon. Quand Summer reprit la parole, il en profita pour oublier cette dispute sans fin qu'il menait avec lui même. « Oui à nous alors ! » Il avait beau se creuser les méninges, il ne trouvait aucune autre phrase à ajouter. C'était pathétique, il était incapable de tenir une conversation avec sa femme. Mais au moins, il en avait confiance et tâchait de faire quelques efforts. Enfin, pour le moment, il mimait la recherche de sa commande. En réalité, il cherchait de quoi parler avec Summer. De boulot ? Il grimperait d'un cran dans le pathétisme. De sa meilleure amie qui avait coupé les ponts avec lui parce qu'il avait eu une aventure avec sa petite soeur ? Mauvaise idée. De Elias qui le tannait pour sortir et s'éclater ? Mauvaise idée également. De ce qu'ils allaient manger ? C'était effectivement la seule possibilité qui semblait leur rester.

« Le plat du jour ? C'est une bonne idée. Moi j'étais tenté par une escalope milanaise, mais je sens que je vais être déçu. Je vais pencher pour une entrecôte, je pense. » Au moins, c'était un sujet qui plaisait au jeune homme. Effectivement, il avait fait exprès d'en dire autant, de ne pas juste s'en tenir à "entrecôte" en guise de réponse. Il avait voulu meubler la conversation, mais voilà que celle-ci retombait encore une fois dans le silence. Heureusement, Summer les emmena sur un nouveau sujet. Elle semblait plus inspirée que lui, ce soir et, mine de rien, il lui était reconnaissant. « Oui, j'ai eu cette idée en sortant du lycée tout à l'heure, je me suis rendu compte qu'on passait peu de temps juste tous les deux, on passe surtout notre temps au boulot et au final notre vie n'est remplie que par le travail, tu ne trouves pas ? » Voilà, il était de nouveau à court d'idées. Lorenzo n'avait jamais été très bavard, cela n'aidait pas sur le coup. Il était toujours disponible pour écouter, mais gardait au contraire tout pour lui. Il parlait peu, pensant que se taire permettait d'éviter bien des problèmes. Ce soir pourtant, il devait tenir une conversation durant toute une soirée, comme une personne normale. « Et puis je voulais faire plaisir à ma petite femme. » Il accompagna ses dires : Summer avait posé sa main sur celle de Lorenzo, il fit alors passer la sienne sur celle de sa femme, et la caressa tendrement, du bout des doigts. Sa peau était douce, comme la peau d'une pêche. Au contact, il crut ressentir quelques frissons, au bout de ses doigts, et cela le fit sourire.

Que Summer fasse preuve d'une telle attention toucha Lorenzo. Après tout, elle aurait pu choisir un met italien, sans penser aux origines de son mari, aux plats qu'il lui cuisinait de temps à autres. Après tout, leur lien de lui donnait pas de telles obligations. Mais elle en fit autrement, et choisit un plat français pour ne pas trahir Lorenzo, il en fut surpris mais garda cette réaction pour lui. Ce n'était ni le lieu ni le moment pour évoquer un tel sujet. Les murs avaient des oreilles, et en parler à demi mots, à coup d'images et de sous entendus, n'était pas le fort de Lorenzo. En plus, il risquait de gâcher le dîner, ils partiraient encore dans une discussion bouchée où Lorenzo regretterait ce qu'il lui imposait là. Garder ses pensées pour lui était donc la meilleure solution. Certes, il aurait permis à la conversation d'être enjouée, et il cherchait ce résultat depuis le début de la soirée. Mais dans certains moments, le silence était de mise. « Pour la peine, et seulement si tu es sage, demain je te cuisinerai le plat italien de ton choix ! » Il accompagna ses dires d'un sourire, pour prouver sa sincérité. Il aimait cuisiner et, au fil du temps, il avait appris à aimer faire plaisir à sa femme. Voilà un an qu'ils étaient ensemble, ils n'avaient d'ailleurs pas eu l'occasion de fêter cet anniversaire, avec la fin d'année scolaire mouvementée ... Et toutes ces rumeurs qui forçaient Lorenzo à éviter toute discussion trop longue avec sa femme. Heureusement, Summer se tenait à la première raison, et ne soupçonnait apparemment pas son mari de l'éviter délibérément. En tout cas, elle n'évoqua que leur travail. « Je suis ravi que cela te plaise. Nous avons enfin du temps pour nous, il faut en profiter hm ... » Il mit fin à sa phrase de façon énigmatique. Il avait eu l'idée de proposer à sa femme quelques jours de vacances. La destination lui importait peu, il fallait juste s'éloigner de Magnolia, mais finalement il se retint d'évoquer sa proposition, sans savoir pourquoi. Eux deux, à l'étranger rien qu'à deux, en vacances ? C'était un tableau fort étrange. Il ne fallait pas se voiler la face, quand Lorenzo pensait aux vacances, Summer n'était pas la première sur la liste des personnes pouvant l'accompagner. Et là, il pensait à des vacances en amoureux, il était vraiment tout noir ou tout blanc.

Quand le serveur vint prendre leur commande, il oublia bien vite son idée, lâcha la main de sa femme et indiqua ce qu'il avait choisi. Le serveur leur précisa alors les animations de la soirée, et Lorenzo regretta soudainement d'être venu. Eux, danser et chanter, comme un couple normal ? Ils n'étaient pas des habitués de ce genre de pratique, de laisser aller. Un instant, il osa imaginer Summer et lui, sur scène, en train de chanter des chansons clichés comme "Every breath you take", "Right Here waiting for you" ou "Can't stop loving you". C'était inimaginable, en fait. Mais qu'importe, ils n'étaient pas obligés de se prêter aux animations. D'ailleurs, Summer n'y fit aucun commentaire, et préféra aborder un autre sujet. Après réflexion, Lorenzo aurait préféré parler Karaoké, tout compte fait. « J'en suis désolé ... Chérie. Liam est également venu me voir, pour savoir si j'avais des choses à lui raconter ... Effectivement ça devient lassant. » Il ne savait pas quoi ajouter. Mais bien sûr, s'il était désolé, c'était parce que c'était sa faute, tout ça. C'est lui qui fricotait avec d'autres filles et donnait lieu à des rumeurs. Enfin, d'autres filles, une autre fille ... Mais il ne devait pas penser à Nina, surtout pas. C'était fini, elle l'évitait désormais. Que Rose ait un discussion avec elle, lui apprenne que Lorenzo avait des sentiments pour elle ... N'avait rien changé. Elle avait tourné la page, il devait en faire de même. D'ailleurs, il ne la verrait plus l'année prochaine, cela serait donc sans doute plus facile. Quoi qu'il en soit, ce sujet le mettait mal à l'aise, et il en voulait un peu à Summer de l'avoir mis sur le tapis. Ils devaient parler d'autre chose, n'importe quoi ... « Tu voudrais t'éloigner de Magnolia, quelques jours, voir autre chose ? J'avais envie qu'on parte en vacances, rien que tout les deux. Si tu n'as pas le temps, je le comprendrais parfaitement, mais ça te permettrait d'oublier toute cette histoire » Bien sûr que ça ne le gênait pas qu'elle dise non, mais connaissant Summer elle n'oserait peut-être pas, de peur de le vexer. Il avait encore parlé trop vite, sans réfléchir ...

Il émit un petit rire, quand Summer précisa qu'elle pouvait être sage pour un plat italien. Elle était mignonne et, cela surprit Lorenzo, sa réponse le fit craquer. Il se sentait un peu idiot, niais ... Et ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Pourquoi diable se laissait-il aller à de tels attendrissements ? Ce n'était pas son genre, ce n'était pas leur genre. A croire que, peu à peu, Summer allait avoir raison de lui.

Mais tout ça lui passa bien vite, quand ils parlèrent de leurs pseudo problèmes de couple. Techniquement, ils n'avaient pas de problèmes ... car ils ne parlaient de rien. Jamais Summer ne l'avait surpris en flagrant délit de tromperie. Jamais Lorenzo ne lui avait avoué avoir embrassé une autre fille. « Tu connais les gens ici, à l'affut du moindre ragot. Regarde cette pauvre Lou Huntington, comme ce journal en ligne l'a attaquée il n'y a pas longtemps. Je l'ai vu il y a quelques jours, si tu voyais comme ça la touche. Ces gens sont tellement ... méchants et pathétiques, ce sont les inconvénients de la vie dans un quartier résidentiel. » Repenser à sa discussion avec Lou l'énerva, car il trouvait cela injuste qu'elle souffre ainsi. Malheureusement, il ne pouvait rien faire pour elle ... Eux par conte, pouvaient effectivement s'évader quelques temps, pour se préserver. « Je ne me force pas à partir en vacances voyons ! » Il rit gentiment d'une telle suggestion, comme si partir en vacances était une corvée. Décidément, Summer était vraiment trop gentille, trop attentionnée. Lui par contre ... Mais qu'importe, là n'était pas la question, pour le moment. « Nous sommes tous les deux exténués, changer d'air nous ferait du bien ... Dis moi en quoi c'est contrariant ! Tu as une envie de destination ? » Lorenzo n'avait pas du tout réfléchi à ce côté de l'idée, par contre. Naturellement, l'Italie lui vint tout de suite à l'esprit, mais sa conscience lui disait qu'il était peut-être encore trop tôt pour retourner sur la terre de ses ancêtres ...

Summer laissa s'écouler un long silence, avant de reprendre la parole. Durant tout ce temps, Lorenzo l'avait observé avide de connaître sa réaction. Leur discussion était avant tout formelle. Dans chacune de leurs phrases, des mots employés, on pouvait trouver une multitude de non-dits, de sous-entendus. Leur relation elle-même était basée sur des qu'en dira-t-on. Alors, Lorenzo devait lire dans le regard de sa femme, ce que cette dernière pensait vraiment, ses paroles n'étaient bonnes qu'à rassurer les oreilles indiscrètes autour d'eux. Il n'était pas dupe et avait conscience que Summer n'était pas si naïve, elle devait se douter que Lorenzo n'était pas blanc comme neige, mais la singularité de leur relation l'empêchait de lui poser vraiment la question, autrement que par principe. Une question qui attendait une réponse sincère, mais rien n'autorisait Summer à la poser. Lorenzo n'avait pas de comptes à lui rendre. Pourtant, il s'était habilement appliqué à détourner la conversation sur Lou, par sécurité. Même si leur discussion n'allait rester qu'évasive, il ne voulait pas en parler plus longtemps. A Summer de conclure alors une phrase bateau. Oui les gens jugent sans connaître, mais ce n'est pas pour autant qu'ils ont tort et ne visent jamais juste. Mais Lorenzo était trop intelligent pour lâcher cette remarque. « Totalement, et ils ne méritent pas que nous parlions d'eux plus longtemps. » Ou comment clore fermement et sèchement ce sujet de conversation.

Evoquer leur futur voyage était bien plus intéressant. Et puis, Lorenzo avait ainsi l'impression qu'ils étaient un couple normal, et cela le rassurait. Mine de rien, il s'en voulait un peu d'imposer cette situation à Summer, alors il voulait lui faire plaisir, de temps à autres, être un mari modèle à défaut d'être un mari vraiment présent. Summer évoquait beaucoup de destinations différentes. L'Europe, l'Amérique du Sud ... Lorenzo lui fut reconnaissant de ne pas évoquer l'Italie, elle devait savoir que prononcer le nom de ce pays le rendait toujours nostalgique, et elle avait dû remarquer qu'il restait souvent évasif, quant à la période de sa vie là bas. Le problème qui se posait à eux, c'était le lycée. L'inconvénient quand on est prof, c'est qu'il faut attendre les vacances, si on veut partir longtemps et loin. Ou alors, ils pouvaient toujours partir un weekend, à New York, ou à Miami ... Mais plus loin, c'était difficilement faisable. En fait, tout dépendait de Summer, de si elle était vraiment au bout du rouleau, ou de si elle était en mesure de patienter jusqu'à Octobre, ou de si elle n'en pouvait plus de l'air étouffant qui régnait à Magnolia, des regards qui se tournaient vers "la femme du professeur à qui on attribuait des relations extra conjugales". Il se surprit bizarrement à s'appliquer autant, pour faire le bonheur de sa femme. On pouvait trouver son comportement charmant, mais en réalité ses intentions n'étaient pas vraiment louables. Bien évidemment, il cherchait à enlever cette culpabilité qui lui occupait parfois l'esprit, de façon trop insistante. « Malheureusement notre rentrée approche, mais nous pourrions partir un weekend à New York, et attendre les vacances scolaires d'octobre pour s'offrir un vrai voyage, qu'en dis-tu ? » oui, c'était à elle de tout choisir. Il entendit alors des personnes s'essayer au karaoké. il tourna le regard quelques secondes, un couple. Il leva les yeux au ciel ... Puis se dit que ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée, plus tard dans la soirée, après une bouteille de vin. En parlant de boisson, le serveur apporta alors la bouteille qu'ils avaient commandé. Lorenzo le goûta, et fit ensuite un signe de tête au jeune homme, pour lui indiquait que le vin lui convenait. Il attendit que sa femme soit servie, puis leva son verre, pour trinquer .« Je lève mon verre à ce diner et à nos futures vacances ! »

Il n'était pas rare que j'aille me faufiler à l'intérieur des restaurants de Magnolia, histoire de voler quelques restes tandis que les serveurs avaient le dos tourné. Aujourd'hui, j'y allais pour une autre mission et le spectacle que je pus apercevoir me satisfit pleinement ! Il était temps pour moi de frapper. Le garçon qui s'occupait du karaoké, Pascal pour les intimes, s'avança vers le couple avec le micro :

« Hé ma p'tite dame, ça vous dit de nous faire un show ? Un duo pour vous et votre bellâtre. » Néanmoins, regardant avec plus d'attention Lorenzo, ce cher Pascal reprit : « Tiens donc, je vous ai déjà vu ici avec une jolie petite brune vous ! On s'intéresse aux rousses maintenant ? » Suivit d'un clin d’œil.

Il était ravi qu'elle accepte l'idée du weekend car, mine de rien, ils n'avaient jamais fait grand choses ensemble. Ils avaient peu de photos dans leur album de famille, ils faisaient rarement des activités propres aux couples. Jamais ils ne cuisinaient ensemble, c'était soit l'un soit l'autre. Jamais ils ne revenaient ensemble du lycée, ou très très rarement. Alors un restaurant, maintenant un weekend, ils devenaient deux fifous !

Mais une fois ce sujet clos, Lorenzo réalisa tristement qu'ils n'avaient plus grand chose à se dire. Ils se regardaient un peu dans le blanc des yeux, cherchant chacun un moyen de relancer la conversation, un peu en vain. Heureusement, leurs plats arrivèrent, de qui alimenter leur discussion, quelques secondes. Deux ou trois mots échangés sur leurs plats respectifs, un bon appétit, et le silence était de nouveau de mise. Leurs couverts grinçant contre leurs assiettes étaient plus éloquents qu'eux, c'était pour dire. « Ton plat est bon ? Je dois avouer que, moi, je me régale ! » Il avait honte de ses paroles lamentables, honte d'être un si piètre mari. Il n'avait u'une hâte : que le repas se termine. Et qu'ils rentrent, vite. Pourtant, il avait vraiment cru que la soirée aurait pu se dérouler normalement, comme le repas au restaurant d'un couple traditionnel. Mais ils étaient tout sauf traditionnels, et avaient trop peu en commun. Ah moins qu'ils ne se mettent à parler de leur maison ? Il fallait mieux rentrer d'abord. Sans s'en rendre compte, ils avaient mangé un peu trop vite, inconsciemment poussés par la gêne, peut-être.

« Tu souhaites un dessert ? » Avant même que Summer ne lui réponde, Monsieur Karaoké vint vers eux, et leur proposa de pousser la chansonnette. Chanter était la dernière chose dont Lorenzo avait envie. Mais peut-être Summer avait-elle un avis différent. Alors, avant de se permettre toute réflexion, il leva les yeux vers sa femme, guettant sa réponse. « Ça te tente toi ? » Il lui fit un gentil sourire, ne voulant pas la forcer à refuser, si son coeur pensait le contraire. Elle semblait perdue dans ses pensées, Lorenzo tentait toujours de décrypter son visage, et c'est alors que Monsieur Karaoké reprit la parole. Comment ça il se souvenait de lui ? Lorenzo le foudroya du regard, et il repartit aussitôt, sans demander son reste. Le pauvre professeur peinait à regarder sa femme dans les yeux, mais il dut bien se résoudre à poser son regard sur elle. Son regard était noir de rage ... ET LE PIRE C'ETAIT QUE CE MONSIEUR KARAOKE LE CONFONDAIT ! Pour cause, les seules fois où Lorenzo était venu ici avec d'autres filles dataient d'avant son mariage. Or ce monsieur ne pouvait pas avoir une si bonne mémoire. Depuis son retour, il avait revu une seule fille : Nina. Et ils ne s'étaient jamais affichés dans des lieux publics. Pire, ils s'étaient revus deux ou trois fois, tout au plus. Et il ne s'était jamais rien passé. Alors ce monsieur perdait carrément la raison, et Lorenzo nota de le signaler en sortant. Mais pour l'heure, il avait un problème bien plus important à régler : Summer. « Je t'assure que je ne sais vraiment pas de quoi il parle, il doit me confondre ... » Ses yeux mourraient d'envie de se baisser, mais Lorenzo tenait bon. Regarder vers le bas serait signe de culpabilité. Or Lorenzo n'était pas coupable, il n'avait rien fait ... pas ici en tout cas. Mais Summer avait décidé de rester silencieuse. Le calme avant la tempête, présumait Lorenzo. « Sum' ? »

Lorenzo restait interdit, attendant la réaction de sa femme. Celle-ci serait lourde en conséquence, eux qui commençaient à se rapprocher, voilà qu'ils risquaient de faire un nouveau pas en arrière. Lorenzo en voulait à cet homme idiot, car en plus il s'était trompé. Mais bien vite, il finit par s'en vouloir à lui même : au fond, cela aurait très bien pu se produire, ailleurs, dans un lieu où le jeune homme aurait emmené Nina. Car il l'avait revu, après son retour, même si ce n'étaient que quelques fois. Il avait commis cette erreur, une belle erreur inutile puisque Nina ne se souciait désormais plus de lui. Qu'en était-il de Lorenzo ? Il avait choisi d'éviter de penser à elle car, à jamais, elle resterait celle qui avait le plus compté. Même l'amour qu'il avait porté à Chiara, sa première petite amie, ne pouvait rivaliser. Avec Nina, c'était indéfinissable. Ce genre de sentiments qui vous poussent à agir comme un idiot, par peur. A coucher avec d'autres filles, dont sa soeur, par exemple. Une peur qui vous pousse à répondre "Vite fait" à la question "Tu l'aimes ?". Des sentiments si puissants, qu'ils vous rendent capables de briser votre mariage. Tout ça pour rien. C'était fini.

Fini, mais les conséquences risquaient toujours d'être désastreuses. Lorenzo était sur le fil du rasoir, un instant fatidique de sa vie ici. Que se passerait-il, si Summer ne le pardonnait pas ? Il n'avait jamais envisagé cette possibilité. Pour lui, il était associé à la jeune femme pour un moment, leur union n'allait pas se dissoudre dans les années à venir. Pourtant, il employait tant de mots bien impersonnels pour qualifier cette relation. Mais, contrairement à Nina, la relation qu'il entretenait avec Summer ne pouvait pas se terminer si facilement. Même une dispute ne pourrait venir à bout d'eux. Mais une infidélité exposée, peut-être ? Il était pendu aux lèvres de sa femme ... et celle-ci prit enfin la parole. Il la scrutait du regard, cherchant à décrypter ses paroles. mais Summer était une femme bien mystérieuse, même après tous ces jours passés à ses côtés, il était toujours incapable de comprendre comment elle fonctionnait. Alors, tout ce qu'il pouvait faire, c'était la croire. Et tenter de la rassurer. « Summer, nous sommes mariés, une telle chose ne pourrait, je veux dire ne peut pas se produire » Il marqua une pause, se persuadant qu'il ne mentait pas. Il restait vague, délibérément, laissant en suspens ce qu'il sous entendait par "une telle chose". Se montrer en public avec une autre femme, bien sûr qu'il ne le ferait jamais. Mais voir une autre femme en cachette ? Joker. « Mais pour répondre à ta question, oui je te le dirai » Il réalisa alors que lui poser la question inverse n'aurait ni queue ni tête. Et pourtant, elle aussi avait ses fantômes de relations passées qui rodaient dans Magnolia. Mais elle, était simplement plus mature que lui.

Pour l'heure, Lorenzo voulait simplement clore cette conversation. Lui qui avait détesté le silence qui accompagna leur repas, le regrettait désormais. Mais un nouveau blanc dans leur conversation ne serait que plus pesant. Le mieux à faire pour eux, était de rentrer. Et ne plus proposer ce tel spectacle affligeant aux autres personnes présentes. « Tu souhaites un dessert ? » Néanmoins ils n'avaient pas fini de manger, et sauter le dernier plat aurait pu sembler suspect. Or, ils devaient sauver les apparences à tout prix, coûte que coûte.

Oh comme il se sentait mal, idiot, moins que rien. Il avait gâché son mariage, pour du vent, du vide, de l'air, du rien. Pour une relation trop forte pour avoir un vrai lendemain. Perdu entre la voie du coeur et celle de la raison, il n'avait finalement pas bougé, était resté là, à l'intersection, coincé, et avait finalement gâché et sa relation avec Summer et celle avec Nina. Sa mère lui avait pourtant dit : choisis une seule femme, la bonne, avoir plusieurs femmes dans son ménage n'apporte que des malheurs. Il ne comprenait ses dires que trop tard. Guettant la réaction de Summer comme un assoiffé guette la présence d'un oasis en plein désert, il retenait toutes les tentatives d'explications foireuses qui se bousculaient dans sa tête. "J'ai été idiot", "Je n'ai pas réfléchi", "J'ai mis du temps à me faire à la vie d'homme marié" ... tant d'excuses qui ne pouvaient être dites dans un lieu public. Et même être dites tout court. Lorenzo avait beau répéter à sa femme qu'il aimait leur relation basée sur la sincérité, il venait de lui prouver qu'il n'était qu'un beau parleur, qui affirme une chose mais pense le contraire, qui berne les femmes à coup de regards doux, voix mielleuse et câlins attentionnés. S'il décidait d'être honnête, il allait devoir lui dévoiler toute la vérité. C'était un choix, potentiellement envisageable. Lourd en conséquences, mais pas tant que ça. Si Summer était convaincue de sa sincérité nouvelle, des changements qu'il avait opéré dans son comportement, elle pourrait le pardonner. Mais comment convaincre une personne que l'on a auparavant trahie ? Mission impossible. Elle lui avait offert sa confiance, il n'en avait pas pris soin. Pire, il avait joué avec, l'avait piétinée puis laisser choir. Et dire qu'il détestait ces hommes, qui affirmaient que Lorenzo ne méritait pas la douce et parfaite Summer. De toutes les femmes sur cette Terre, il avait dû s'enticher de celle qui ne présentait aucun défaut. C'était bien sa veine. Il était trop corrompu, pour être à la hauteur. Et pourtant, il les avait contredit, un à un, assurant qu'il était le meilleur mari que Summer puisse avoir. Oh, il leur avait cloué le bec plus par fierté que par vérité. Dans le poulailler, il était le coq qui avait la plus belle poule rousse. Mais il ne s'en était pas montré digne.

Pire, il allait devoir imposer à la jeune fille une nouvelle et rude épreuve : pour lui, impossible de se dérober à leur dîner. Il ne voulait pas donner l'image d'un couple fragile, incapable de partager plus que le plat principal. Ils devaient prendre un dessert, et même un café. Laisser un pourboire au serveur (mais pas à Monsieur Karaoké, lui c'est un con), puis partir main dans la main. Lui glisser quelques mots à l'oreille, la faire rougir et glousser. Pour que tout le monde se dise "quel couple heureux". Une fois chez eux, elle aurait le droit de lui mettre une claque. Mais seulement une fois chez eux, derrière les murs de la maison, à l'abri des regards malveillants. « Moi je pense prendre un dessert, oui. » Il réfléchit quelques secondes, avant de lui proposer. « Tu veux qu'on partage une mousse au chocolat ? Ou une crème brûlée ? » Cette proposition était un peu un test, en somme. Veux-tu accepter cette main tendue ? Veux-tu faire, une nouvelle fois, table rase du passé, et afficher le visage d'une épouse heureuse ? Il lui demandait bien des efforts et en avait pleinement conscience, mais elle était avec lui là dedans.

En plus d'un an de mariage, Lorenzo avait retenu quelques informations sur sa femme. Notamment qu'elle adorait le chocolat. Comme beaucoup de femmes certes. Mais il s'agissait là de sa femme, et pour ce soir au moins il devait se focaliser sur elle. Leur mariage venait de prendre un coup assez violent. Affaibli, Lorenzo et Summer allaient s'appliquer à le reconstruire pas à pas. Il avait tout le temps pour ça, désormais. Nina partie, elle avait emporté avec elle les vices du jeune homme, son âme de séducteur. Sans elle, il était désormais un simple mari, avec sa femme pour toute compagnie. Il avait d'autres étudiantes qui ne diraient pas non à une aventure passionnelle, mais il n'avait plus le coeur à de telles passe temps extra-conjuguaux. On avait longtemps dit qu'il aimait les étudiantes. En fait, il avait simplement aimé Nina. et effrayé par le fait de tomber amoureux, attiré par le besoin de rester indépendant, fort, homme, il avait collectionné les conquêtes. Alors, aujourd'hui, il était désormais un simple mari, avec une femme à satisfaire et à combler, comme il l'avait promis le jour de leur mariage.

Quand le serveur apporta leur dessert, il attrapa la cuillère avant Summer, prit une bouchée de la mousse et la porta aux lèvres de son épouse en souriant. « A toi l'honneur, dis moi si c'est la meilleure mousse que tu aies jamais mangée, ou si je dois aller passer un savon au cuisinier ! » Il la courtisait comme s'ils n'étaient pas encore mariés, comme s'il devait la conquérir. En y réfléchissant bien, il n'avait jamais vraiment gagné son coeur. Mais le lot de bêtises qu'il avait commises, et qu'il transportait désormais comme le souvenir de son immaturité, lui faisait prendre conscience qu'il devait améliorer sa relation avec sa femme. Ils allaient vivre leur vie ensemble, ils ne pouvaient continuer sur cette voie. En tout cas, il espérait qu'elle remarquerait - et surtout apprécierait - les efforts qu'il allait faire. Une fois leur dessert terminé, ils n'avaient plus de raison de s'attarder ici. Même si Monsieur Karaoké avait disparu, l'ombre de la fameuse fille brune planait encore sur eux, sur leur couple, comme un gros nuage gris annonciateur d'orage imminent. « Nous rentrons ? » Il se leva le premier, précisant à sa femme qu'il allait payer. Une fois cette tâche accomplie, il lui tendit la main, la posa sur son bras, et ils se dirigèrent vers la sortie. Une fois dans la voiture, Lorenzo ressentit le besoin de souffler un bon coup, décompresser après ce repas éprouvant. Désormais, ils étaient à deux. « Je suis désolé pour tout ça. » Il fut incapable de la regarder dans les yeux, alors préféra démarrer au plus vite, pour oublier cet incident.