Lucy, la cruelle, le forçait à parler de quelque chose qu'il aurait certainement préféré oublier. Mais elle, voulait savoir. Ce manquement à sa parole l'avait profondément blessée. D'abord, elle avait attendu ce moment avec énormément d'impatience, ensuite, elle s'était sentie trahie par celui en qui elle avait mis tant d'espérance. Lorsque Julian lui expliqua ce qu'il s'était passé, elle l'écouta avec attention, et ne put que comprendre. Les histoires de famille étaient difficiles à gérer, et elle concevait très bien que dans la famille King elles le soient encore plus. A la fin de son explication, elle hocha la tête et la tourna vers lui. Il ne la regardait pas, préférant fixer le large. Elle fit de même. Elle ressentait bien son malaise et se reprocha d'en être la cause. Apparemment, elle n'avait pas été la seule à avoir été blessée. Elle resserra doucement sa main, pour le réconforter.

C'est... c'est acceptable, finit elle par conclure.

Elle avait confiance en lui, et savait qu'il lui disait la vérité. Il n'avait aucune raison de lui mentir, sinon jamais il n'aurait organisé cette soirée pour se racheter. Après quelques instants, elle s'arrêta, face à la mer, et fixa la ligne d'horizon. Elle peinait à la distinguer, la nuit se faisait de plus en plus sombre. Lorsqu'elle tourna la tête vers Julian, lui aussi était plus difficile à distinguer. Il ne la regardait toujours pas, ses cheveux étaient en bataille à cause du vent et il semblait avoir froid. Lucy, prise d'un élan, vint se blottir dans ses bras. Elle aussi avait froid, et c'était un bon prétexte pour un contact dont elle avait bien besoin, et lui aussi.

Les yeux fixés sur la noirceur de la mer, Julian se refusait à regarder Lucy. Il avait peur ; ses excuses ne rattrapaient pas ses erreurs. Ce n'était pas en étalant ses raisons plus ou moins valables que la brune irait oublier leur rendez-vous foireux. Mais puisqu'elle insistait, Julian ne pouvait lui mentir ou ignorer sa demande. C'est pourquoi il s'était résigné à revenir sur cet incident et à parler du règlement de compte qu'il avait eu avec son père. Il patienta en silence, prêt à recevoir la sentence de Lucy, mais elle s'avéra bien plus compréhensive que dans ses cauchemars. D'une certaine manière, Julian perçut une certaine gêne. Peut-être regrettait-elle d'avoir exigé des explications ? Ou bien ne se sentait-elle pas apte à accorder son pardon, malgré sa réaction ? Le King n'aimait pas voir la jeune fille, ou plutôt, la sentir dans un tel état de malaise. Il fallait qu'il agisse, pour rompre le silence. Mais elle fut la première à bouger, et cela lui facilita la tâche, il n'y avait pas à dire ! Lucy vint en effet se blottir tout contre le brun. Sur l'instant, il faillit sursauter, mais la présence de la Roberts ne le dérangeait absolument pas. Il ne craignait plus ses anciens démons, désormais. Du moment qu'elle était près de lui, sa noirceur n'était plus un souci. Il la vaincrait, coûte que coûte. Aussi, Julian referma ses bras sur Lucy, une main sur l'arrière de sa tête, l'autre dans son dos. Elle semblait avoir froid, c'est pourquoi le jeune homme se positionna dos au vent. Il la protégeait du mieux qu'il pouvait, mais contre les éléments déchaînés, Julian n'était qu'un moucheron sans le moindre pouvoir.

-Tu sembles atteindre l'hypothermie, non ? Lâcha-t-il en se remémorant le plan romantique qu'il avait pensé dans le train. On va trouver l'hôtel de nos rêves ?

La proposition était alléchante. Mais Lucy n'était pas au bout de ses surprises. Car s'il n'avait réservé aucune chambre, faute de savoir en temps et en heure la décision de la Roberts de l'accompagner ou non, Julian avait bien parcouru des pages et des pages internet pour dégoter un hôtel comme dans ses plus jolis rêves. Aussi, il s'efforça de faire comme s'il errait alors qu'en réalité, il avait bien un itinéraire en tête.
Lucy et Julian affrontèrent le vent encore quelques minutes, revenant sur la jetée. Ils marchèrent le long d'une rue avant de tomber nez-à-nez sur une enseigne avec quatre étoiles jaunes. Julian leva les yeux, feintant la surprise.

-Ici, ça te va ?

La disposition du bâtiment promettait une vue sur l'océan, ce que le King avait en tête depuis le début. Cependant, il craignait que Lucy soit déroutée par le luxe des étoiles. Peut-être n'accepterait-elle pas qu'il débourse des centaines de dollars juste pour eux. Après tout, l'amour c'est aussi savoir tout accepter, même le pire ! Mais Julian se fichait bien de faire chauffer sa carte de crédit. C'était pour Lucy. C'était pour sa lumière. C'était pour sa nouvelle vie.

HJ : C'est tellement nul que tu as le droit de me torturer jusqu'à la mort. Je suis désolée, tellement désolée; --'

En venant se blottir dans ses bras, Lucy avait espéré chasser la culpabilité qui semblait ronger Julian. Ce premier rendez vous manqué serait sûrement dur à oublier pour Lucy et laisserait peut être un arrière goût amer au début de leur relation mais ce soir, il ne serait plus question de cette triste histoire. Il n'était question que d'eux et de leur idylle naissante. Lorsqu'il proposa de quitter le bord de mer glacé, Lucy ne put qu'acquiescer, le froid commençait à l'engourdir et finalement, l'idée d'hypothermie ne la tentait plus tant que ça. Alors ils quittèrent la plage en quête d'un endroit chaud et douillet. Lucy glissa sa main dans celle de Julian et se laissa guider. Ils marchaient au hasard de la ville - lui semblait il -, faiblement éclairée par les lampadaires. La nuit désormais était opaque et Atlantic City lui semblait bien moins accueillante qu'à leur arrivée. Mais Lucy n'eut pas le temps d'apprécier la profondeur de la nuit que déjà Julian s'arrêtait devant un bâtiment. Lucy leva le nez et fut immédiatement frappée par le luxe apparent de l'hôtel... et par le nombre d'étoiles.

Tu es sûr de toi là ? demanda-t-elle en riant.

Lucy n'avait pas l'habitude de séjourner dans des palaces et parfois, vivre à Magnolia Crescent lui faisait un drôle d'effet. Ses parents étaient de ces gens que l'on appelait aisés, mais n'avaient jamais eu une quelconque fortune. Cependant, elle ne voulait pas se montrer embêtante et encore moins vexer Julian. En soi, l'hôtel 4 étoiles ne lui posait pas problème, bien au contraire, mais elle craignait pour les finances du jeune King. Elle n'aurait pas aimé que Papa King lui fasse une scène parce qu'il avait claqué tout son argent de poche pour impressionner une fille ! Dans tous les cas, elle le suivrait où qu'il irait.

Spoiler:

Oh que oui, il était sûr. D'une part, il ne voulait pas faire les choses à moitié. C'était souvent ainsi, quitte à atteindre ses objectifs, autant ne pas couper par des raccourcis. La forêt semblait dangereuse, mais il n'y avait qu'en serrant les dents et les poings, en se débattant avec les lianes et les herbes folles, en risquant soigneusement sa vie à chaque instant, qu'on pouvait se sentir méritant. Et c'était exactement le propos.
Il hocha la tête et tira Lucy jusqu'au hall de l'établissement. Ils furent aussitôt enveloppés d'une aura douce et chaleureuse qui contrastait fort bien avec les bourrasques de l'extérieur. Julian restait immobile un temps,à observer ce décor étranger. L'oeil vif, il parcourut l'escalier blanc, presque brillant, devant lui, qui se séparait à l'étage en deux parties ; menant certainement vers les deux ailes du bâtiment. Son admiration lâcha un « Waoh » qu'il se refusa cependant à exprimer. Son regard dévia sur l'hôtesse derrière son comptoir tout aussi luisant de clarté. Elle était si charmante, dans son ensemble gris clair, que Julian pensa aussitôt qu'elle avait été embauchée pour ses jolis atouts. Elle avait de longs cheveux blonds tirés dans une queue-de-cheval qui glissaient dans son dos. Elle semblait radieuse et salua le couple le plus naturellement qu'il lui était possible. Julian s'approcha sans vérifier que Lucy le suivait. L'ambiance se portait à la rêverie, lui même ne s'étant jamais rendu dans un endroit si luxueux auparavant. Il se tint droit comme un i face à l'hôtesse, et réussit à avoir l'une des meilleures chambres. Elle osa même lui faire un prix, apparemment sensible à l'apparente nouveauté de leur couple. Elle lui glissa la clef dans la main et lui décrivit le chemin à faire pour se rendre jusqu'à leur suite. Julian acquiesçait machinalement et la remercia nerveusement. La pression venait de le gagner en une fraction de seconde. La raison ? La perspective de trouver cette chambre, ce lit, ce semblant d'intimité uniquement pour Lucy et lui. Se dépasser n'était plus si éprouvant, après avoir rédigé une lettre, proposé une escapade improvisée, marché sur la plage glacée, ça en devenait habituel. Mais partager un temps si précieux, dans un espace si confiné, avec une fille, ça lui paraissait impossible. Il prit une grande inspiration de cet air gorgé de douceur et revint trouver Lucy.

-On y va ? Lâcha-t-il en faisant tourner les clefs autour de son index.

Ils grimpèrent les escaliers sous le regard attendri de la charmante blonde et se hâtèrent presque de retrouver ce qui allait leur servir de domicile pour la nuit. Julian fit tourner la clef dans la serrure et dévoila une pièce immense. Les fenêtres plongeaient sur la baie, offrant un voile de nuit noire à l'océan qui s'étendait à perte de vue, par delà les nuages. Le vent se brisait sur le verre, grondant sa colère et trahissant l'impudeur de la tempête. Julian restait interdit par cette pression terrible de la houle et du vent, et ne prit le temps de regarder autour de lui. Le décor de rêve, des couleurs chaudes, des dorures arrangées avec goût, des meubles aux airs anciens. Mais rien, absolument rien ne rivalisait avec cette sensation, pire encore que lorsqu'il était sur la plage. Ce sentiment d'être plus fort encore que la tempête. Plus fort encore que la nuit. D'être là, à regarder les éléments se déchaîner comme un enfant observerait un poisson dans son bocal.

Julian semblait sûr de lui, décidé, alors elle le laissa faire. Une fois entrée dans l'hôtel, elle fut enchantée de trouver un peu de chaleur et de calme, loin du froid et de la violence du vent à l'extérieur. Ensuite, alors que Julian était au comptoir de la réception, elle fut éblouie par le décor. Tout semblait avoir été pensé et calculé au millimètre près: la lumière, les couleurs, les matières... C'était d'un luxe à faire cligner les yeux. En retrait, elle regardait autour d'elle le hall majestueux. Bien vite, Julian fut de retour et proposa de monter dans la chambre. Elle le suivit donc dans les escaliers. La clé tourna dans la serrure et ils entrèrent. La chambre était magnifique. Evidemment. Lucy sourit, à la fois heureuse et prise d'une véritable angoisse. Elle posa son sac dans un coin, retira sa veste et son gros pull, tout en se délectant de la chaleur du lieu.

Je vais aux toilettes, annonça-t-elle avant de s'éclipser.

La salle de bain la ravit autant que le reste. Tout était en marbre, éclatant, brillant. C'était la première fois qu'elle se retrouvait seule depuis le moment où elle avait rejoint Julian. C'était le moment pour elle de prendre le temps de réfléchir à ce qu'il se passait. L'angoisse qu'elle avait refoulé au maximum en présence de Julian refit surface. Ces instants avec lui avaient été délicieux, mais se trouver dans cette chambre, seuls, lui faisait soudainement peur. Elle ne s'était encore jamais trouvée dans cette situation avec lui auparavant, dans cette intimité qui la réjouissait et lui faisait perdre tous ses moyens. Depuis 18h, elle réfléchissait à comment se comporter, à comment bien faire les choses, mais ce soir, ce serait encore plus dur. Elle se lava les mains et se mouilla le visage. Elle avait encore le bout du nez et les oreilles rouges à cause du froid. Ensuite, elle tenta - en vain - de se recoiffer. Mais le vent avait bien trop emmêlé ses cheveux. Elle resta un moment à se regarder dans le miroir avant de prendre une inspiration et de sortir de la salle de bain. Elle vint retrouver Julian et lui sourit.

Merci, souffla-t-elle, pour... pour tout ça.

Tout ça pour la surprise, le baiser sur la plage, la chambre d'hôtel, sa simple présence...

La mitraille du vent contre la fenêtre grondait délicieusement. Julian n'avait presque pas entendu Lucy qui l'informait de sa soudaine disparition. Cependant alarmé par ses pas, il la regarda s'enfuir et s'enfermer dans la salle de bain. Quelques secondes passèrent durant lesquelles Julian ne pensa strictement à rien. Dieu que c'était dérangeant, de n'avoir rien à cogiter ! Mais heureusement pour le King, ses doutes vinrent l'assaillir presque aussitôt. Ses plans s'étaient arrêtés aux choix de l'hôtel. Il n'avait pas songé au déroulement des opérations une fois dans leur chambre. Alors c'était le flou total, une intense confusion dans son esprit quant au « que faire » et « comment ». Certes il l'avait embrassée, sur la plage. Mais c'était une impulsion ; le genre même que Julian passait sa vie à fuir. Il lui fallait du contrôle, des prévisions. C'était d'ailleurs là le problème ; Julian n'avait rien en tête pour la suite. Il ne savait pas non plus ce que Lucy attendait de leur soirée. Pas de ça, en tout cas. Lucy était une romantique, suffisamment pour apprécier le temps et les étapes que l'on franchit une à une. Il voyait à quelques choses près la vie de la même manière, préférant aller doucement. Il ne se sentait pas assez serein pour accélérer la cadence. Déjà qu'il venait de faire des folies avec cette expédition inopinée, ce baiser improvisé. Et puis, même si la présence rayonnante de Lucy le rassurait, Julian savait qu'il n'était débarrassé de ses démons pour autant. Risquer, chaque seconde de ce rendez-vous, l'intégrité de Lucy, le rendait fortement anxieux, mais c'était son quotidien. Il ne pouvait vivre en ermite sans éveiller les soupçons, c'était pour cette unique raison qu'il continuait d'évoluer (?) au milieu de la foule. Comme un loup caché dans un élevage de brebis.
Sans s'en rendre compte, Julian avait oublié la baie noire, le vent cinglant, et faisait les cent pas. Il n'avait pas non plus trouvé une réponse à ses interrogations silencieuses. Et Lucy ne lui laissa guère plus de temps, revenant dans le salon. Il s'arrêta net d'arpenter le parquet et la regarda s'approcher. Elle s'était manifestement recoiffée, et elle lui sourit, avant de le remercier. Julian ne comprit pas sur-le-champ de quoi il en retournait, mais hocha la tête. Il était gêné, ses doigts triturés nerveusement, mais s'efforçait de garder son calme.

-Merci à toi aussi... de m'avoir suivi, à la gare, renvoya-t-il en prenant le risque de piquer un fard.

Il y eut un mince blanc, avant que Julian s'oblige à prendre à nouveau la parole.

-Tu veux qu'on fasse quelque chose de précis ? On peut parler, sinon.

Maintenant qu'ils étaient seuls, face à face, tout était plus tendu. Il n'y avait rien pour les distraire l'un de l'autre. Il n'y avait qu'eux, leurs gestes et leurs paroles. Entre eux, tout avait toujours été précaire: leur amitié, leurs retrouvailles, leurs sentiments... Comment étaient ils censés se comporter ? En amis ? En amants ? En inconnus ? Il étaient tous cela à la fois. Lorsque Julian lui demanda ce qu'elle voulait faire, le doute envahit Lucy. Elle regarda autour d'elle: quels choix s'offraient à eux ? L'espace était clos, et les distractions réduites au strict minimum. Que devait elle répondre ? Mais surtout, qu'attendait il comme réponse ? Elle les imagina un instant sauter sur le lit tout en se lançant des oreillers au visage en hurlant de rire, et un sourire apparut sur ses lèvres. Non, c'était inopportun. La proposition qu'il lui faisait était de parler. C'était certainement la meilleure chose à faire. Lucy n'avait envie que de ça: parler, l'écouter, tout apprendre de lui. C'était ce qu'elle avait toujours voulu. Mais par où commencer, et surtout, comment s'y prendre ? Le garçon face à elle ne semblait pas plus à l'aise qu'elle. En tout cas, elle était contente de voir qu'ils étaient sur la même longueur d'onde. Généralement, un garçon qui vous invite à passer une nuit à l'hôtel avec lui a quelque chose derrière la tête. Mais Lucy savait que ce n'était pas le cas de Julian: tout dans son attitude le prouvait, ainsi que tout ce qu'elle savait à son sujet. Il semblait bien l'avoir cernée et se doutait alors qu'elle n'était pas ce genre de filles. Si au début, l'évocation de l'hôtel l'avait décontenancée, elle s'était vite fait une raison: elle ne passerait pas à la casserole ce soir. L'idée que Julian voulait faire les choses lentement la rassura et elle se décontracta sur le champ. Alors Lucy, sans plus hésiter, hocha la tête et prit les mains du garçons. Elle l'emmena avec elle jusqu'à la baie vitrée qui donnait sur l'Océan. Là, elle relâcha son emprise et regarda la pluie battre contre le carreau. Elle se dit qu'ils avaient bien fait de quitter la plage avant le début de la tempête. Sans regarder Julian, le regard toujours porté sur l'extérieur, elle décida de lancer la conversation.

Il se passe quoi, avec ton père ?

Si Julian avait manqué leur premier rendez vous, c'était à cause d'une dispute avec son père. Selon ses dires, celui ci aurait rencontré quelqu'un, chose qui ne plaisait guère au jeune King. Lucy avait envie d'en savoir plus à ce sujet et cela tombait bien, puisqu'ils avaient la nuit devant eux.

A trop naviguer dans les ténèbres, dans cette houle gluante et irritante, Julian avait bien failli perdre tout espoir. Mais elle était apparue, comme un miracle. Fleur à peine éclose aux douces couleurs de soleil. Là où elle marchait, la brume sombre s'estompait. Là où elle avançait, la noirceur devenait douce lueur. Et lorsque Julian avait cessé d'admirer cette poupée de lumière perdue dans les trépas du vide, lorsqu'il s'était enfin décidé à la rejoindre, et à être baigné par son aura, il avait senti son cœur battre à nouveau. Sa douleur avait été apaisée. Le cours du temps rattrapé. Il n'était plus question de survivre ; juste de renaître. Comme une fleur au printemps, après le froid glacial de l'hiver.
Elle prit sa main, le sortant littéralement de ses pensées, et il la suivit pour se poster devant la fenêtre. A nouveau, il plongea dans la baie noire. Le vent frustré de ne pouvoir les attaquer se vengeait sur la fenêtre, en vain. Julian craignait la discussion à venir. Sa proposition avait été naturelle mais tout spécialement dangereuse. Elle n'éprouvait pas des sentiments pour lui pour s'abstenir de le connaître. Elle voudrait savoir, et Julian ne pourrait lui dire. C'était ainsi : même si les ténèbres avaient disparu, il leur réservait une place bien spécial au plus secret de lui. Ce trésor, il le couvait précieusement.
Lucy ne l'interrogea pas sur sa noirceur. Elle préféra se contenter de précisions sur la dispute entre les deux King, celle-là même pour laquelle il n'avait pu se rendre en temps et en heure à leur premier rendez-vous. Il avait tenté d'en raconter les grandes lignes plus tôt dans la soirée, mais Lucy semblait vouloir quelques précisions. Il l'en remercia, parler de son père était bien moins éprouvant comme sujet de conversation.

-Je ne sais plus quand exactement, il m'a invité prendre un café. J'étais plutôt intrigué par son soudain intérêt, mais je ne m'attendais pas à ce qu'il me fasse une telle révélation. Il marqua une pause, se remémorant le moment où il avait compris le sous-entendu, et réalisé que son père pensait à une autre femme que sa mère, En fait, il ne me l'a pas dit clairement, mais j'ai compris que son cœur battait pour une autre femme. J'avoue, ça m'a mis hors de moi. Je l'ai détesté de toutes mes forces.

Sa voix s'était endurcie sur ses derniers mots, et sa main serrée un peu plus autour de sa jumelle. Vraiment, il avait la désagréable impression de revenir trois mois en arrière, de sentir le brise sur ses cheveux, puis l'odeur âpre des chrysanthèmes, et la brûlure de ses larmes déçues. Mais depuis, tant de choses l'avaient fait changé d'avis ; Lucy était l'une des raisons de sa révolution.

-Je n'arrivais pas à passer au-dessus, c'était simplement une trahison, et la pire qu'il pouvait me faire. Mais après deux mois de silence, et ce jour-là bien précisément, il a exigé une conversation. Etrangement, j'étais bien plus à l'aise avec ça, grâce à toi d'ailleurs, et finalement, je lui ai pardonné. Je crois, qu'on a tous le droit de regarder devant soi... et je ne suis personne pour empêcher les autres de faire ce dont je suis incapable.

Sur ces derniers mots, le regard de Julian était venu trouver Lucy. Ce n'était pas un récit bien réjouissant, mais en retraçant son chemin, le jeune homme avait réalisé qu'il y avait encore de l'espoir pour lui. Bien plus que prévu.

Lucy écouta le garçon, attentivement. Ses yeux ne lâchaient pas la vitre transparente pourtant, elle ne souhaitait pas faire peser sur lui plus que ses propres démons ne lui pesaient déjà. Elle comprit qu'un changement s'opérait chez Julian: il n'était pas celui qu'elle avait rencontré au début de sa première année à la fac, mais il n'était pas non plus celui qu'elle avait côtoyé après le décès de sa mère. L'image du phénix lui vint en tête: se pouvait il qu'il renaisse de ses cendres ? Les propos qui sortaient de sa bouche, en tout cas, le laissaient entendre. Il parlait du conflit avec son père au temps passé, mais surtout, il parlait de sa haine au temps passé. Lucy, doucement, hocha la tête. Imaginer son propre père avec une autre que sa mère lui était impossible. Mais qu'en serait il le jour où elle disparaîtrait ? Avait elle le droit d'empêcher à son père d'être heureux ? Et Julian, l'avait il ce droit là ? Pas plus que n'importe qui d'autre. Sa famille avait connu l'une des plus grandes tragédies: la perte d'une mère. Mais chacun, un jour, devait s'en relever. Seul, ou grâce à l'aide quelqu'un. Je crois, qu'on a tous le droit de regarder devant soi... et je ne suis personne pour empêcher les autres de faire ce dont je suis incapable. A ces mots, Lucy tourna la tête vers lui.

Mais Julian, tu ne crois pas qu'il est temps pour toi de faire comme lui ? d'avancer ?

Qui était elle pour lui donner des conseils ? pour lui indiquer comment faire ? pour se mettre un instant à sa place ? C'était présomptueux de sa part, mais au fond, Lucy savait qu'il avait déjà fait le plus gros du chemin. Ce qu'il avait fait pour la conquérir en était la preuve. Alors s'il avait besoin qu'elle le pousse un peu pour qu'il aille plus loin, elle le ferait. Après tout, il avait déjà mentionné à plusieurs reprises l'aide - involontaire - qu'elle lui avait apportée. Et c'était tout ce qu'elle voulait: lui venir en aide, retrouver ce Julian simple et souriant d'autrefois. Certes, jamais il ne redeviendrait comme avant, mais elle le souhaitait plus heureux, tout simplement. De fil en aiguille, la discussion glissait du conflit avec le père aux problèmes du fils. C'était ce qu'elle avait espéré: aborder le véritable souci, frôler la véritable épine. Le tout était de savoir s'il la laisserait faire, ou non.

Une drogue ; il n'y avait pas de meilleure comparaison que celle-ci. L'effet que produisait Lucy sur Julian était terriblement euphorisant ; mais aussi parfaitement apaisant. Quiconque autre qu'elle prononcerait ces mots, Julian serait parti au quart de tour. Il détestait qu'on le critique sur ses actes : personne ne pouvait le comprendre. Personne n'avait vécu la douleur, jour après jour, la morsure amère des regrets qui ne s'efface jamais. Et quand bien même il ferait face à un orphelin, il pourrait lui répondre : non, tu ne sais pas. En effet, l'empathie de ces gens était bien fortuite ; ils n'avaient connaissance que du stricte minimum, de ce qu'ils avaient bien voulu voir et accepter de la réalité. Mais Julian avait su, lui. Il n'avait pas fermé les yeux, il n'avait pas pansé sa plaie. Il serrait les dents comme un forcené, prêt à vivre avec ses souvenirs pour l'éternité. Alors, qu'on le juge avec pleine conscience des faits, c'était une chose compréhensible, qu'il acceptait. Mais qu'on le bride, lui, avec des sermons, des « tu devrais », ou des jugements pathétiquement vides de sens, non. Il se le refusait. Que ces aveugles pensent, il ne pouvait rien y faire. Mais qu'ils viennent le provoquer, quelle témérité !, et ils recevraient le courroux de clairvoyant. Celui qui se ment chut face à celui qui sait. Du moins, c'était ainsi que les choses se passaient, ordinairement.
Mais Lucy n'était pas ordinaire pour un sou, et Julian l'avait su très vite. Il avait perçu sa capacité à faire tomber sa rage. Elle était le baume nécessaire à ses blessures, et elle comblait naturellement ce vide en lui, de sorte qu'il n'ait plus besoin d'être agressif. Elle ne comprenait pas, elle ne le pouvait pas. Mais elle n'acceptait pas la visière ; s'efforçait d'ouvrir les yeux. Et ce malgré la peur animale qui devait rugir en elle. La brebis craint la présence du loup, même si elle ne décampe pas et feint ne pas être dérangée. Julian l'en remerciait, et hésitait même à faire de cette imprudente sa proie. C'était bien plus amusant de voir la peur suinter par tous les pores de l'épiderme de ces bêtes inquiètes et paranoïaques, de courir après leur corps tremblants, de planter ses crocs dans la chair tendue et humide. Julian sentait qu'à vouloir l'accepter tel qu'il était, Lucy se protégeait de lui. Elle ne s'en rendait certainement pas compte, mais il ne la considérait plus comme une brebis perdue dans son troupeau. Elle était la brebis, celle qui deviendrait son unique amie, celle qui partagerait ses festins royaux, celle qui rendrait son existence plus légère et savoureuse.

-J'en ai envie, je te jure. Mais ça me paraît vraiment... impossible. Enfin, seul, ça me paraît impossible. J'ai besoin de toi à mes côtés, Lucy. Je suis éperdument convaincu de ça.

Julian avait baissé son regard vers la brunette, son ton s'était presque fait suppliant. Elle devait comprendre que rien n'allait être facile. Il souffrirait à coup sûr, elle certainement aussi. Mais ils sortiraient ensemble ; Julian s'en sentait presque capable.

Après avoir prononcé ses derniers mots, Lucy se pinça les lèvres. Elle appréhendait la réaction de Julian... Il était si imprévisible, si impétueux parfois. Il était connu pour ses excès de colère lorsqu'on venait à aborder le sujet sensible qu'était le décès de sa mère. Il avait pour habitude d'envoyer paître tout impertinent, quel qu'il soit. Lucy était quasiment certaine d'être la cible de ses remarques acerbes cette fois ci. Elle l'avait cherchée: on n'amenait pas Julian King en terrain miné sans prendre de risques.
Mais, contre toute attente, il ne la cribla pas de reproches. Non, il approuva ses propos et même, tout dans son regard et dans sa voix semblait la supplier. La supplier de lui venir en aide. J'ai besoin de toi à mes côtés, Lucy. Les larmes lui montèrent aux yeux d'un coup. Jamais personne n'avait témoigné de tant de confiance en elle. S'il avait besoin d'un guide pour l'aider à avancer, elle serait ce guide. S'il avait besoin d'un phare pour le mener à bon port, elle serait ce phare. S'il avait besoin d'une main à serrer lorsqu'il aurait peur, elle serait cette main.
Lucy passe un bras autour de sa taille et l'attira contre elle. Elle ne savait pas quoi répondre, elle n'avait rien à répondre. Ce simple contact physique suffirait à lui faire comprendre que oui, elle acceptait la mission, aussi dangereuse soit elle. Elle referma son étreinte et posa la tête contre son torse.

Ca ira, je te le promets, dit elle dans un souffle.

Et Lucy mettait un point d'honneur à toujours tenir ses promesses.

A son aveu suivit le silence. Durant quelques secondes, Julian sentit les questions apparaître et se bousculer dans sa tête. Il avait fondé trop d'espoir sur Lucy, témoigné tant de confiance en elle. Il était tout à fait possible que cela l'ait heurtée, qu'elle réalise enfin le bourbier dans lequel ils allaient s'enfoncer, main dans la main. Voulait-elle rebrousser chemin et rentrer seule à Magnolia ? Tout annuler, l'oublier ?
Une petite main vint se glisser dans son dos, et la petite force qui lui était associée l'obligea à se rapprocher de la brune. Un instant surpris, le King laissa échapper un profond soupir de plaisir et de soulagement mêlés. Elle n'exprimait pas son désir de fuir la situation et le King par la même occasion, bien au contraire. Et le garçon en était terriblement heureux. Il referma presque naturellement ses bras autour de la brune, légitimant sa présence chaque seconde un peu plus, et posa doucement son menton sur le haut de son crâne. Le calme au dehors appela celui au dedans, et Julian n'entendit bientôt plus les questions qui venaient s'accumuler et l'alourdir. Il en profita, conscient que cette pause ne durerait pas. Car dès que Lucy se serait éloigné d'un pas, les démons reviendraient le hanter et insinuer leurs doutes noirs dans sa tête. Et il vivrait assailli par des questions sans réponses, jusqu'à ce que la brune fasse de nouveau son apparition.
Il l'entendit murmurer et dut déchiffrer ses mots. Mais l'intention vint lui transpercer le cœur. Elle lui promettait. Julian ne savait pas s'il devait s'en réjouir ou commencer dès maintenant à paniquer. Les promesses, il n'osait y croire. Elles étaient rangées sur la même étagère que les miracles et couvertes par une couche de poussière impossible. Il ne venait jamais nettoyer cette armoire-là. A quoi cela aurait-il pu lui servir, de croire aux fantômes et aux petits hommes verts ? La vérité était toute autre, et la réalité dans laquelle Julian vivait n'acceptait pas les croyances et superstitions de ce genre. La chance tout au plus, mais rien d'aussi beau qu'une promesse tenue. Alors quoi, en plus de le tirer de sa marée noire, Lucy venait aussi dépoussiérer son placard à bonheur. Et il fallait qu'il la laisse faire sans rien dire, car au fond de lui : il avait tellement confiance en elle qu'il se persuadait qu'elle ne lui mentait pas. Elle tiendrait cette promesse folle : « Ca ira ».
Il serait resté là, immobile, à jouir de la chaleur de Lucy et de la symphonie de leurs cœurs et respirations aléatoires, mais c'était sans compter sur son estomac, qui osa s'éveiller en ces temps silencieux. Un gargouillis à peine audible mais qui témoignait de la faim ressentie par le garçon. Il rougit à peine avant de murmurer : « J'ai faim. » Pragmatique, non ?


***

Avaient-ils dormi ? Julian n'en était bien réellement certain et pourtant, ses courbatures lancinantes dans le dos et la nuque semblaient bien lui confirmer qu'il s'était assoupi. Son réveil sonnait depuis quelques minutes avant qu'il ne rassemble des forces pour l'éteindre. Un regard à l'heure l'éveilla parfaitement. Il se redressa comme un ressor : il fallait qu'ils prennent le train, pour que Lucy soit à l'heure chez les Wainwright. C'était le deal, et ce qu'il lui avait promis. Son planning en tête, Julian n'avait plus qu'à trouver la brune...

Lucy s'était réveillée un peu avant Julian, elle s'était étirée et puis avait regardé le jeune homme à côté d'elle dormir quelques instants. Il lui fallut se donner du courage pour se lever et filer prendre une douche. Tandis que l'eau brûlante se jetait contre sa peau nue, elle pensa à la nuit qu'ils venaient de partager. Leur première nuit d'amour. Suite à leurs confessions, il avaient mangé tout en se racontant des bêtises et en riant à gorge déployée. Puis, les oreillers avaient accueilli leurs confessions prononcées à voix basse dans la pénombre. Elle se rappelait l'envie folle qu'elle avait eu alors de l'embrasser. La nuit s'était étirée lentement et ils avaient fini par s'endormir l'un à côté de l'autre tandis que le soleil pointait le bout de son nez.
Lucy sortit de la douche et s'enroula dans une serviette douce et chaude. Elle attacha ses cheveux mouillés en un chignon et remit les vêtements de la veille. C'est alors que l'on toqua à la porte. Elle de dépêcha d'aller ouvrir au service de chambre: un garçon en uniforme leur apportait le petit déjeuner. Après qu'il s'en est allé, Lucy vint doucement réveiller Julian qui peinait à émerger.

Eh, le petit déjeuner est servi, chuchota-t-elle à son oreille.

Il ne semblait pas super réactif, tant pis pour lui ! Elle apporta le charriot au bord du lit, s'y installa et attrapa une tartine qu'elle s'appliqua à dévorer. Une fois terminée, elle servit du café dans deux tasses et en tendit une au jeune King. Il allait lui falloir de l'énergie pour repartir ! Lucy, elle, n'en avait guère besoin, le manque de sommeil avait tendance à l'exciter et elle s'était transformée en pile électrique.

Le regard encore embrumé par le sommeil, Julian eut du mal à s'habituer à la lumière. Il avait peu mais bien dormi, et aucun cauchemar n'était venu perturber sa nuit. Mais la réalité harassante venait le rattraper, elle et les responsabilités qu'il avait à assurer. Ramener Lucy avant midi, comme Ginerva le lui avait demandé. La rouquine fort émue par les intentions du King, avait juré s'occuper de ses parents pour laisser un peu de liberté à sa chère colocataire. Julian n'avait nulle idée des magouilles de Ginny, mais il lui faisait confiance. En arrivant à midi, Lucy n'aurait aucun souci à se faire vis-à-vis des Wainwright. Il avait regardé les horaires des trains, l'un d'eux quittait la gare d'Atlantic City à dix-heures vingt-deux pétantes, et pouvait ramener Julian et Lucy à Magnolia à temps. Il perçut du bruit et s'efforça d'ouvrir pleinement les yeux. Lucy était là, nul besoin supplémentaire de la chercher à travers la suite où ils avaient fait plus ample connaissance, précédée d'un chariot sur lequel un petit déjeuner fort appétissant l'attendait. L'âpre odeur du café vint éveiller son palais, le jeune homme se hâta de prendre la tasse dans laquelle Lucy avait versé le liquide noir et voluptueux. Il y rajouta un nuage de lait, qui traça son chemin clair dans la tasse, comme un tourbillon lacté et sucré. Julian n'aimait pas tellement le café, trop amer pour sa pauvre petite langue. Mais il ne pouvait nier que la boisson avait des effets excitant, et que souvent, il s'en servait des litres juste pour pouvoir travailler plus longtemps.

-On s'est endormis tard ? Demanda-t-il finalement, n'ayant lui-même aucune idée de la réponse.

Il but quelques gorgées de son café pour émerger plus rapidement, puis, les jambes repliées en tailleur sous le drap, fit son choix entre les différentes tartines et confitures. Croissant ou pain frais ? Beurre confiture ou miel ? Abricots ou gelée de framboises ? Le King n'était pas friand des dilemmes du matin, mais il s'efforça de ne pas faire durer son hésitation. Il s'empara d'une tranche de pain sur laquelle il fit couler du miel doré et brillant. Il croqua à pleine dents. La discussion était ponctuée par les bouchées insatiables, mais Lucy et Julian réussirent à décocher quelques phrases. Après une nuit de secrets tendrement dévoilés, d'impressions et de libérations, ils semblaient bien plus à l'aise l'un avec l'autre.
Il profita de cet instant de douceur avec délectation, tout en pensant à ce qu'il se passerait dans quelques heures. Est-ce qu'une fois rentrés à Magnolia, Julian et Lucy retourneraient à leurs vies respectives, séparés par le train-train quotidien et par les regards inquisiteurs ? Ou bien se mettraient-ils en couple, comme pouvaient l'être deux jeunes gens ordinaires ? Julian se posait bien des questions, mais se refusait tout simplement à les exprimer à voix haute. « Qui vivra verra. », c'était le dicton tabou, qui désormais, prenait tout son sens.
Quand la tasse de café fut vidée, accompagnée de deux ou trois tartines, Julian sortit du lit. Il était vêtu torse nu, uniquement vêtu de son boxer, mais étrangement, il n'était pas si pudique qu'on aurait pu le croire. Il ramassa ses habits et prévint Lucy qu'il filait dans la salle de bain.

Je n'ai pas regardé l'heure, mais oui il était tard je crois... répondit Lucy à la question que Julian venait de lui poser.

Une fois le petit déjeuner englouti, Julian se leva enfin et partit prendre une douche. Lucy termina tranquillement son café, puis se chargea de réunir les maigres affaires qu'ils avaient apportées. Un rapide tour de la chambre et tout était rangé ! Elle revint s'asseoir sur le bord du lit et finit par s'y allonger, les yeux rivés sur le plafond, attendant patiemment que le garçon sorte de la douche. Cette soirée, ainsi que la nuit qui suivit, avaient été magiques. Un instant, Lucy pensa même à se pincer pour s'assurer de la réalité des choses mais se ravisa. Si c'était un rêve, il était bien trop délicieux pour choisir d'y mettre fin volontairement.
Julian ne tarda pas à ressortir, propre et prêt à repartir. Il était temps d'y aller: 10 heures approchait à une allure folle et il était impensable de louper ce train, malheureusement. Car à vrai dire Lucy serait volontiers restée à Atlantic City un petit peu plus longtemps.
Malgré tout, à 10h22, Julian et Lucy grimpaient dans le train qui les ramenaient à Magnolia Crescent. Une fois assise et installée, Lucy tourna la tête vers son voisin et lui dit:

'veux pas rentrer... avec la mine boudeuse qui allait avec.

Elle soupira et posa la tête contre l'épaule du King. Elle savait que si elle fermait les yeux, il ne faudrait pas longtemps avant qu'elle s'endorme, bercée par le cahotement du train. Alors elle préféra regarder par la fenêtre, et sans tarder le train se mit en marche. On quitta la gare, on quitta la ville, et le long des rails de chemin de fer défilèrent les arbustes, les arbres et les prés. Lucy avait le sentiment de revenir d'un long voyage. Leur escapade à Atlantic City avait été de courte durée. Pourtant, beaucoup de choses s'étaient produites, beaucoup de choses importantes aux yeux de la brune, qui rendaient cette nuit bien moins éphémère qu'elle aurait pu l'être.

La gare était telle qu'ils l'avaient quitté la veille, quoique un peu plus ensoleillée. Ils pouvaient voir comme elle était petite et peu fréquentée, surtout aux alentours de dix heures. Sans rechigner, ils grimpèrent dans le train, celui-là même qui les conduisait à Magnolia Cresent. Julian ne savait dire s'il était triste ou heureux, car la nuit de confidence et de tendresse qu'il avait partagé avec Lucy l'emplissait d'une allégresse touchante. Seulement, le rêve semblait enfin prendre fin, et la réalité revenir au galop, pour faucher les deux jeunes gens dans leurs délires et contrôler leur cœur et leur âme. Finalement, Julian devait s'avouer chanceux d'avoir pu profiter d'une soirée d'aventure et de confiance. Il n'avait d'ailleurs pensé que ce pourrait être possible un jour.
Dans le train, confortablement installés comme à l'allée, Lucy vint se lover contre le brun. Elle susurra son envie de ne pas rentrer, il aurait certainement répondu la même chose, si ses gestes n'avaient pas parlé à sa place. Car instinctivement, mu par une force étrange -l'amour ? Quelle bonne blague-, Julian posa sa tête sur celle de la jeune fille. Il s'obligea à fermer les yeux pour s'imprégner de cet instant, et comme pour sceller ces douces secondes dans leur mémoire, entrelaça ses doigts avec ceux de la Roberts. Ils étaient là, comme les héros d'une comédie romantique, de celle que Lucy devait tant apprécier, Roméo et Juliette des temps modernes, séparés non pas par des desseins familiaux et rivalités, mais par la noirceur et le chagrin, ingrédients difficilement associables avec l'amour.
Julian crut qu'ils s'étaient assoupis, ainsi unis, car le trajet lui sembla bien court. La voix nasillarde d'une femme annonça l'arrivée du train en gare de Magnolia Cresent. Le garçon sentit ses mâchoires se tendre. Ils allaient bientôt se quitter, et s'il voulait repousser l'échéance, il savait que c'était peine perdue. Aussi, lorsqu'ils purent enfin quitter le wagon, Julian s'interdit à prendre la main de Lucy de lui-même, malgré l'envie qui le rongeait de la garder près de lui. Il ne voulait pas se risquer à essuyer un refus et à sentir son cœur exploser trop tôt. Ils marchèrent jusqu'au même endroit, précisément, où ils s'étaient retrouvés.
Julian réalisa que son cœur avait les mêmes attentes. Il voulait qu'elle lui pardonne, qu'elle l'accepte, qu'elle lui dise oui et ose partir sans sac ni bagages avec lui. Qu'ils fuient cet univers et ces gens qui ne semblaient rien comprendre. Qu'elle l'aide à balayer les ténèbres, qu'elle l'aime avec ce monstre affamé au creux de ses entrailles, qu'elle prenne sa main, envers et contre tout. Il plongea son regard dans le sien, et attendit de voir ce qu'elle comptait faire. Lui, n'avait aucune idée de comment agir. Son cœur et sa raison se déchiraient, et c'était bien tout ce qu'il comprenait.

Bientôt le train entrait en gare de Magnolia et c'était à contre coeur que Lucy en descendait. Elle appréhendait le moment des au revoirs depuis le début de leur virée et elle devait désormais y faire face. Cela signifiait assumer, à Magnolia, les conséquences de ce qu'il s'était passé à Atlantic City. Mettre les choses au clair, ça n'avait jamais été ce que Lucy préférait. Une appréhension monstrueuse la gagnait tandis qu'ils marchaient côte à côte sur le quai. L'écriteau indiquant la sortie de la gare lui donnait mal au coeur, littéralement. Qu'attendait il d'elle ? Que voulait il ? Il ne lui accorda pas un regard à partir du moment où son pied toucha le sol. Devait elle prendre cela comme un mauvais présage ? Etait il prêt à avancer à ses côtés comme il le lui avait dit la veille ? A Atlantic City, tout avait semblé plus facile. Maintenant qu'ils étaient rentrés, les doutes l'assaillaient à nouveau. Elle était toujours aussi sûre de ses sentiments pour Julian, mais cela n'éradiquait pas les doutes quant à leur possible relation. S'attacher à lui signifiait s'attacher à ce quartier, et donc s'attacher à la possibilité de souffrir encore.
Elle poussa le tourniquet, marcha un peu et arriva sur le trottoir, devant la gare, à l'endroit même de leurs retrouvailles quelques heures auparavant. Cela lui semblait remonter à des années. Quantitativement, cela ne remontait qu'à une vingtaine d'heures tout au plus... Elle s'arrêta, hésitante, et se tourna vers Julian. Lui, était déjà arrêté et la regardait. Que faire ? Lucy se mordilla la lèvre, prise d'angoisse. Les gens passaient près d'eux, de part et d'autre, quittant un à un la gare pour vaquer à leurs occupations. Se rendaient ils seulement compte du déluge de sentiments que provoquait le regard de Julian en Lucy ? Certainement pas. Ils ne seraient pas aussi indifférents si c'était le cas. Lucy aurait voulu leur dire, leur crier, de faire un peu moins de bruit, de prêter un peu plus attention, d'être un peu moins absorbés par leur misérable vie. Elle attendit que ces gens s'en aillent, réfléchissant pendant ce temps là à ce qu'il lui fallait dire. Elle était certaine que cette fois ci, ce ne serait pas Julian qui prendrait la parole. Elle voyait dans ses yeux la peur qui le rongeait. Une peur indicible, certainement plus grande encore que celle qui l'animait elle. Touchée par cette détresse, prise d'un élan d’héroïsme sans pareil, Lucy s'approcha, agrippa son t-shirt du bout des doigts et l'embrassa.
Si lui avait des doutes, elle, n'en avait plus. A vrai dire, elle n'en avait jamais eu. Elle voulait être avec Julian, envers et contre tout. Envers et contre sa haine et sa souffrance, sa lutte et sa vengeance. Peut être était ce une grave erreur stratégique, mais elle choisissait d'en prendre le risque. Il ne restait plus qu'à savoir si lui aussi, après ses belles paroles de la veille, la désirait autant qu'il le prétendait.

Plus nerveux, dubitatif même, était impossible. Julian sentait son cœur se serrer littéralement dans sa poitrine. Ses battements saccadés traduisaient tout aussi bien ses frissons terrifiés. Il aurait aimé être de ceux qui savent rester impassible dans toutes les circonstances ; mais son corps le trahissait la moindre émotion.
Son regard s'agitait, mais il s'obligeait à ne regarder qu'elle. A se demander ce qu'il voulait, et ce qu'il ne voulait pas. Ce dont il avait besoin, et ce dont il pouvait se passer. Les réponses venaient à lui claires comme de l'eau de roche. Lucy, il ne désirait qu'elle, ne voulait qu'elle, ne rêvait que d'elle, n'avait besoin que de sa personne. Mais elle ? Qu'espérait-elle ? Il n'eut pas le temps de lui poser la question qu'elle s'était accrochée à son pull. Suspendue là, son contact électrisant, elle scella leur destin dans un baiser. Furtif, passionné, amoureux aussi. Empli d'espoir et d'attentes, de pardons et d'attentions. Du pire comme du meilleur. Julian accompagna les lèvres de Lucy jusqu'à ce qu'elles se séparent des siennes. Il garda les yeux fermés, sa bouche étirée en un sourire ravi et soulagé, encore quelques secondes.

-Je...

Il ne savait pas quoi rajouter. Il avait tant de choses à dire, mais par quoi commencer ? Alors, dans une impulsion de romantisme peut-être, mais aussi de reconnaissance, Julian rapprocha à nouveau son visage de celui de sa douce. Il captura ses lèvres dans l'espoir de ne jamais les libérer. Mais rapidement, il dut se faire une raison. Lucy était à lui, il pourrait revenir à cet instant des dizaines de milliers de fois. Ils créeraient une relation de confiance, et alors il pourrait se libérer de cette Chose, à l'Intérieur. Elle serait la clé pour ôter les verrous de ses chaînes. Elle serait l'amour pour réparer son cœur brisé. Elle serait le temps, qui reprenait doucement son cours normal.
Il inspira une dernière bouffée de son parfum si sucré, et décida qu'il fallait la laisser partir. Elle devait rentrer chez les Wainwright, il le lui avait promis.

-Je t'appelle, souffla-t-il en l'embrassant une fois de plus.

Puis, il fit un pas de recul, pour la laisser partir, lui laisser de l'avance. Il la rejoindrait, il chercherait à la revoir, parce qu'il le savait, elle était tout. L'Ombre en lui voulait d'elle, voulait sa lumière pour exister. Elle le salua en souriant, avant de s'éloigner. Le cœur de Julian voulut lui crier de revenir, mais était victime d'un mal plus grand encore que l'absence : l'espoir de la revoir.